Michel Deverge

Menues chroniques d'un séjour en Thaïlande (1989-1992) (12)


La route de l'I-sâan sort de Bangkok en forçant le passage à travers un gigantesque noeud autoroutier en construction depuis si longtemps qu'il en a acquis le surnom de porte de l'éternité. La route s'incline doucement vers Saraburi, au travers de la riche plaine centrale qui s'identifie au berceau idéalisé de la siamité. La rizière, les vergers, les canaux, les fermes gracieuses sur pilotis, les mares de lotus mauves, la ponctuation des bouquets de palmiers et des toits dorés des temples composaient le paysage qui disparaît. De chaque côté de la route ce ne sont que chantiers fumants et bulldozers poussants d'où surgissent, à la vitesse d'une saison, les usines nouvelles du Japon ou de Taïwan, les compartiments chinois, les commerces en tous genres, les stations-service, les villes et villages nouveaux dans un nuage de poussière continu qui accompagne les lents progrès des travaux de l'autoroute. L'aimable bourgade de Saraburi, ancienne porte somnolente du pays "lao", a éclaté et s'est auto-digérée en un immense capharnaüm, une grosse ville industrielle et industrieuse de deux cent mille habitants tout entière livrée à la frénésie de la construction, à la spéculation immobilière, à l'automobile, à la fureur du commerce, bref, au modernisme. Celui-ci est éclairé par la bataille publicitaire sans quartier que se livrent pour le triomphe de leurs idéaux respectifs Coca-cola et Pepsi-cola. Saraburi se développe et projette son développement, à l'identique, sur la route qui continue vers Pakchong et vers l'est.

Les montagnettes méditerranéennes qui signalent les premiers contreforts du plateau de Korat abritent le chapelet de quelque huit cimenteries qui polluent sans espoir de convalescence quelques bonnes dizaines de kilomètres carrés, mais n'empêchent pas le commerce et l'activité. ... et la construction de villes nouvelles à l'aplomb immédiat des cimenteries. Sur la route, jour et nuit, circulent des dizaines de milliers de camions avec des conducteurs payés au rendement et nourris aux amphétamines: le breuvage est en vente libre chez tous les bistrots du bord de la route. Requinqués par la potion, ils se livrent à de sauvages championnats de conduite qu'il vaut mieux laisser passer avec respect.

C'est en tournant à droite, à Pakchong, vers le parc national de Khao-jaj que l'enfer s'estompe et fait place à la nature primordiale, à la forêt primaire et aux derniers survivants des diptocarpes: l'éden retrouvé, mais menacé, car le parc national est mangé par le golf, les hôtels, les bungalows. Encore un petit effort et il se retrouvera sur la route de Saraburi, à deux cents kilomètres de Bangkok, dans la banlieue, quasiment. Ce petit effort, Hemdé ne pouvait guère se le cacher à la lecture des journaux, pouvait être massivement illégal, avec un mépris négocié et rétribué de l'environnement, de l'occupation des sols et du droit des gens. Corruption était un maître mot que les Thaï, par pudeur, comme si ce n'était pas leur faute mais le fait de quelque importation étrangère, aimaient assez utiliser dans sa version phonétisée de l'anglais, koo-rap-chan.

La corruption est une horrible lèpre qui dissout la morale, qui avilit les hommes, qui mine les nations et qui tue l'espoir de beaucoup au profit des réalisations de quelques-uns. A l'évidence la Thaïlande ne souffre pas de ce mal, elle qui se développe si visiblement, si intensément, si joyeusement et qui reste attachée à ses valeurs et à sa civilisation traditionnelles.

