souffles
numéro 5, premier trimestre 1967abdellatif laâbi : Diwan Sidi Abderrahman Mejdoub de Taïeb Seddiki
photo : melehi
pp. 40-44
La quatrième représentation de la pièce de Taïeb Seddiki: "Diwan Sidi Abderrahman Mejdoub", au Théâtre Municipal de Casablanca, s'est déroulée avant et au cours du spectacle dans une atmosphère à la fois imprévisible et inhabituelle dans le piétinement morne de la vie théâtrale et d'une manière générale culturelle au Maroc.
Pendant que le guichet était encore pris d'assaut par une foule nombreuse, les comédiens étaient installés sur scène. Pas de rideau. Public et comédiens échangeaient divers propos accentués par un chant ou une attaque de tambours.
La représentation débuta bien plus tard que prévu après un vote dans la salle. Et l'enchantement commença, s'installa, oppressant tout sens critique, tout intellectualisme.
C'est cela qu'on peut appeler communication.
Le projet avait été le suivant : présenter dans le genre du Bsat le "Diwan de Sidi Abderrahman Mejdoub", poète populaire du XVIe siècle (mort en 1565) dont l'oeuvre orale continue, malgré toute cette distance temporelle à être présente dans la vie quotidienne des peuples marocain et maghrébin.
Comme beaucoup de célébrités maghrébines, comme pour Ibn Khaldoun par exemple, El Mejdoub est aussi un de ces héros que chaque pays du Maghreb revendique et qui, par l'instabilité de leur vie, leur errance au hasard des pouvoirs, des exactions ou simplement par goût de l'aventure et de la connaissance ont livré à chaque portion de la terre maghrébine un legs qu'elle conserve comme partie constitutive de son patrimoine. Une personnalité comme celle de Mejdoub, démontre bien une communauté linguistique, psychologique et culturelle dont les peuples maghrébins sont conscients et qui s'impose assurément lorsqu'on aborde ces problèmes avec le sens critique nécessaire, avec l'esprit refondateur des sciences humaines coloniales. Ainsi, Si Mejdoub est né à Tit, sur la bordure du Maroc Atlantique, entre El Jadida et Azemmour, si la langue où ont été conçus ses quatrains a été influencée par le dialecte arabe algérien, s'il a passé une partie de sa vie en Tunisie et en Algérie, nous voyons largement qu'un souffle commun a traversé le Maghreb, que ce sont les réalités maghrébines dans leur ensemble qui sont concernées, passées au filtre d'un esprit et d'une psychologie exceptionnels et transmis. La pièce de Seddiki n'a peut-être pas mis en relief cet aspect de l'oeuvre et de la personnalité mejdoubiennes. Mais elle avait d'autres mérites.
Le premier, et celui qui a été souvent répété autour de nous c'est d'avoir remis en mémoire, d'avoir redonné une dimension d'actualité à un poète maghrébin authentique dont l'oeuvre sauvée partiellement grâce à quelques recueils et monographies était tombée dans l'usage de consommation anonyme. L'oeuvre de Mejdoub a nourri les langues populaires maghrébines d'un certain nombre de proverbes, de tournures, de mots et de formes. Mais comme toute oeuvre de cette facture, ne comptant que sur la mémoire pour sa transmission et sa sauvegarde, elle s'exposait à la dilution, à la perte de son identité.
La remise en mémoire est incontestable, voire heureuse. Mais elle ne saurait suffire Si l'on se contente d'accoler un nom à une oeuvre. il se pose dès lors le problème d'appréciation, de jugement de cette oeuvre et de son créateur. Ce qui nous intéresse, c'est de savoir dans quelle mesure Seddiki est arrivé à réexhumer la véritable dimension de la personnalité, de l'oeuvre et du testament humain et littéraire de Mejdoub.
Nous aurons exposé là le premier dilemme et le plus important que cette pièce nous pose.
Les sources
La première source de la pièce de Seddiki, nous l'avons déjà signalé, est le substrat mejdoubien dans les langues maghrébines d'aujourd'hui. L'utilisation de cette source primordiale peut comporter certains risques (déformations, passages apocryphes). La source consignée et fixe est cependant, de l'aveu de l'auteur, la monographie de J. Scelles-Millie et B. Khelifa "Les quatrains de Medjoub le sarcastique" poète maghrébin du XVIe siècle (1).
Cette étude est elle-même une synthèse à la fois sélective et enrichie de monographies et de recueils antérieurs, notamment le travail de H. de Castries qui a recueilli le premier les textes arabes de Mejdoub, traduits en français et publiés en 1896, le recueil du Cheikh Mohammed Ibn Azzouz Hakim traduit en espagnol (1956), celui du Cheikh Nour Eddine, professeur à la Médersa d'Alger, enfin l'édition de proverbes de Mejdoub rapportés par M. Ben Cheneb dans son ouvrage "Proverbes arabes de l'Algérie et du Maghreb" (1900).
