souffles
numéro 5, premier trimestre 1967driss et nous : questionnaire établi par abdellatif laâbi
pp. 5-10
1. Driss Chraibi, vous avez quitté le Maroc en pleine guerre et période coloniale. Quelles étaient à ce moment là, d'une manière générale, vos préoccupations ? Quelle était votre attitude vis-à-vis des problèmes socio-culturels et politiques de votre pays ?
Mes préoccupations à l'époque n'étaient pas totalement conscientes. J'étais un adolescent qui ne connaissais que deux mondes restreints : celui de la maison (pas de fréquentations, commandait le père) - et le monde du lycée. Mais voici : j'ai toujours été animé par quatre passions : le besoin d'amour, la soif de la connaissance lucide et directe, la passion de la liberté, pour moi-même et pour les autres ; et enfin la participation à la souffrance d'autrui. J'étais un fils de bourgeois, j'étais l'un des rares privilégiés qui pouvaient accéder aux études secondaires. Vous vous rappelez cette époque ? passons... Quand je rentrais du lycée, je voyais des gens assis, des gosses abandonnés à eux-mêmes, des gens qui attendaient on ne sait quoi... Moi, j'étais comme un petit singe, habillé à l'européenne, avec plein de mots et de phrases dans la tête. C'est de cette époque que date ma révolte. Elle a été souterraine pendant des années. Je me disais "Qu'avons-nous fait, nous marocains et arabes, pour avoir donné prise à la colonisation ?" Oui, je me disais : "Les ouvriers qu'employait mon père sur ses terres, ils bouffent un bout de pain." Et j'entendais mes frères dire : "Y en a marre, toujours les tagines." La révolte qui couvait en moi était dirigée contre tout : contre le Protectorat, contre l'injustice sociale, contre notre immobilisme politique, culturel, social. Et puis, il y avait autre chose : ma mère. Rendez-vous compte : je lisais du Lamartine, du Hugo, du Musset. La femme, dans les livres, dans l'autre monde, celui des Européens, était chantée, admirée, sublimée. Je rentrais chez moi et j'avais sous les yeux et dans ma sensibilité une autre femme, ma mère, qui pleurait jour et nuit, tant mon père lui faisait la vie dure. Je vous certifie que pendant 33 ans, elle n'est jamais sortie de chez elle. Je vous certifie qu'un enfant, moi, était son seul confident, son seul soutien. Mais que pouvais-je donc pour elle ? Il y avait la loi, il y avait la tradition, il y avait la religion. A genoux, mes frères. Ce sont des choses qui marquent, à tout jamais. J'ai tellement été marqué affectivement dès l'enfance qu'à dix-neuf ans je ne savais rien de la vie. Pas même qu'il pût y avoir une différence entre un homme et une femme. Voilà, monsieur Laâbi. Je suis parti pour partir, pour m'épanouir en dehors d'un monde fermé et sclérosé. S'il n'y avait eu que le Protectorat et le colonialisme, tout eût été simple. C'est du coup que mon passé, notre passé, eût été simple. Non, monsieur Sartre, l'enfer ce n'est pas les autres. Il est aussi en nous-mêmes. J'ai dit ce qu'il fallait dire sur ce passé, atrocement, et je ne regrette rien. Mais peut-être aurais-je dû n'attaquer que les autres. Et hurler avec les loups, n'est-ce pas ?
2- Il a fallu, depuis votre départ, attendre plusieurs années pour que vous publiiez votre premier roman: "La passé simple". Pourquoi ce cri de révolte, qui semble être un témoignage et une dénonciation de visu, a-t-il été si longtemps contenu ?
"Le passé simple" a été achevé en 1953. Il m'a fallu dix ans pour arriver au bout de ma révolte. Moi, je vais jusqu'au bout. Je n'accepte aucun compromis. Rappelez-vous la fin de ce livre : je partais en Europe à la recherche d'idées neuves, de révolution, de bombes... de quelque chose, n'importe quoi, qui puisse nous faire bouger. Dans les années 30 et 40, qui bougeait au Maroc ? hein ? à part quelques hommes conscients de l'idée de la Nation ? Les grands bourgeois ne faisaient rien. Le peuple se contentait de son sort. J'ai longtemps contenu ma révolte, n'importe quel médecin vous dira qu'il y a des individus qui ont des réactions lentes. J'en suis. Et puis, en 10 ans, j'avais amassé une somme d'expériences et de vie.
