Azouz Begag
Sélection de textes

Textes de Begag




Le Gone du Chaâba. Paris: Le Seuil, Coll. 'Virgule', 1986, pp. 87-90.


Le Gone du Chaâba     "- Allez! nous presse le maître, asseyez-vous vite! Je vais commencer par vous rendre les compositions et les classements, puis nous terminerons la lecon de géographie de la dernière fois.

   Tandis qu'un vent d'angoisse se met à souffler dans les rangs, M. Grand s'assied derrière une pile de copies qu'il a posée sur son bureau, à côté des carnets scolaires que nos parents devront signer. Des émotions fortes commencent à me perturber le ventre. Je pense au moment où M. Grand va dire: "Untel, premier; Untel, deuxième." Peut-être donnera-t-il d'abord le numéro de classement, puis le nom de l'élu ?

   Premier: Azouz Begag? Non. Ce n'était qu'un exemple. Chacun sait que c'est Laville qui va gagner la course. Bon, alors récapitulons. Il va annoncer: "Premier: Laville." Et après? Deuxième: ? Comme tous ceux qui espèrent, je fixerai les lèvres du maître pour voir mon nom sortir de sa bouche avant qu'il ne parvienne à nos oreilles. Si ce n'est pas moi, le deuxième, il faudra attendre la suite. Je préfère ne pas penser aux affres de cette torture.

   Quelques élèves marquent des signes d'impatience. Le maître se lève, s'avance au milieu de l'allée centrale, la pile de carnets à la main, et lance le verdict:

   - Premier...

   La classe se raidit.

   - Premier: Ahmed Moussaoui.

   Stupéfaction. Horreur. Injustice. Le bruit et les choses se figent brutalement dans la classe. Personne ne regarde l'intéressé. Lui, Moussaoui, premier de la classe ! C'est impossible. Il ne doit même pas savoir combien font un plus un. Il ne sait pas lire, pas écrire. Mais comment a-t-il pu ?...

   Le visage de Laville s'éteint. Il était persuadé d'être premier et le voilà grillé par un fainéant d'envergure supérieure, un même pas Français.

   Le visage de M. Grand est impassible. Ses yeux restent rivés au papier qu'il tient dans les mains. Il ouvre à nouveau la bouche:

   - Deuxième: Nasser Boueffia.

   Cette fois-ci, c'est moi qui vacille. Le maître doit être en train de lire son papier à l'envers, peut-être en arabe. Je tourne la tête vers Nasser. Ses yeux écarquillés se perdent dans le vide; il tente de deviner, dans le visage de chacun de nous, un signe, la preuve qu'une conspiration a été montée contre lui, mais aucune réponse ne lui parvient. C'est peut-être un miracle... Je me tourne du côté de Moussaoui. Le scepticisme se lit sur ses traits.

   Et Laville se décompose de seconde en seconde. M. Grand lève un oeil malicieux sur nous. Ça y est ! Je sais ce qu'il est en train de faire. Il continue d'annoncer les classements alors que quelques élèves commencent à sourire dans les rangs.

   - ... Francis Rondet: avant-avant-dernier. Azouz Begag: avant-dernier. Et notre bon dernier: Jean-Marc Laville.

   Maintenant, on rit de bon coeur dans la classe, y compris M. Grand qui commence à distribuer les carnets de composition. Il s'avance vers Moussaoui et lui annonce avec dédain:

   - Irrécupérable !

   - Le voyou acquiesce d'un signe de la tête, l'air de dire: ton classement, je me le carre où tu penses !

   Puis à Nasser:

   - Irrécupérable !

   Celui dont la mère avait tenté de me corrompre saisit son carnet puis se met à pleurer.

   - C'est trop tard pour pleurer, dit M. Grand. Il fallait travailler avant...

   Il arrive enfin vers moi et son visage s'illumine:

   - Je suis très content de votre travail. Continuez comme ça et tout ira bien.

   Il ne reste plus que Laville:

   - Félicitations, Jean-Marc. Votre travail est excellent.

