Michel Deverge

Menues chroniques d'un séjour en Thaïlande (1989-1992) (15)


La carte postale est si vraie. Tous les matins, à six heures, les bonzes en robe safran sortent en file indienne des monastères et, pieds nus, quêtent la nourriture du jour. De celle-là ils ne manquent pas car le rituel est méritoire pour les fidèles à qui l'absence de remerciement rappelle que le don va finalement à eux-mêmes. Sont ainsi nourris journellement deux cent mille moines et cent mille novices de quelque trente mille monastères. Beaucoup de moines, beaucoup de novices aussi, car tout homme du pays effectue une période monacale, de durée variable, explicitement prise en compte dans la fonction publique et le monde du travail. Le roi l'a effectuée et, comme ses sujets, a quêté sa pitance, les pieds nus.

A la campagne, ce monde de sérénité défie le temps et continue à remplir son rôle religieux et communautaire, si ce n'est qu'il n'est plus responsable de l'éducation des enfants depuis la fin du siècle dernier. Le temple est le centre de la communauté et son animation en ponctue la vie dont il est très proche.

A la ville, le spectacle est identique, car la Règle [les 227 règles monastiques] façonne uniformément les apparences, mais derrière le spectacle et les rites, les courants du modernisme sont à l'oeuvre et menacent l'unanimité de façade symbolisée par le Conseil de la sangha [phrasong, le clergé] et le patriarche suprême. Ces courants attirent une considérable attention, car la Sangha est un des Trois Piliers de la Thaïlande, avec la nation et la monarchie et, bien que largement sous la tutelle administrative du ministère de l'éducation depuis la première loi de la Sangha de 1902, se trouve au coeur de l'équilibre du monde siamois. Pour cette raison, les débats ne sont plus théologiques mais bel et bien politiques, d'autant plus que le bouddhisme des villes apparaît définitivement en retard sur le développement et ses exigences.

Son message n'est pas aussi explicite qu'autrefois, ni même transmis avec la même intensité; il en parait écarté des nouvelles réalités, enrobé qu'il est d'une gangue de formalisme et de superstitions, voire même dans ce cas d'affairisme avec un commerce des amulettes et des indulgences bien éloigné de l'esprit des textes fondateurs. Le Conseil de la sangha est très englué dans l'administration et le ritualisme, composé par nature de moines très âgés et pour beaucoup élevés dans le sérail. Il attache tous ses soins à la défense de la tradition et des formes, aux dépens de la substance. Cette insuffisance de la trace actuelle, dans le monde, du message bouddhique est visible dans l'éventail des tentatives réformatrices récentes dont certaines franchement hors de la Sangha. Toutes sont animées du même souci fondamental de revisiter la pratique moderne et de retrouver l'esprit des textes. C'est donc le début d'un possible débat sur l'aggiornamento que les réponses ou les non-réponses du monde officiel de la Sangha ou de l'administration rendent exemplaire et plus important qu'il ne l'est peut-être réellement.

Le plus célèbre des réformistes est sans conteste Phra Buddhadasa Bhikku dont les traductions des canons en thaï moderne, l'opposition à la superstition, l'attachement à la méditation, la franchise et le mode de vie attirent la sympathie d'un nombre considérable d'intellectuels et des disciples de très haut niveau, dont le très célèbre et très charismatique Phra Payom Kollajaro, aux grands talents oratoires. Son âge avancé et sa maladie, son refus de se soumettre à l'acharnement thérapeutique et son désir de mourir dans la forêt où il vit ont amené le roi à lui adresser un message confirmant officiellement sa grande sainteté: <<< ne quittez pas votre corps et continuez à maintenir la religion >>>.

La secte de Santi Asoke, célèbre à cause des procédures judiciaires qui ont imposé à son chef Phra Bodirak de défroquer, est ouvertement, et contrairement à Phra Buddhadasa Bikkhu, anti-sangha. Elle prêche un véritable intégrisme du bouddhisme originel, dont l'ancien gouverneur élu de Bangkok, Chamlong Srimuang, est un exposant convaincu et célébrissime. Végétarien absolu [un repas par jour], ascète complet, abstinent sexuel avoué bien que marié, c'est une figure politique dont le parti Palangdharma a remporté presque tous les sièges à Bangkok aux élections nationales du 22 mars 1992. L'honnêteté peut payer. La secte Tammakaja, plus ancienne et toujours dirigée par Phra Kittivudho Bhikku, le moine pour qui un bon communiste était un communiste mort, est connue pour l'étendue de son empire financier et corrige son image droitière par le financement de projets de développement rural et villageois. Elle n'est pas connue, par contre, pour sa lutte contre les superstitions dont elle retire de substantiels revenus au nom d'une révision théologique de la notion de mérite.

Les campagnes, même elles, commencent timidement à être touchées par l'existence des moines verts qui, en petit nombre, quelques centaines, pratiquent une théologie de la libération: le bouddhisme doit servir le développement. La figure de proue de la catégorie est, sans rival, Luang Pho Prajak Kutajitto dont les démêlés avec le département des forêts pour la défense d'un village expulsé de la forêt nationale de Dong Jaj ont amené l'arrestation et ont mis sur la place publique une face cachée du problème de la forêt: son exploitation commerciale par l'armée et les grands groupes aux dépens des villageois, certes illégalement implantés, mais qui, c'est la thèse écologique, pourraient contribuer à sa sauvegarde. Là encore, Luang Pho Prajak qui fit appel au roi et au Patriarche Suprême, est un moine qui met un pied honnête dans le temporel. La stature du Conseil de la sangha ne sortit pas grandie de l'affaire.

