Michel Deverge

Menues chroniques d'un séjour en Thaïlande (1989-1992) (10)


Hemdé en était venu à considérer que la recherche du positionnement social "korrect" dans le groupe immédiat et dans la nation était une des activités les plus obsessionnelles qui soit, fondée sur le regret jamais vraiment disparu du bon temps de la sakdina et sur la vérification jamais vraiment suffisante de la solidité du corps social et de son agencement optimal. C'était vers le haut qu'il fallait regarder tout naturellement, vers le palais [car celui ci occupait toutes les cases de l'échiquier normatif] pour lire le plus clairement les lois de l'étiquette nationale. Mise à part l'onction divine du roi et de sa famille, ceux-là se comportaient comme une monarchie bourgeoise avec la distance en plus et comme une famille éclairée avec chacun sa spécialité, même si la reine passait pour être plus particulièrement experte en joyaux et en mode. Globalement aussi, la famille ou partie d'entre elle s'identifiait fortement au développement thaïlandais et par là à la nation [chaat], pilier aussi fondamental que le roi lui même [phramahakasat], assez loin devant la religion [satsana]. Le peuple en retour s'identifiait aussi à son Roi avec une adoration sincère et émouvante et lui donnait une force exemplaire. Cette force s'exerçait avec intensité dans la diffusion des modèles de comportement où la face de l'état apparaissait aux yeux de tous.

A l'imitation du Palais et sous son influence, l'Établissement, au sens britannique d'Establishment, donne une continuelle représentation [ou se donne en représentation?] des principes philosophiques et administratifs qui gouvernent le royaume. Il s'agit là d'une parade incessante, au protocole réglé il y a longtemps, et une fois pour toutes, dans les moindres détails, usant tant du temps des classes supérieures qu'elle y a gagné le nom de "taxe sociale". L'Établissement d'ailleurs ne la manquerait pour rien au monde, car elle est un exercice de cohésion, de discipline et de hiérarchie qui affirme sa légitimité profonde à gouverner et sa vocation à perpétuer l'ordre de l'existant. Cet exercice est aussi pédagogique et exemplaire pour les classes moyennes et populaires qui, l'imitant, en diffusent la pratique, le sens et l'essence au plus profond du corps social et jusque dans les campagnes les plus reculées.

La télévision, qui rend copieusement compte de ces rites, contribue à en renforcer l'emprise géographique comme la nécessité. Ainsi, paradoxalement, la modernité ne fait pas tomber en déshérence l'usage ancien, mais le prolonge.

Les grandes crémations sont évidemment un moyen privilégié d'affirmer la continuité du groupe et d'opérer l'alchimie de sa cohésion. Si le roi est physiquement présent, la cérémonie touche à l'archétype rituel et cosmologique.

Dans la grande cour du temple majeur est reconstitué le carré magique dont les subdivisions abritent le roi sur un podium de majesté, le gouvernement, les fonctionnaires civils et militaires en uniforme blanc et médailles, la famille toute de noire vêtue, les invités, les moines, les assistants et les gardes d'honneur. Chacun est à sa place car chacun sait très précisément où il doit s'asseoir et les carrés sont ordonnés au cordeau sur l'axe du roi faisant face au crématorium, donc aux seuls maîtres qu'il connaît: le Bouddha et sa science de la mort. Le tout est rangé comme un potager du dix-septième siècle et l'image vaut, car c'est bien la représentation symbolique du royaume, du jardin du roi qui est là, inscrite: les parterres de sujets, classés par rang, étiquetés par uniforme, arrangés dans l'ordre terrestre le plus strict, devant les bornes de l'existence qui sont le roi, Seigneur de la Vie, et le bûcher. Puissante allégorie, en vérité, de la nomenclature de l'ici bas.

Et puis le roi, immobile depuis le début de la cérémonie, se lève et dans le grand et profond silence allume le cordon Pickford sacré qui portera le feu royal au bûcher et à l'urne où le défunt, par privilège, est logé à demi-assis.

Ce quadrillage physique des cérémonies par une représentation symbolique de l'espace royal est largement pratiqué, sauf dans les manifestations privées des classes très populaires où il se dissout dans le désordre bon enfant.

Il s'enrichit d'une dimension verticale dans le cas d'une pose de première pierre. Cette cérémonie est de toute première importance, car nulle création ne peut être assise sur la terre si elle ne l'est d'abord au ciel, au ciel des Hindous s'entend, car il s'agit d'une variante du culte shivaïte des linga. C'est pourquoi il est célébré par des bhramanes et non par des moines bouddhistes.