L'étude de Scelles-Millie, si on met de côté son mérite d'avoir réuni les travaux antérieurs et les avoir enrichis de quatrains inédits, n'a rien de particulièrement exaltant. Elle nous rappelle par sa méthodologie, son système des tiroirs, les classiques essais sur les classiques qu'on dissèque en périodes et thèmes. Ceci pour ne pas donner plus d'ampleur qu'ordinaire à une source qui ne saurait être autre chose qu'une matière première.
La création dramatique
Nous verrons tout à l'heure l'utilisation par Seddiki de cette matière sur le plan scénique. Sur le plan de la création littéraire, de la dramaturge, il nous a semblé que l'utilisation de la matière poétique et proverbiale a été de peu d'envergure. Seddiki s'est contenté, de son propre aveu d'ailleurs, (et nous apprécions cette honnêteté intellectuelle de sa part) de nous présenter un diwan. Mais la création dramatique est bien différente de l'agencement scénique d'un récital. Et il est bien évident que nous n'étions pas venus écouter un récital poétique. Les audaces scéniques de Seddiki étaient incompatibles avec les limites de ce genre de manifestation.
Concrètement, on pencherait à croire que Seddiki a quelque peu bâclé le fond de création littéraire. Il s'est contenté sur ce plan d'une thématique fidèle à la monographie de Scelles-Millie (morale, amour, femmes, amitié, animaux, foi, etc...). Cette thématique, astucieusement sauvée sur le plan scénique par un certain nombre de techniques (rotation des comédiens autour de Mejdoub, système de l'interview du conteur), demeure pauvre sur le plan créateur. Elle sent l'artifice du recueil, son rationalisme pédagogique. Elle ne rend pas toujours compte d'une progression psychologique, d'une aventure personnelle de prise de conscience avec ses hésitations, ses déboires, ses moments d'angoisse et de clarté. Mejdoub a été à plusieurs occasions limité à un simple récitant sans stature. Sa personnalité profonde était dévorée par sa propre littérature.
D'autre part, et notre reproche sera là plus véhément, cette relative pauvreté dans la création dramatique apparaît plus nettement encore dans la mise en situation et du personnage de Mejdoub et du déroulement de l'action. On aurait pu croire à une volonté de l'auteur de faire mouvoir sa pièce et ses personnages dans un intemporel historique pour montrer la pérennité de la présence et de la sagesse de Mejdoub. Mais Seddiki nous permettra de n'en croire rien. L'intemporalité a été rompue à plusieurs reprises dans l'évocation d'événements historiques précis. Nous voulons dire que Seddiki, pour des raisons purement scéniques a ôté malgré lui à l'action et au personnage central une véritable dimension historique. Le technicien chez Seddiki a encore prévalu.
Nous aurions aimé voir dans cette pièce (et cela, seul un dramaturge aurait pu le réaliser) un témoignage plus épais. A ces fins, tout un travail d'élaboration était nécessaire, toute une atmosphère était à créer, toute une série de situations et de rapports aurait dû être préétablie.
Dans ce "Maghreb apocalyptique du XVIe siècle", comme le dit Scelles-Millie, l'aède maudit que fut Mejdoub aurait pu trouver une représentativité, une réalité historique plus grande. Le revers musulman en Espagne, la menace coloniale hispano-portugaise, la désintégration intérieure du pouvoir central, la flambée maraboutique en connexion avec l'emprise des féodalités, l'inquiétude populaire, le déclenchement de ce mouvement de repli qui aura des conséquences si graves sur l'histoire nationale, toute cette acuité de situations révèle l'exceptionnelle aubaine que représente pour nous aujourd'hui un homme comme Mejdoub, témoin oculaire, témoin à la sensibilité si exacerbée. La dimension et l'épaisseur historiques de Mejdoub ont été amputées. L'amputation a porté sur la conscience clinique qu'avait notre poète de la situation sociale et politique du Maghreb, sur son opposition au pouvoir de l'arbitraire, de l'inégalité, de l'exploitation. Au lieu de mettre l'accent sur cet aspect irremplaçable du témoignage de Mejdoub, Seddiki s'est laissé aller aux facilités habituelles pour le plus grand rire du public et pour la revigoration de sa piété : l'acrimonie de Mejdoub envers les femmes, le beau-fils (Molière encore une fois), toute la liturgie hagiographique. Nous ne cherchons pas à chicaner Seddiki sur le fait que même dans une pièce de ce genre il soit arrivé à télescoper une circonstance (cela n'est pas tellement gênant), mais il aurait dû ne pas faire trop de concessions pour entraîner une communication immédiate et facile, il aurait dû surtout nous restituer une image plus juste de la personnalité exceptionnelle de Mejdoub et du tournant historique non moins exceptionnel dont ce dernier fut un des rares témoins dont le message dénonciateur nous soit parvenu.
