souffles
driss et nous
numéro 5, premier trimestre 1967
abdellatif laâbi : défense du "Passé Simple"
pp. 18-21
On sait que ce que l'on a commencé à appeler depuis une dizaine d'années "littérature nord-africaine d'expression française" fut un mouvement littéraire essentiellement algérien. Si l'on excepte certaines oeuvres isolées et de peu d'envergure sous la plume de Marocains ou de Tunisiens, tout le mouvement d'édition qui a commencé en France aux alentours de 1950 a porté sur des oeuvres d'écrivains algériens. Pour le reste du Maghreb, deux noms surtout ont incité les critiques à généraliser et à adopter la formule désormais consacrée de littérature maghrébine d'expression française : il s'agit d'Albert Memmi pour la Tunisie et de Driss Chraïbi pour le Maroc.
Ce dernier fut d'ailleurs à cette époque un cas spécial, une exception.
Le mouvement littéraire algérien avait eu des racines. Il fut le produit logique d'un processus d'évolution linguistique et culturel. Il s'affirmait en outre à un tournant décisif de l'histoire nationale algérienne. Ce n'est pas un hasard si les oeuvres publiées ont précédé de justesse le déclenchement de la lutte de libération. Les ouvrages de Feraoun, Mammeri, Ouary et surtout de Dib établissaient un bilan sociologique de l'ordre colonial. Ils préparaient le terrain aux oeuvres de combat qui ont vu le jour au cours de la guerre.
Cette description classique de la littérature algérienne des deux dernières décennies ne peut pas caractériser l'évolution des littératures marocaine ou tunisienne : une phase de décolonisation politique précoce, des réalités linguistiques et culturelles spécifiques expliquent ce clivage. Ces deux dernières littératures se sont avant tout exprimées dans la langue nationale.
Si la littérature tunisienne de l'époque a suivi un cheminement plus proche des littératures arabes orientales, la littérature marocaine d'avant l'indépendance, et pour nous en tenir à la période du 20e siècle qui nous concerne (1) n'avait nullement l'armature d'une littérature moderne telle qu'elle s'est manifestée en Algérie. Même dans les phases nationales les plus critiques, elle souffrait de l'éparpillement et reposait sur des paradoxes pour nous incompréhensibles.
En effet, l'un de ces paradoxes manifestes est que cette littérature véhiculait une contestation, des contenus nationalistes et parfois révolutionnaires dans des formes absolument médiévales et aristocratiques.
Elle était destinée à un public privilégié d'hyper-lettrés recruté au sein de la bourgeoisie nationale, l'aristocratie intellectuelle, classes dirigeantes du combat politique, et non aux masses populaires. D'autre part, cette littérature où la poésie détenait le monopole n'était pas toute polarisée par la lutte nationale : la poésie bachique, hagiographique, la poésie de cour florissait, n'hésitant pas parfois à la trahison (poèmes dédiés aux résidents et généraux du Protectorat, à tel féodal comme le Glaoui).
Parallèlement à cette littérature de création, il n'y avait pas d'essais qui auraient pu manifester et accélérer une prise de conscience, l'élaboration d'une idéologie nationale. Les tracts, la presse quotidienne ou les consignes de partis remplissaient maigrement ce rôle.
Certes, cette littérature était à usage interne. Elle ne souffrait pas de cette communication exclusive avec l'aire culturelle du colonisateur. Mais le scandale qu'elle aurait pu provoquer était demeuré en vase clos. Elle n'avait d'ailleurs nullement les dimensions réelles d'une littérature nationale au sens moderne du terme. Elle est demeurée un jeu confiné d'une caste, une espèce de fossile médiéval sur lequel on a greffé quelques idées et témoignages se rapportant à l'époque actuelle.
Telle était encore la situation lorsque les premières oeuvres algériennes commençaient à voir le jour.
Certes, pour le Maroc, il y a eu quelques précédents, et notamment la publication des oeuvres d'Ahmed Sefrioui (2). Mais ces oeuvres ne dérangeaient rien. Elles décrivaient une vie quotidienne en hibernation, s'y complaisaient, des "états d'âmes" qu'appréciait beaucoup le public étranger friand d'exotisme serein et d'orientalismes. Ce monde figé où triomphe l'anecdotique, "la description haute en couleurs", était mû par divers complexes et surtout par le besoin d'exercice de style : "un magicien de la langue française", dira à ce propos un critique bien protecteur. A. Sefrioui ne demandait pas plus que cette consécration par un diplôme d'honneur et de mérite.