   Je saisis mon carnet à pleines mains, avec une émotion si intense que j'ai envie de pousser un cri, d'embrasser le maître, en pensant à la fierté que va connaître mon père en apprenant la nouvelle. Le maître a inscrit dans une colonne: deuxième sur vingt-sept; et dans une autre: très bon travail. Élève intelIigent et travailleur. Je ne sais que dire, que faire, qui regarder. Là-bas, au premier rang, Laville jubile lui aussi, les yeux hypnotisés par le chiffre 1.

   - A partir de demain, me suggère M. Grand, vous vous installerez à côté de Jean-Marc Laville.

   - Oui, m'sieur, dis-je sans chercher à savoir pourquoi.

   Laville se retourne vers moi, sourit comme un lauréat sourit à son dauphin. Je joue son jeu. M. Grand reprend alors son cours de géographie."

© Éditions du Seuil, janvier 1986
ISBN 2-02-009050-3



Béni ou le Paradis privé. Paris: Le Seuil, Coll. 'Virgule', 1989, pp. 43-44.


Béni ou le Paradis privé     "- Ben Abdallah Bellaouina est-il présent ?

   - Présent, m'sieur!

   Il se moquait. Ça se voyait bien que j'étais dans la classe, non? J'étais facilement reconnaissable !

   Les autres profs étaient moins vicieux. Au début de l'année, l'un avait demandé quel était le nom de famille dans les deux morceaux, l'autre la signification, comme si moi je me cassais la tête de savoir ce que voulait dire Thierry Boidard ou Michel Faure.

   Fils de serviteur d'Allah: voilà la définition de Ben Abdallah. Fils élevé à la puissance deux d'Allah. Ça devrait impressionner, normalement, mais voilà, comme on n'est pas au pays des djellabas et des mosquées, ça n'impressionne pas le Lyonnais des Terreaux ou de la Croix-Rousse. Au contraire, ça fait rire. Qu'Allah me pardonne, mais quand j'aurai les moyens et quand je serai plus sûr de moi, je changerai de nom. Je prendrai André par exemple. Parce que franchement, faut avouer que ça sert strictement à rien de s'appeler Ben Abdallah quand on veut être comme tout le monde.

   Bien sûr, les profs pourraient m'appeler Béni et je serais mieux dans ma peau, mais ils n'aiment pas les familiarités avec les élèves.

   Abboué ne serait pas content du tout s'il apprenait le fond secret de mes pensées. Jamais de la vie il ne pourrait m'appeler André, sa langue elle-même refuserait de prononcer ce nom de traître. Certaines choses ne méritent pas d'être dites aux parents. Alors s'ils savaient aussi que je suis tombé amoureux fou de France dès la première heure de cours, mon père m'expédierait illico au bled et ma mère, comme d'habitude, se déchirerait les joues, s'arracherait les cheveux, avant d'aller consulter un marabout.

   France, c'est un joli prénom, comme le pays qui lui aussi est joli. Mais qui aurait l'idée de rire de ce prénom ? Habiter à Lyon, avoir les cheveux blonds et les yeux bleus, tout en s'appelant France n'a rien de surprenant. André et France... France et André, ou Dédé pour les amis: voilà un accord naturel et harmonieux. Ben Abdallah et France ! tout de suite, ça sent l'agression, l'incompatible.

   Quant elle m'a parlé pour la première fois, elle m'a demandé comment je m'appelais et avant qu'elle ait fini de poser la question je lui ai lancé:

   - Béni!

   - C'est joli ! elle a dit. Ça vient d'où ?

   - De partout. Mon père est africain et ma mère anglaise ! j'ai ajouté pour conserver mes chances.

   - Ah bon! C'est marrant ces mélanges."



Béni ou le Paradis privé. Paris: Le Seuil, Coll. 'Virgule', 1989, pp. 56-57.