La mise en scène
La réussite fut presque totale. C'est de là que vient l'envoûtement exercé par la pièce sur les esprits les plus critiques. Seddiki a réussi avant tout à triompher de la plus grande difficulté que représente, pour un technicien du théâtre, le traitement scénique de la poésie. Les quatrains de Mejdoub "passaient". Pour cela, Seddiki a opté pour la mobilité, la trépidation ; il a essoufflé ses comédiens, leur a extirpé toutes leurs possibilités. Le rythme de la pièce a donné une grande plasticité à la matière poétique, reconnue (surtout dans le cas de la poésie classique) comme matière très peu malléable, statique.
Ce rythme a été obtenu non seulement par un traitement ingénieux de la matière poétique mais aussi par un dosage judicieux de la poésie et du chant. Il a fallu à Seddiki l'adaptation d'un répertoire très riche de chansons populaires marocaines. L'intégration de ce dernier élément a donné à la pièce une intensité rythmique plus variée et plus riche.
L'adaptation du phénomène de la halqa qui fut pourrait-on dire le projet initial de la pièce a été une réussite plus importante encore. Certes, l'idée de cette transposition n'est pas nouvelle. Elle existait dans l'air depuis longtemps, elle a fait l'objet d'analyses, elle existait dans de multiples projets, à l'état fragmentaire dans des pièces antérieures. Mais Seddiki a eu l'avantage de prendre une décision totale, de tenter la véritable expérience. Il a démontré ainsi les possibilités de la halqa et, plus profondément, que l'adoption de la technique traditionnelle n'était pas une fascination folklorique mais bien la reprise en main d'un potentiel artistique très précieux appelé à donner au théâtre marocain des possibilités techniques propres, son véritable souffle. Seddiki a effectué en ce sens une belle démonstration et convaincu ceux qui adoptent une attitude hautaine vis-à-vis de la halqa qu'ils relèguent au rang de divertissements archaïques et grossiers. Mais là encore il y aurait à émettre quelques appréhensions. Seddiki a donné une représentation halqiste dans un théâtre à l'italienne. Pour cela. il lui a fallu beaucoup de courage et d'astuce. Il est arrivé à créer cette intensité de communication de la halqa. Reste à savoir comment il résoudra le problème du dispositif scénique et de la mise en scène dans un théâtre en rond. Enfin, et le problème est alors plus grave, Seddiki qui, au cours de la pièce, fait le panégyrique de la place Jamaâ Lefna, comme source inconditionnelle du théâtre marocain, qui se réclame lui-même comme conteur de halqa, nous a semblé céder à une adoption très peu nuancée. Il ne s'agit pas de contester les principes et la technique de la halqa. Seddiki nous a convaincus de leur caractère révélateur et précieux. Nous visons le contenu de la dramaturge hlaïqiste qui n'est pas sans receler des anachronismes absurdes. Le travail de bourrage de crâne que font certains conteurs, leur littérature larmoyante charriant les plus dérisoires superstitions, sont peut-être une matière valable pour l'ethnologue. Toute une thématique de la halqa est actuellement nuisible puisque maintenant le statu quo dune mentalité en hibernation, d'une psychologie élémentaire. Il ne faudrait pas dans cette démarche de reprise du patrimoine, tomber dans des raisonnements senghoriens de première heure.
En conclusion, on pourrait dire que le Diwan de Sidi Abderrahman Mejdoub ouvre d'immenses perspectives. C'est une pièce-témoin. Elle pose, par sa seule existence, la majorité des problèmes que vit le théâtre marocain à l'heure actuelle et d'autres qui seront amenés, à sa faveur, à être débattus. C'est ainsi qu'elle montre les possibilités techniques qui s'offrent à ce théâtre s'il veut se doter de valeurs propres : la halqa est non seulement un lieu et un dispositif scéniques mais aussi une forme d'expression théâtrale totale, un moyen d'organisation de la plastique humaine dans ce domaine. Cette pièce montre en outre que le handicap majeur de ce théâtre reste la carence en dramaturges véritables du Maroc. Elle a montré enfin les possibilités incontestables de la langue dialectale nationale pour la communication du théâtre.
Toute cette critique demeure tributaire de la connaissance du texte écrit de la pièce qui n'a pas encore été réalisé. Cette connaissance nous permettra certainement de compléter notre communication avec une oeuvre que nous saluons comme un événement dans les balbutiements de notre théâtre national.
1: G.P. Maisonneuve et Larosse, Paris 1966 (Réédition).
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