Le voeu que Pierre Loti exprimait à la fin du siècle dernier était satisfait. Le "Moghreb" n'a pas bougé. Il est resté dans son état contemplatif, affublé d'une surdité à tout ce qui aurait pu déranger sa léthargie.
En 1954 paraissait "Le Passé Simple" de Driss Chraïbi.
Livre menaçant, plein de fulgurances et de rage, où éclataient pour la première fois des tares, des inhibitions, toute une tourbe contenue par les digues de la tradition et du réformisme respectueux à la Lyautey. Le Maroc "enchanté", nostalgique, "secret" , noble... était cliniquement démonté et exhibé par un jeune écrivain issu de cette classe bourgeoise qui savait allier lutte politique et défense de sordides intérêts et privilèges.
C'est la révolte solitaire d'un adolescent hybride, fruit de cette première récolte de jeunes marocains instruits, formés dans les établissements français, nourris de cet humanisme d'outre-mer qui, comparé aux valeurs traditionnelles vécues, en arrivait à briser l'équilibre statique et provoquait une lutte à mort de générations vivant au rythme de planètes différentes.
L'humanisme livresque qui a entraîné ce divorce était un projet de libération. Par son ampleur, par sa logique et sa force de persuasion, il ne pouvait pas ne pas violer des consciences accrochées par nécessité à une tradition, tissu de tabous, de préceptes, d'exercices autoritaires de défoulement, de dogmes inébranlables, autant de limites qui atrophiaient toute velléité d'affirmation de soi. La vie familiale et sociale, hiérarchisée, compartimentée apparaissait dans tout son anachronisme, dans ses aspects les plus caricaturaux.
"Le Passé Simple" ne décrivait pas, ne recherchait pas les causes lointaines d'un état de faits. C'était un cri physique poussé du fond d'un continent englouti, un corps-à-corps avec un monde d'adultes et de thaumaturges ancrés dans des certitudes séculaires, jouant la comédie de la décence et de la piété, se contentant de petites séances d'héroïsme in vitro dont les victimes étaient les dépendants, les domestiqués. Ainsi transparaît l'autorité sadique du père, l'étroitesse aliénante de la cellule familiale, l'esclavage social de la femme, la tartufferie servant d'apparat et d'alibi à toutes les échelles de la société. D. Chraïbi se livrait à un véritable abattage, passant en revue une galerie de fausses situations et de masques fétides.
La dénonciation portait sur l'entourage immédiat, sur les rapports dont l'auteur ou le héros était un des termes insignifiants. Une crise d'espace était déclarée. L'adolescent qu'était le héros du "Passé Simple" quittait le Maroc espérant une quelconque salvation, un rachat, ne serait-ce que de son corps, de sa peau.
A n'importe quel "sacré" Rimbaud ou autre "fantastique" révolté-poète-maudit du globe on aurait pardonné pareille fugue. On aurait compris que certains tempéraments ont parfois besoin du vide ou de l'espace, pourvu qu'ils soient autres, pour se reconstituer, faire le point de leurs douleurs et stigmates, de leur physiologie hémorragique. Eh bien non Chraïbi, c'était un marocain, de plus "instruit", qui a fui son pays au moment même où une lutte etc... poignardé dans le dos... Trahi... Comment donc? Et l'ordre colonial? N'expliquait-il pas assez la situation pour qu'il n'en parle point, pour qu'il ne le dénonce pas avant toute chose ?
Littérature et révolution. L'engagement. Les réalités historiques.
Bien sûr, il s'agit d'être Fanon, Nazim Hikmet ou rien.
Ou bien, il faut toujours partir du postulat que les peuples colonisés sont bons par principe et que des deux camps du Bon et du Méchant seul l'agresseur est un pendard.
Chraïbi n'a pas joué le jeu. Consciemment ou pas. Par maturité ou manque de maturité politique. Peu importe. Il a établi un diagnostic selon sa révolte et non d'après les schèmes économico-sociologiques préétablis. La révolte n'est d'ailleurs pas immanquablement lucide, calculée. Elle peut être un besoin de tout casser, de vomir ou de violer les passants. On appellera cela évidemment anarchisme. Je l'appellerai expression organique du malaise, déclenchement salutaire d'une violence contestatrice.