Azouz Begag     "Ma mère a perdu le porte-monnaie mais elle a trouvé une copine de quartier. Comme si Allah faisait payer la rencontre dix mille l'unité. J'espérais qu'elle ne rencontrerait plus personne à ce tarif-là, mais elle était contente de vivre, à présent. De jour de marché en jour de marché, elle finit par se retrouver au milieu d'un groupe de femmes algériennes, et à chaque fois qu'elle briquait l'appartement, ce n'était plus pour pousser le temps mais pour préparer leur arrivée lors des visites. L'une était de Sétif, comme nous, une autre de Bou-Saada dans le Sud, une autre de Tlemcen dans le Nord, une autre encore de Constantine.

   Une fois, quand je suis rentré de l'école, ma mère discutait avec la Sétifienne, dans le salon. Elle était venue, accompagnée de sa fille Samia, juste un peu plus âgée que moi, belle, pas trop noire de peau, les cheveux lisses et châtains. J'ai d'abord embrassé la dame, puis ma mère et j'ai serré la main de Samia. Ma mère a fait mon éloge et son invitée a dit tout de suite, sourire aux lèvres:

   - Quand tu auras terminé l'école, je te donnerai ma fille !

   - Ça va pas, non ? elle a fait la fille, sans aucun respect.

   Et elle m'a jeté un oeil ingrat, de travers."

© Éditions du Seuil, janvier 1989
ISBN 2-02-010481-4



Les Chiens aussi. Paris: Le Seuil, Coll. 'Virgule', 1995, pp. 17-18.


Les Chiens aussi     "La lumière du jour entamait le réveil blanc de la ville de Nanterre. Les travailleurs de l'aube s'activaient à chasser la nuit. Mon père saluait tout le monde. Tous le connaissaient. J'étais encore plus fier et confiant de voir qu'il y avait bien d'autres chiens dans les quartiers qui vivaient comme des chiens, sans pouvoir choisir, comme nous. Je me sentais moins isolé.

   Nous avons obliqué à plusieurs coins de rue, traversé une grande place sur laquelle des marchands forains installaient leurs étals, contourné le parc André-Malraux.

   J'ai eu une idée de génie:

   - Papa, moi je voudrais faire magichien quand je serai grand !


   - Pourquoi magichien ?

   - Pour faire rire les chiots et les chiottes.

   - Tu crois que ça fait avancer les choses de rire ? Tu crois que c'est une réponse ?

   - Non, mais les chiots et les chiottes ont le droit de rire.

   Après un silence, il a ri très fort et il a dit :

   - T'as raison, fiston.

   Il a reconnu que, lorsqu'on avait une vie de chien, premièrement, il fallait en être fier et, deuxièmement, il valait mieux en rire qu'en pleurer. J'ai ri fort, pour l'imiter.

   Il mentait.

   Il disait ça juste pour m'encourager."



Les Chiens aussi. Paris: Le Seuil, Coll. 'Virgule', 1995, pp. 18-19.


Azouz Begag     "Enfin, nous sommes arrivés au centre du monde. Là où la machine était posée. Celle qui fait tourner la vie. Une immense roue, comme celle d'un moulin, haute comme le ciel. Il y avait des centaines, des milliers de chiens à ses pieds, qui faisaient la chaîne. Des OS. Certains apportaient des seaux d'eau à d'autres qui les vidaient dans des réservoirs fixés à la roue. Et d'autres, enfin, faisaient tourner la roue, afin que l'eau parvienne de l'autre côté. Derrière, il devait y avoir quelqu'un pour la récupérer, des gens qui buvaient peut-être, car les réservoirs revenaient vides.

   - Où elle va cette eau ? A quoi elle sert ? j'ai demandé.

   - Elle sert à l'histoire du monde.

   C'est tout.

   J'ai rien compris.

   - A quoi ?

   - L'histoire du monde. Le monde qui tourne, quoi...

   - Le monde qui tourne ?

   - Écoute, César, tu me poses toujours des questions auxquelles je ne sais pas répondre. Tu le fais exprès, ma parole. Le monde qui tourne, c'est comme le temps qui passe, ça va, ça vient, ça avance...