Nonobstant, le royaume est le siège d'une circulation monétaire parallèle (CMP) d'une singulière ampleur; les auteurs des coups d'état y placent la justification de leurs interventions musclées; la voix du peuple en propage sans fard ou illusion la pérennité et les multiples facettes; la presse la dénonce avec vigueur, constance et vertu. N'oublions tout de même pas que de 1979 à 1984 quarante-sept journalistes furent assassinés par des inconnus toujours inconnus à ce jour [en qui des âmes malveillantes auraient cru reconnaître des militaires et des policiers] pour cause d'articles déplaisants sur des "personnalités d'influence". Car la presse thaïlandaise, sous réserve qu'elle n'attaque pas du tout le Palais [les forces armées peuvent être taquinées mais avec une grande délicatesse], est assurément d'une liberté inégalée en Asie du Sud-Est.

Grâce à elle, le lecteur a su comment la compagnie Suan Kitti s'était étouffé quelques dizaines de milliers d'hectares de forêt classée pour la débiter en rondins avec la plus aimable et la plus haute complicité ministérielle, épinglée dans la presse comme étant celle de Sanan Kachornprasat, alors ministre de l'agriculture et futur vice-premier ministre.

Il a lu l'inculpation d'un général de police nommé Chalor Kerdhet, suspecté d'avoir égaré quatre cents millions de bahts de bijoux récupérés par ses diligents inspecteurs après le vol d'un prince saoudien en vacances dans la capitale.

Il a compris que vingt-cinq, puis treize, puis cinq et finalement un seul puis aucun politicien de l'ancien gouvernement de Chatichaï [c'est toujours l'ancien gouvernement qui pèche] n'était sur la liste, décroissante au fil des mois pour cause de tractations pré-électorales, des fortunes extravagantes curieusement acquises.

Il a souri parce qu'un certain Thirasak, directeur d'une prison du nord, avait transformé son établissement en compagnie privée débitant du bois de teck, dont l'arrachage est par ailleurs formellement prohibé par la loi. Il a pleuré aussi à l'arrestation d'un infâme Thonchaï dont l'usine illégale employait trente enfants banalement torturés et travaillant cent heures par semaine pour un salaire de misère à la confection de fleurs en papier destinées à agrémenter les salons de réception des beaux mariages de la ville.

Il sait que tous les commerces charnels du royaume payent l'impôt de protection et a lu la déclaration d'un très haut responsable de la police métropolitaine niant qu'il y eût un seul de ces établissements à Bangkok. Les taxis, tuk-tuk et camions sont rançonnés par la police de la circulation d'une manière routière, routinière et flagrante en fin de mois.

Le trafic des titres de propriété est notoire. Les permis de construire et de conduire se vendent. La douane est une vigoureuse entreprise où le parking témoigne de l'aisance de ses membres. Le ministère de l'intérieur est régulièrement épinglé pour ses irrégularités comme l'est le port de Bangkok: il nourrit de mystérieuse manière le marché de Khlong Tom où l'arrivée des nouvelles marchandises correspond à celle des conteneurs au terminal de Khlong Toï.

De l'armée de terre, on ne parle qu'avec respect et prudence. Cinquante ans de pouvoir presque ininterrompu lui ont permis d'affiner les mécanismes de survie. Elle dispose de prébendes généreuses, de sinécures dorées dans les entreprises publiques, de ses propres stations de radio et de télévision, d'alliances commerciales avec la Birmanie du bois et le Cambodge des Khmer rouges: les pierres de Païlin inondent le marché de Boraï. Elle prélève sur les commandes de matériel par des procédures rodées, éprouvées et si réglées qu'elles s'identifient à l'Ordre. Le sentiment populaire est fort que la CMP militaire vaut mieux que la corruption exacerbée de politiciens qui n'ont pas la durée pour eux et qui rattrapent en pointe ce qu'ils perdent en fond. Et puis peut-être est-ce-là la juste rétribution d'une vie passée à la défense du royaume. Qu'importe si les militaires sont plus connus pour leurs parades glorieuses et leurs uniformes impeccables que pour leur valeur guerrière. Les affrontements récents avec le Laos ou avec les troupes vietnamiennes ont mal tourné car les généraux étaient retenus loin du front et des frontières par leurs affaires métropolitaines. Ce n'est en effet pas leurs salaires qui leur permettraient de vivre: le commandant en chef des forces armées doit officiellement et fort royalement se faire quelque sept mille cinq cents francs par mois.