3. On vous a attaqué au lendemain de l'indépendance, pour les dénonciations et les choix que vous aviez faits dans ce premier livre. La chronologie de vos réactions nous paraît maintenant avec le recul être quelque peu ambiguë. On a notamment dit à un certain moment que vous aviez désavoué votre roman. Quoi qu'il en soit, le problème du "Passé Simple" mériterait, je crois, d'être définitivement et clairement élucidé.
Voici ce qui s'est passé pour les attaques. Un éditeur mange, gagne de l'argent. Il a fait paraître mon roman en pleine crise marocaine. Du coup, c'est la presse de droite qui s'en est emparée. La presse de droite française - et la presse de droite au Maroc, dirigée par des Marocains. Dois-je vous citer quelques noms ? J'ai connu un mendiant qui du jour au lendemain faisait 1'aumône... Dois-je être plus précis dans mon allusion ? Oui, j'ai eu un moment de faiblesse, je l'avoue, quand j'ai renié "Le passé simple". Je ne pouvais pas supporter l'idée qu'on put prétendre que je faisais le jeu des colonialistes. J'aurais dû tenir bon, avoir plus de courage. Mais je vous le demande : en 1967, est-ce que les problèmes posés par ce livre n'existent pas encore ? Rappelez-vous ce paysan sénégalais qui est allé dire au Président Senghor "Dites, monsieur le Président, quand est-ce qu'elle se termine, l'indépendance ?"
4- Il est devenu classique, en abordant "Les boucs", votre second livre, de parler de la condition des travailleurs nord-africains en France, de leur atroce déracinement et du racisme dont ils sont souvent l'objet. N'y a-t-il que cela ?
Il me semble, quant a moi, que ce livre, ne serait-ce que par son écriture si perturbée, a exprimé aussi un drame plus vaste, celui de votre génération, son exil. Qu'en pensez-vous ?J'étais ingénieur-chimiste quand j'ai écrit "Les boucs". J'aurais pu me contenter de mon diplôme, gagner largement ma vie. D'un seul coup, j'ai tourné le dos à la chimie. Et, moi, fils de bourgeois, je suis descendu vers les travailleurs nord-africains. Avez-vous connu Nanterre des années 50 ? Avec eux, j'ai vécu. Non en témoin, mais l'un d'eux. Il fallait le faire. Il fallait jeûner, un Ramadan éternel...
Pourquoi j'ai fait cela ? Eh bien, je vais vous dire : en 10 ou 11 ans de vie en France, j'avais vu. Constaté. Nos âmes saignaient dans le pays de l'égalité, de la liberté, de la fraternité. Je vais plus loin : j'habite à Aubervilliers. Connaissez-vous Aubervilliers, la rue de la Nouvelle-France ? "Les boucs" sont toujours là, en 1967.
5. Dans "L'âne", vous restez encore attaché à une zone humaine et sociale déterminée, aire qui s'élargit cette fois-ci au monde arabo-musulman. De quelles données et situations de ce monde êtes-vous parti pour concevoir ce livre ? A ce propos, avez-vous ce que l'on pourrait appeler une "pensée politique" ?
Pour "L'âne", j'avais rêvé. Pendant des années. Peut-être ai-je pris mes désirs pour des réalités. J'avais tort. Je voyais l'ensemble du monde arabe et africain acquérir son indépendance. J'applaudissais à tout rompre. Des pieds et des mains. Je me disais, j'en étais si sûr : "Enfin, ce monde qui a souffert dans sa peau va apporter à l'Occident la vraie démocratie, des valeurs spirituelles qui lui manquent, la tolérance religieuse et raciale". Et puis, les indépendances ont eu lieu. J'affirme que, pour la plupart, elles ne sont que nominales. Dans "L'âne", je prévoyais cela, les luttes fratricides, l'impossibilité de constituer un bloc monolithique, la non-promotion sociale ici ou ailleurs, les régimes militaires, et cette espèce de socialisme de flics. Mais allons au fond et considérons ce qui nous occupe, à savoir la littérature - et l'art en général. La littérature, en cette époque de grandes options, doit elle aussi opter. Elle peut soit se faire l'instrument de l'infime minorité qui joue pour le plus grand nombre le rôle du Destin, en exigeant une foi avant tout aveugle, soit se mettre du côté du grand nombre et lui confier son destin. Elle peut livrer les hommes à l'ivresse, à l'illusion et au miracle. Elle peut accroître l'ignorance ou augmenter le savoir. Elle peut faire appel aux forces dont l'efficacité se révèle dans leur capacité de destruction, ou à celles qui s'avèrent constructives. Si j'ai une "pensée politique", c'est bien celle-là.