Chraïbi fut un commenceur. Son premier livre est venu très tôt, trop tôt. Logiquement, et nous laissons le soin de démontrer cela à un érudit de l'an 2000, cet ouvrage ne s'explique pas par un processus d'évolution harmonieux et déterminé. C'est presque un accident. Et tant mieux. Driss Chraïbi aura eu l'avantage d'ébranler avant-terme un édifice dont les bases pourries craquaient tous les jours sans tirer une seule inquiétude aux consciences droguées par divers somas. Il n'a pas fait un bilan sociologique de l'ordre colonial, par contre, il a peut-être démontré les causes tangibles qui approfondissaient et nourrissaient la colonisation. En ce sens, il est vraisemblablement le seul écrivain maghrébin et arabe qui ait eu le courage de mettre tout un peuple devant ses lâchetés, qui lui ait étalé son immobilisme, les ressorts de son hypocrisie, de cette auto-colonisation et oppression exercée les uns sur les autres, le féodal sur l'ouvrier agricole, le père sur ses enfants. Le mari sur son épouse-objet, le patron libidineux sur son apprenti.
Il faut avoir assurément beaucoup de sens de l'humour pour accepter un pareil dégonflage de l'orgueil, du marathon de l'amour physique, de la certitude de faire partie des bons peuples, de croire en la bonne religion. En ce sens, Chraïbi fut un pince-sans-rire, un dérangeur au moment précis où l'on voulait passer sous silence toute une tourbe intrinsèque pour ne mettre en avant que l'héroïsme et mériter de l'historiographie future (noms de rues pour les martyrs et bonnes places pour les rescapés).
Il faut bien nous l'avouer. Nous avons trop le goût de l'épopée, de l'auto-installation sur des piédestaux. Lorsque les guerres cessent, lorsque les grandes perturbations historiques bifurquent, la littérature de témoignage sur ces époques fait parfois sourire par son monolithisme, par sa piété.
L'envers de la médaille est resté à l'état d'inhibition chez la plupart de nos écrivains, il nourrit leurs rêves de mauvaise conscience. Chraïbi a lâché ce lest. Il a fait un premier déblayage, un lavage du cerveau et du corps. A ce moment, les spécialistes des épopées du Maroc remplissaient les poèmes dont ils avaient établi les rimes à l'avance.
Ainsi, cet écrivain n'a pas été uniquement ce perturbateur de la pétrification mais il a du même coup et de par la seule publication de ce livre doté la littérature marocaine de sa première oeuvre moderne. Et quand nous disons <moderne>, ce n'est pas par une hantise de la modernité mais bien parce qu'elle s'affirme en comparaison de toute la production contemporaine comme une oeuvre d'une précieuse nouveauté. Chraïbi contestait non seulement l'attitude contemplative et complexée de nos écrivains vis-à-vis de la langue et de l'écriture mais aussi la fonction littéraire qui était encore un apanage d'aristocrates ou de bouffons.
Et maintenant?
Treize ans après, "Le Passé Simple" nous sollicite encore. Depuis, Chraïbi a écrit d'autres livres, dictés par d'autres expériences. Certes, cette oeuvre qui continue son cheminement nous pose des problèmes. Parfois nos positions sont différentes et nous n'apprécions pas avec la même logique telle ou telle donnée. Notre génération connaît d'autres préoccupations, sollicitée par des réalités différentes de celle qu'a connues l'auteur du "Passé Simple". Mais nous sommes trop conscients de l'apport chraïbien pour laisser critiquer à tort et à travers son oeuvre par des polémiciens professionnels qui n'ont d'ailleurs à opposer à cette force créatrice qu'une impuissance désordonnée.
1 : La littérature d'avant l'indépendance a été l'objet d'un grand nombre d'études dans des revues marocaines, notamment Da'wat Ai Haq, Al Iman, Afa q, Al Baïnah, etc... La plupart de ces articles retracent malheureusement une sorte d'apologie de cette littérature. Les auteurs donnent en outre des listes de noms interminables, omettent souvent le titre des ouvrages ou morceaux littéraires. Ils donnent rarement des éléments de biographie et, plus important encore, de bibliographie. Il est à ce titre insensé que certains particuliers détiennent de nombreux manuscrits sans les révéler au public, qu'aucune instance ne se soit occupée de réunir ces textes et de les publier. De toute cette période, seules les oeuvres de Mohammed Halouli et de Mostafa Ma'daoui ont été réunies récemment en diwans.
Retour au texte.2 : "Le Chapelet d'ambre" (1949), "La Boîte à Merveilles" (1951), Ed. du Seuil.
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