En vérité, et très généralement, les dispositifs de la CMP sont en place et fonctionnent admirablement, car un ruissellement est assuré et la participation d'un grand nombre en garantit quelque effet de juste redistribution. La CMP n'est donc pas un accident, elle est une voie économique rigoureuse, avec ses tarifs, sa déontologie, ses méthodes, ses procédures et ses réseaux.

Elle est un fait culturel ancré, car pendant très longtemps les fonctionnaires siamois n'ont pas été salariés. Fermiers de la couronne, ils vivaient sur l'habitant; kin muang, manger le pays, telle était l'expression consacrée, avant qu'elle ne soit remplacée par koo-rap-chan. Désormais, ils sont payés, mais si peu que le minimum n'est pas assuré et ne permet certainement pas de faire face à l'éducation des enfants, aux bijoux de l'épouse, à l'appétit des mia noï, aux amortissements pour les vieux jours, au renouvellement du parc automobile et aux exigences de la face!

Alors il faut se débrouiller, avoir un second métier si c'est possible, et des rentrées supplémentaires même si c'est impossible. La loi comprend ces choses, et peu de gens vont en prison pour ces peccadilles et tout finit par s'arranger. En 1990/91, la commission anticorruption (si, elle existe) a reçu neuf cent vingt-deux plaintes et ouvert de son chef quatre cent six dossiers. Au total quelques trois mille cas sont à l'étude, une misère quand on connaît l'étendue des pratiques.

Et puis, à quoi serviraient des fonctionnaires affamés alors que bien nourris ils sont utiles, huilent les mécanismes et aident le public perdu dans les arcanes de l'administration? N'ont-ils pas aussi, comme tout un chacun, les lourdes charges imposées par les relations de clientèle et les impératifs de la promotion? L'application de la loi devient ainsi convergente avec les exigences de la morale.

Si les cycles samsariques m'ont mis à cette place, c'est que je l'ai méritée, et donc que je suis mandaté par le ciel pour en jouir, nourrir les miens, honorer mes supérieurs et gagner des mérites au temple. Mon voisin, à ma place, n'en ferait-il pas autant?

Tel était probablement le sentiment qui agitait les foules de villageois venues piller les épaves du Boeing de Lauda Air écrasé dans les montagnettes de Saraburi; la fortune était tombée du ciel et ne servirait plus ses propriétaires, morts dans l'accident.

Non, ce qui est gênant et offensant, ce sont les excès et les bavures de quelques-uns; les politiciens sont les archétypes de la mauvaise corruption car ils sont pressés par le temps et la rentabilité. L'important est que tout se passe dans l'ordre, la dignité, la décence, le respect des tarifs et de la face. La CMP est comme l'impôt, elle en a l'assiette, la régularité et la pérennité. Elle ne doit pas être déséquilibrée par des appétits démesurés qui menacent les justes compensations des dûs et reçus comme ceux des "politiciens démocratiquement élus". L'achat des voix et des élections leur impose des remboursements rapides, car, d'expérience cinquantenaire leur situation est très éphémère. La bonne CMP ne l'est pas, elle est proprement co-substantielle au développement du pays.

Sur ce chapitre de la koo-rap-chan, Hemdé répugnait à donner un avis moralisateur, non seulement parce que dans sa propre république la chose était très loin d'être inconnue, mais aussi parce que la CMP ne causait pas les terribles infections qu'on aurait pu attendre. Le vivre ensemble des Thaïlandais parvenait à recouvrir tous les secteurs de l'activité humaine, y compris ceux que notre morale réprouve, d'un manteau d'urbanité si également répandu que les dites activités en prenaient un air honorable de normalité et de civilisation. Cette convivialité avait un goût, presque un son et des odeurs, à nulle autre réductible et elle donnait à tous les coins du royaume une qualité de vie que les ravages du modernisme, de l'argent et de la cupidité ne parvenaient pas à détruire.

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30 juin 1997
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