6. Vous m'avez dit vous-même que "La foule", votre quatrième roman, a été une farce. Comment expliquer ce démarquage par rapport à vos oeuvres précédentes ? On bien croyez-vous qu'il y ait continuité ?
Il y a continuité de mon oeuvre dans "La foule". C'est, si vous voulez, "L'âne" transposé dans le monde occidental. Et puis, au lieu d'être dramatisée, l'action est vue sous l'angle du grotesque. Il me faut, toujours, démystifier les statues et les héros. J'ai pris un chef d'État, je l'ai raccourci, 1 mètre 50 à peine. Je lui ai prêté des phrases textuelles de Qui Vous Savez. C'est en gros l'histoire d'un pauvre type à l'image d'une foule anonyme et sans grande ambition; il devient chef d'État. Et quel chef d'État ... pensez à Popeye. Le voilà donc dans son palais présidentiel en train de donner à ses sujets des... recettes de cuisine. Moi, je dis qu'on ne rit jamais assez dans la vie. Il s'accroche au pouvoir, il est vissé sur son fauteuil, impossible de le "démissionner" .. il a toute la foule pour lui, une foule qui se reconnaît en lui.
7. Votre avant dernier livre "Succession ouverte" me semble être un dernier télescopage de la réalité marocaine, suite logique et tardive du "Passé Simple". Ce livre où vous ouvrez une succession a toutes les apparences d'un testament littéraire en ce qui concerne le choix de cette réalité comme source de témoignage et de création. Est-ce vrai ?
Non, pas de testament, surtout littéraire. Je vais vous expliquer : il m'a fallu 11 ans et 6 livres pour jeter un pont entre mon passé et ce que je suis actuellement. L'image du père a été acceptée, l'image du passé (il y aura fallu du temps), le passé a été démystifié, débarrassé de sa gangue, des idées reçues. Je l'ai enfin assumé. Et j'en suis plus paisible. Mais il m'a fallu livrer un long combat pour savoir qui je suis et ce que je suis et vivre en fonction de ce que je suis. Maintenant, j'ai d'autres sujets de préoccupation. Ma vie s'est divisée en deux périodes : 19 ans vécus au Maroc - 22 ans en Europe. Et il me semble que dans cette dernière tranche j'ai amassé pas mal d'expériences, dont il faut que je parle. Où est la défection, hein ? Plus tard, je reviendrai à la réalité marocaine et arabe. Notamment dans des livres de souvenirs. Mon horizon s'est ouvert, je ne peux pas le refermer.
8. En tout cas, "Un ami viendra vous voir", roman que vous venez de publier, s'enracine sciemment dans les problèmes de la société dans laquelle vous vivez à l'heure actuelle.
Vous avez parlé, à propos de ce livre, de préoccupations et de thèmes universels. Mais peut-on parler d'universalité lorsque les conditions que vous y circonscrivez semblent être spécifiques d'une forme de civilisation et d'une civilisation aux prises avec le despotisme des produits de consommation, avec une technique et mécanisation de plus en plus aliénantes, résultantes caractéristiques d'un long processus d'évolution qui ne concerne encore qu'elle pour l'instant.
Qui verrait dans le drame du bonheur, de l'amour et de la communication que vit l'héroïne de votre livre un quelconque écho de la condition de la femme marocaine, irakienne ou indienne par exemple ?
L'universalité risque à ce moment-là de n'être que l'universalisme envahissant d'une condition humaine restreinte.