Ce n'est pas seulement dans ces tentatives que s'inscrit le décollement du bouddhisme et du monde contemporain. Ceux qu'on appelle ici les activistes sociaux, tel Santisuk Soponsiri, le clament: le royaume bouddhique deviendrait un royaume du sexe. Et pourtant, le bouddhisme propose dans son troisième précepte sur l'adultère une éthique. Cette éthique n'a de valeur qu'indicative, bien sûr, comme le bouddhisme lui-même sans doute, et ne comporte aucun des caractères absolus et contraignants des lois islamiques ou de la sanction divine du christianisme. Le moine ne fait que bénir le mariage et, comme lui, le divorce est affaire personnelle hors du cadre religieux. Le célibat et la continence monacale ne sont que des exemples offerts aux laïcs qui doivent appliquer au sexe la voie de la modération et du non-attachement aux plaisirs sensuels garante de la libération finale. Cette attitude de tolérance absolue est, certes, belle et noble, mais elle conduit au laxisme dès lors que le modèle social de polygamie et de fréquentation des prostituées fait partie intégrante des attributs de la masculinité.

En effet, une variété du macho existe en Thaïlande et fait fureur: le naklaeng boit, joue, court la gueuse et le fait savoir. Le naklaeng, certainement bon père et bon époux dans ses enceintes privées, est à l'extérieur en constante représentation. Comme l'acteur, il a une face extrêmement sensible dont la perte, facile à provoquer, ne se restaure que dans la vengeance et la violence. A ce compte-là, on range une des causes importantes de la criminalité.

Avant la modernisation du pays, le bouddhisme des villages, des petites communautés et de la proximité qui prévalait, contenait avec facilité la polygamie et la prostitution qui étaient l'apanage des classes urbaines nanties.

La sécularisation politique de la Sangha, sa soumission aux projets économiques et administratifs du développement, le développement lui-même dissolvèrent ce contrôle. La morale bouddhique traditionnelle recède devant le consumérisme et l'hédonisme nouveaux et la Sangha, liée qu'elle est, reste muette devant la montée de l'immoralité, de l'injustice sociale, des monopoles étatiques du jeu ou de l'alcool, de la glorification publicitaire du sexe et de la violence, de l'apparition du militaire comme modèle d'homme fort. Ce silence n'est même pas attaquable, car l'attaquer serait attaquer un des Trois Piliers du pays, donc le pays lui-même. Ce silence entraîne l'affadissement des préceptes sur le jeu, le sexe, le vol, l'alcool, la violence. Il n'y a donc qu'un apparent paradoxe à faire cohabiter dans la même entité politique tant de moines et de croyants et tant de "pécheurs" [ceci dit pour simplifier, car le péché n'existe pas, la faute et l'erreur, oui]. Ceux-là n'ont d'ailleurs aucun sentiment de honte ou de responsabilité: ils agissent en effet dans une certaine norme nouvelle de recherche du plaisir et ne sont pas à plaindre, SIDA permettant!

Ce n'est sûrement pas le cas des femmes, car il faut toujours des femmes pour faire des machos. Mae Ploj, la célèbrissime héroïne de Si Phaeng Din est avant tout une mère et comme telle parée de la plus haute vertu, le bunkhun ou phrakhun, la bonté absolue qui met sous une obligation de reconnaissance très forte; elle place en particulier les enfants sous une écrasante dette, impossible à liquider dans une vie tant la mère a donné: la vie, la nourriture, l'amour, les soins. Ce sentiment est premier chez les Thaï, supporté par l'éducation, la tradition et une abondante littérature maternelle de circonstance ou d'inspiration.

La mère sur son piédestal règne sur l'intérieur où elle est supposée se tenir, et s'identifie à son rôle, très fortement. La mère n'est pas l'amante et l'érotisme se rencontre à l'extérieur, sur les terres dangereuses où chassent les naklaeng, celles du jeu, de la politique, de la violence, de l'alcool et des femmes: pas les mêmes bien sûr, il s'agit des femmes sexuelles à conquérir ou acheter.

La chose ne manque pas, car le bouddhisme thaïlandais si accueillant à tous les hommes en mal de refuge et d'extra-territorialité temporaire dans les temples ne reconnaît pas l'ordination des femmes. La femme est "impure" et, au fond, le meilleur qui peut lui arriver est d'être réincarnée en homme, puisqu'aussi bien elle ne saurait accéder directement au nirvana. Sur cette terre de douleur, l'homme égaré ou pauvre devient moine, la femme prostituée, dit la sagesse populaire. Cruelle situation, et, de fait, la Sangha ne tolère qu'une seule bonzesse, la très célèbre Voramaï Kabilsingh du monastère Dharmajinaree Vittaya à Petchaburi......car ordonnée à Taïwan dans les rites du Mahayana. Il s'agit là encore d'une certaine inadaptation de la Sangha masculine au monde moderne qui commence à nourrir les débats intellectuels ... très modestement, car c'est bien connu, ce sont les femmes qui ont le plus profond respect pour les moines .... âgés, il est vrai.

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30 juin 1997
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