Azouz Begag

Les Voleurs d'écriture (début du roman, pp. 10-20)



   C'était devenu un geste instinctif: à chaque fois que je rentrais de l'école, je balançais mon cartable dans un coin et je courais rejoindre mes copains au bas de l'immeuble. Et ma mère récitait sa rengaine: "Le poison de la rue va te faire trébucher."

   Quand j'étais son petit, c'était différent. Elle avait fait écrire un mot magique par un homme sorcier pour faire de moi un savant docteur. Et elle était persuadée que la magie fonctionnait à merveille quand elle me regardait étudier. Quand j'étais son petit, sitôt rentré de classe, mes devoirs et mes leçons absorbaient tout mon temps, mon énergie et ma santé. Alors, pendant que je travaillais sur la table de la cuisine, elle tenait mes frères et mes soeurs à distance pour laisser l'air nécessaire à mon esprit. J'étais son petit qui allait devenir grand. Elle m'apportait des gâteaux au miel qu'elle avait cuisinés pour moi.

   Mais un jour, je suis devenu grand. Brutalement. A cause de Dieu. Il a tué mon père.

   Je me souviens très bien de ce jour. Celui où je suis un peu devenu mort moi aussi.

   J'étais avec ma mère à la maison. Quelqu'un a sonné à la porte et elle m'a dit: "Va ouvrir, ton père a sonné. Il a dû oublier ses clefs." Et j'ai couru à la porte. J'ai ouvert, mais ce n'était pas mon père du tout. C'était un autre homme. Un travailleur comme lui, ça se voyait sur sa figure et puis aussi au blouson en Skaï bleu marine qu'il portait et même au sac en toile à carreaux dans lequel les ouvriers mettent leur manger pour le casse-croûte. Casse-croûte: c'est l'un des premiers mots français que mon père avait appris. Il le connaissait tellement bien qu'il savait s'amuser avec lui. Il disait en riant: "Tu casses la croûte, chef!" Pour rire du monsieur Khrouchtchev qui était un communiste que tous les travailleurs connaissaient. J'avais toujours le coeur au triste quand les soirs je regardais ma mère remplir la gamelle de mon père. Elle avait deux étages. Dans le premier, elle mettait un beeftaike tout dur et rabougri, et dans le second, en bas, elle versait les légumes. Des pâtes. Presque toujours. Mon père faisait réchauffer tout ça au travail, dans une cabane où il y avait un gaz. La gamilla était faite en aluminium gris, usé et froid. Juste à la voir, j'avais pitié de mon père. J'avais froid pour lui. Je préférais qu'il rentre manger avec nous à midi plutôt que de l'imaginer réchauffer sa gamilla comme les pauvres qui n'ont pas de famille et qui mettent sur leur tête un mouchoir plié par des noeuds aux quatre coins pour se protéger du soleil. Mon père à moi, je voulais pas qu'il soit pauvre comme ceux qui n'ont pas d'enfants.

   Je travaillais bien à l'école parce que je voulais vite devenir savant, gagner beaucoup d'or et le donner à mon père pour qu'il aille manger au restaurant à midi, des bonnes pâtes bien chaudes, de la viande tendre et aussi pouvoir prendre beaucoup de force pour le travail. Mais Dieu n'a pas voulu. Il l'a fait céder avant qu'il ait pu voir le monde, la terre et les restaurants.

   Le monsieur à qui j'ai ouvert la porte n'était pas mon père. C'était son chef. Celui qui donnait les ordres et la paye. A chaque fois qu'il avait besoin d'un acompte, mon père disait: "Je vais demander au chef, c'est un homme gentil." Il trouvait tous les hommes gentils. Mais c'est vrai que le chef lui donnait toujours ses acomptes au milieu du mois.

   - Bonjour p'tit! ta maman est là? a demandé le chef.

   Mon père n'est pas encore arrivé, j'ai répondu, parce que ma mère ne pouvait pas bien comprendre ce qu'il allait dire.

   Elle ne pouvait pas non plus bien lui parler. Mais il a insisté. Son regard était bizarre. Alors je suis allé chercher ma mère. Il lui a jeté à la figure le mot DCD. Elle m'a regardé et m'a demandé qu'est ce qu'il avait "dicidi" le chef, et moi je ne pouvais pas encore comprendre ce que voulait dire "votre mari est DCD". DCD... ABCD... ma mère et moi nous étions deux ignorants devant le chef de mon père qui essayait justement de nous dire qu'il n'était plus chef de mon père. Ensuite il a dit: "Monsieur Slimane est mort cet après midi... Un accident du travail." Et ma mère qui ne comprenait du français que le minimum vital est tombée sur le carrelage comme un chêne tranché par l'ultime coup de hache. Moi je suis devenu grand et vieux en même temps. C'est comme si quelqu'un avait ouvert une porte et que des dizaines d'années, engouffrées en courant d'air dans mon passé, m'avaient soudainement couvert la tête de cheveux blancs.

   Mon père était employé par une entreprise de nettoyage des cuves de pétrole d'une raffinerie. D'immenses cuves dans lesquelles il descendait, le visage serré dans un masque à gaz. Et un jour il n'est pas remonté. C'est tout. Mort au travail. Le chef l'a dit simplement.

   Depuis ce jour, mon coeur s'est mis à battre un rythme à contretemps comme s'il avait des ratés. Depuis ce jour, j'ai balancé à la poubelle mon rêve de devenir docteur savant. Volatilisée l'envie d'apprendre le calcul, les affluents de la Seine, l'histoire des rois Louis, les récitations de Paul Verlaine. Quand mon père est devenu DCD, j'ai vu ces choses toutes petites dans la vie et complètement inutiles. Les maîtres ne nous apprenaient pas à voir le vrai visage des jours. Quand mon père est devenu DCD, j'ai vu que la vie c'était comme les lettres de l'alphabet qu'on pouvait réciter en s'arrêtant aux premières lettres: A, B, DCD... Après c'est plus la peine, on est mort. Ça sert à rien d'apprendre tout de A à Z quand on n'est pas sûr de dépasser le D.

(...)


© Éditions du Seuil, Octobre 1990.
ISBN 2-02-0012400-9

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