Comment donc situer votre livre ?Comment donc, vous restreignez "Un ami viendra vous voir". Libre à vous. Après tout, quand un livre est imprimé, je ne m'en occupe plus. Mais j'ai trop d'estime pour vous et votre revue pour laisser passer cette occasion de dialogue. Oui, la civilisation de consommation est spécifique à un Occident et à une Amérique à la recherche de leurs valeurs profondes. Mais nous tous du Tiers-Monde, ne nous dirigeons-nous pas allègrement vers cette forme de société-là ? Dans ce livre, j'ai donné l'exemple extrême d'une femme qui a toutes les conditions du bonheur et qui ressent un malaise profond. Mais dites-moi : la femme, où qu'elle soit, n'est-elle pas le dernier colonisé de la terre ? Surtout chez nous ? Y a-t-il un vrai dialogue entre un homme et sa femme ? La femme n'a-t-elle pas toujours été considérée comme une fonction ? Se réalise-t-elle autrement que dans une ou plusieurs expériences amoureuses ? Et c'est cela qui est absurde, contre nature. Parce que l'homme oublie trop souvent que sa compagne est autre chose : et d'abord un être humain. Elle est la source même de la vie. Et on la compartimente dans son rôle de ménagère, d'épouse, de mère et de repos du guerrier. Autre chose, ami Laâbi : c'est surtout le tabou sexuel que j'ai dénoncé dans ce livre. J'affirme que la plupart des femmes dans le monde - une sur deux, disent les spécialistes - manquent d'amour parce que leur éducation, leurs parents et cette pseudo-liberté que l'homme leur octroie les nouent dès le départ. Je pourrais vous disséquer un cas clinique. Oh oui, l'homme ne sait pas aimer, même physiquement, et j'ai assez visité en blouse blanche des cliniques psychiatriques pour vous affirmer cela. Là, j'ai vu - cliniquement vu - une humanité marécageuse. N'est-ce pas "Souffles" qui disait récemment (je cite de mémoire) "Nous vivons encore une ère pré-humaine" ?
9. Vous avez été jusqu'à maintenant l'écrivain marocain d'abord, et ensuite peut-être l'écrivain nord-africain le plus attaqué, le plus controversé. Votre oeuvre a donné lieu à des polémiques qui ne vous ont pas laissé indifférent. Elles portent presque toutes sur les points importants suivants:
- dénonciations et choix contenus dans le "Passé Simple" comme nous l'avons dit précédemment.
- Problème de la langue d'expression.
- Problème de l'exil.
Pensez-vous avoir déjà répondu à tous ces problèmes posés ?
Compte tenu des objections et des méprises qui ne cessent de se manifester, pourriez-vous redéfinir encore point par point vos positions ?
Oui, j'ai été très attaqué. La plupart du temps, je n'ai pas répondu. Je ne sais pas répondre aux insultes. Mais je me réjouis d'avoir troublé les consciences. Et vous, dans votre revue, ne faites-vous pas la même chose, ou à peu près ? Alors ? Quant au problème de la langue et du bilinguisme, je vous renvoie à votre étude du numéro 4 de "Souffles". Excellent.
10. Pensez-vous que la littérature nord-africaine d'expression française ait été dans une fausse situation par rapport à la littérature française ? Quelle place pourrait occuper cette littérature au sein de la littérature arabe ?
Je n'en sais rien. Je parle en mon nom, et non au nom de mes confrères.
11. Depuis le déclenchement des mouvements nationalistes en Afrique, un mouvement de pensée et de remise en question a ébranlé le Continent et aussi le Maghreb. Ce mouvement qui s'est effectué conjointement à la lutte politique visait la décolonisation culturelle, la refonte des anciennes structures ainsi que la reformulation du patrimoine et des réalités africaines propres, et ceci d'abord dans le contexte colonial, ensuite dans le contexte post-colonial. Comment vous êtes-vous situé et vous situez-vous par rapport à ce mouvement ?
J'ai été une sorte de franc-tireur, difficile à classer dans une catégorie définie.
12. Comment voyez-vous l'avenir de la littérature au Maghreb ? Qu'attendez-vous des jeunes écrivains de la nouvelle génération ?
Un combat d'idées, de faits, d'urgences - et non de mots ou de forme. Je suis sûr que les écrivains de la nouvelle génération prendront la relève et diront davantage - et mieux - que la vieille vague. Mais leurs écrits seront d'abord à usage interne, avec des maisons d'éditions nationales. J'espère qu'ils remettront n'importe quelle autorité en question. L'indépendance a été acquise, les années se sont écoulées depuis lors, et les nouveaux écrivains devront reconstruire. Mais la littérature de demain ne sera pas au seul usage d'une élite. Elle devra être totale. En attendant, depuis Paris, je suis prêt à aider, n'importe quel écrivain marocain.