C'est d'ailleurs une des occasions où les deux rites sont rassemblés, pour une meilleure validité des fondations, et où il est donné d'entendre les feulements tragiques et d'outre-histoire des conques bhramaniques. Il ne s'agit plus ici de quadrillage physique d'un espace imaginaire mais d'une prise de garantie sur la durée: les rites assurent la solidité du bâtiment sur sa pierre de fondation dont l'orientation est calculée par la géomancie et par extension sa persistance dans le temps. La coordonnée temporelle de l'entreprise donc du royaume est ainsi affirmée et les cérémonies royales de fondation sont, profondément, une appropriation spatio-temporelle du domaine royal.

Du même coup est aussi réaffirmé l'office divin du roi, pieds sur la terre, tête au ciel, et son rôle irremplaçable de haut entremetteur. Tous les rites de la vie publique [ ouvertures, revues, inaugurations, commémorations, etc...] sont des variations sur ces deux thèmes, à protocole inchangé et à disposition identique. Tous, ils imposent l'idée fondamentale du royaume bouddhique, d'origine divine, où l'ordre imposé par le karma règne dans les cycles.

L'inauguration, en août 1991, du centre international de conférences de Bangkok, une rare réussite architecturale et un miracle de modernisme, fut, dans le domaine, un parangon de la symbolique. Quatre mille invités sévèrement triés, impeccablement répartis et bellement habillés sont venus apporter au roi et à la reine le puissant hommage de leur ordre méticuleux, quasiment féroce dans le parachèvement du résultat et presque anachronique dans sa perfection. Les moines conduits par le patriarche suprême ont psalmodié les vérités éternelles dans d'imposantes installations électro-acoustiques apparemment plus destinées aux décibels du rock qu'aux cavatines pali. C'était un immense spectacle de l'Ordre et du Pouvoir.

Le mariage, restant traditionnellement un acte privé, n'engage pas d'autres cohésions que celles des groupes réduits et comme tel est l'occasion de manifestations beaucoup plus terrestres, quelquefois politiques, souvent monstres, qui marquent un territoire d'intérêts privés et de pouvoir politique en concurrence avec tous ceux qui luttent et se déchirent sous le manteau de l'unanimité nationale. Le banquet de mariage est, en ce sens lourd, de significations.

Un mariage - on entend par là un beau mariage - est avant tout l'alliance de deux familles. Celles-là vont choisir un parrain dont la puissance et le rayonnement commanderont la reconnaissance de l'alliance par mille ou trois mille invités triés sur le volet, peut-être sans rapport intime avec les mariés, mais sûrement avec leur parrain.

La presse reconnaît la chose pour ce qu'elle est et donne les compte-rendus détaillés et adéquats. Le général Somsak était l'hôte d'honneur du mariage de Monsieur Sawat avec Mademoiselle Malee en présence de...Photo à l'appui. D'un coup est photographié le parrain et un de ses cercles de pouvoir, que ce soit une clique ou un groupe de pression. Le général Somsak reçoit les waï profonds des participants et survole son territoire et ses alliés: autant dire que les mariés restent les mariés et, in fine, un simple prétexte à une manifestation de puissance des plus temporelles qui soit.

À Bangkok comme ailleurs, le coquetèle fait rage avec une intensité constante. Ce ne sont pas toujours des parties de plaisir, tant ceux donnés par l'Établissement bureaucratique peuvent susciter d'ennui. L'ambiance y est austère, le maintien contenu et la conversation convenue. Outre les buffets généralement plantureux, un des grands intérêts de la chose est d'y voir exposer l'anthologie complète des nuances et des finesses du waï, de la courbette, de la demi-révérence et du sourire qui permettent à chacun de se situer proprement par rapport à chacun. Trois cents personnes saluant trois cents personnes, quel plus beau manuel de maintien! L'exercice est formel, très collet monté, très appliqué, car l'identification au rôle est entière et attendue, bref d'un académisme et d'une contention qui excluent la franche rigolade, la bonne humeur bruyante et le confort passager mais sonore du petit verre. Cette grisaille voulue, servie par le costume sombre et la soie demi-teinte [on passera sur les éclats des diamants], cette ultra-politesse, cette immense dignité du maintien qui devient raideur, sont là aussi un langage et un message de sérieux, de responsabilité, d'honnêteté et de dévouement au monde thaï.

Heureusement, les réceptions du monde de la distraction ou certaines grandes soirées du mode des affaires viennent en compensation. Est alors exposée l'extravagance brillante d'une autre société, celle des plaisirs où se côtoient les actrices en vues, les modèles excentriques, les mannequins travestis, les pédérastes distingués, les joaillères insolentes et les cocottes de l'actualité en un extraordinaire mélange de couleurs, de sexes et d'affublements.

Muang Thaï nii dii. [Que le pays thaï est heureux.]

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30 juin 1997
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