   J'ai rien compris.

   Pendant que je réfléchissais, il s'est déshabillé et il a enfilé sa combinaison de technichien qu'il avait dans son sac. Il a enfilé ses pattes dans les manches et un casque sur la tête.

   - Tu vois, cette roue, c'est comme la vie... Moi je suis ton père, mais ton grand-père était mon père et toi tu seras un jour le père de ton fils... la roue tourne, tu comprends ?

   Je me suis esclaffé :

   - Et elle tourne grâce à toi !

   - T'as compris.

   C'était le monde qui fonctionnait sous mes propres yeux et mon père était un travailleur du monde, quelqu'un d'utile. Peut-être même quelqu'un d'important. Je n'avais pas à avoir honte de lui. C'est cela que je comprenais.

   Tout sourire, il a dit:

   - Aujourd'hui, je crois que tu as compris quelque chose d'important dans cette vie de chien. Sauf que ceux qui bossent ici sont des inutiles...

   Prends ça !

   J'avais tout à recommencer."



Les Chiens aussi. Paris: Le Seuil, Coll. 'Virgule', 1995, pp. 18-19.


Azouz Begag     "Quand la tristesse se mélange au dégoût, sur le coeur ça fait de la boue. Elle m'a enseveli. Pourquoi mon père ne voulait pas revoir sa famille ?

   Putain de vie.

   J'ai marché en aveugle et j'ai aboyé comme un ogre pour appeler au secours. Deux albatros sont descendus à ma rescousse. Ils ont fait un survol au-dessus de moi pour vérifier que j'étais bien César, leur protégé, puis ils se sont posés avec une infinie délicatesse à mes pieds, comme toujours, à quelques mètres, juste pour dire : on est là, chiot. T'es pas tout seul.

   Leur blancheur rendait encore plus rouges les coquelicots.

   Leurs regards recouvraient les eaux du fleuve. Je ne bougeais plus. Ils m'indiquaient l'étoile du bonheur, quand mon ciel se couvrait de cumulo-nimbus. Je me suis installé derrière eux, confortablement, et j'ai regardé moi aussi couler le fleuve du silence.

   J'ai fermé les yeux. J'ai vu défiler les saisons dans un salon de mode avec Vivaldi en chef d'orchestre. J'étais l'invité d'honneur d'une fête. Soudain, un bruissement d'ailes a interrompu la musique. Les albatros, alertés par des bruits suspects, s'enfuyaient en courant sur le lit du fleuve à la manière de Baudelaire. J'ai senti une présence dans mon dos :

   - Je te cherche depuis une éternité, a dit ma Némésis. Elle parlait à voix basse. Elle ne m'a pas demandé ce que je faisais là, à fixer l'eau sans raison.

   Je l'ai admirée un instant. Qu'elle était belle !

   - Tu as vu les albatros ? j'ai demandé.

   - Les quoi ?

   - Les oiseaux. Elle a cherché de tous les côtés, sur terre, dans le ciel.

   - Non, j'ai rien vu."



Les Chiens aussi. Paris: Le Seuil, Coll. 'Virgule', 1995, p. 125.


Azouz Begag     "Bien sûr, un jour tous les papas finissent par mourir. Une nuit, dans la niche, je me suis réveillé en sursaut. Un pressentiment. J'ai foncé vers le lit de mon père. Il ne ronflait plus. J'ai essayé d'écarter ses yeux pour voir le blanc.

   Je l'ai appelé dans son sommeil :

   - Eh papa, t'es vivant ?

   Il s'était envolé au pays du Bonheur."

© Éditions du Seuil, mai 1995
ISBN 2-02-023347-9



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Ces textes ont été sélectionnés par Brigitte Lane avec l'accord d'Azouz Begag.


Extrait des Voleurs d'écriture (novembre 1998) et Présentation d'Azouz Begag
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ClicNet, octobre 1997
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