Michel Deverge

Menues chroniques d'un séjour en Thaïlande (1989-1992) (16)


Le cas de Voramaï fait apparaître la grande différence entre les véhicules, qui se lit aussi dans l'architecture des temples.

Pour autant que les Chinois soient remarquablement assimilés à la civilisation et à la religion siamoises, il reste cependant des adeptes du grand véhicule. Deux cents moines, sous l'autorité spirituelle du Vénérable abbé du temple Bhoman Khunaram poursuivent la tradition mahajaniste. Cette tradition diffère formellement de la discipline du Hinayana. Les moines chinois portent pantalons, robe cousue et montre, sont autorisés à dîner le soir et ne mendient pas leur nourriture. Leur nombre est faible car les parents chinois ne voient pas dans l'ordination des enfants d'acquisition de mérites, mais une coupure de la vie familiale. Plus au fond, le Bouddha, même s'il occupe souvent la sala centrale, n'est qu'un dieu du panthéon chinois auquel s'appliquent les mêmes rites executés pour les nombreux autres dieux qui occupent les chapelles secondaires. En outre, le moine chinois ne reçoit pas l'hommage systématique des laïcs comme ses collègues thaï.

Les limitations de l'enseignement de la langue chinoise ont aussi conduit à un affaiblissement de la doctrine et à l'ignorance grandissante d'un corpus de textes bouddhiques particulièrement bien conservés. Or c'est dans les écritures, avec l'addition du Sûtra du lotus par exemple, que les deux véhicules se différencient. Cet affaiblissement doctrinal entraîne de curieux glissements théologiques: pour nombre de Chinois le culte des ancêtres ne devient-il pas aussi un moyen d'obtenir des mérites pour une réincarnation avantageuse?

L'un dans l'autre, les adeptes du Theravada jugent avec condescendance les pratiques du Mahayana qui leur paraissent particulièrement ritualistes. C'est vrai sans doute et la chose est vérifiable dans la concentration des financements chinois sur le développement non pas des temples, mais des sanctuaires liés au prestige des familles, des associations, des clans et des guildes.

Ces variantes et subtilités n'empêchent pas la masse du peuple de suivre les rites orthodoxes. Khun Amnuaï, la bonne de Hemdé, s'y adonnait avec ferveur et scrutait en même temps avec beaucoup d'attention l'univers des signes qu'elle faisait partager à son entourage. Elle avait aussi une assez bonne teinture de l'interprétation des rêves qu'elle disséquait avec constance et prémonition. Elle complétait ses travaux personnels en voyant le moduu, l'astrologue, ce qui lui permettait de saluer l'arrivée à la maison d'un oiseau échappé d'une cage du voisinage avec un enthousiasme propitiatoire; c'était un excellent signe et la fortune souriait. Elle s'affligeait du départ inattendu de l'essaim de guêpes maçonnes qui avait lâchement déserté le wistéria du jardin; c'était un mauvais signe et la même fortune grimaçait. La vie était ainsi piquetée de pancartes indicatrices du destin, alternativement roses et noires ou porteuses de commandements obscurs à déchiffrer. L'air, quant à lui, était saturé d'influences négatives dont il convenait de se protéger par des rites, des médailles ou des charmes. L'activité de Khun Amnuaï faisait mieux comprendre à Hemdé l'ardeur réformatrice des sectes quand il réalisait l'étendue, l'encombrement et l'autorité de ces pratiques.

Le vingt-cinq novembre 1991, le général Suchinda Kraprayoon tout puissant commandant en chef de l'armée de terre et vice-président de la junte issue du coup d'état de la même année, s'envole pour Nakhorn Sri Thammarat et y présente ses dévotions au Temple de la Ville. Il honore son esprit-gardien du fracas de cinq mille pétards spécialement acheminés de la capitale.

Les sources habituellement bien informées font savoir à la presse que l'esprit-gardien, à travers un médium, avait avisé le général de ne pas résister à la demande populaire d'une constitution démocratique, sauf à y laisser la vie. La suite de l'histoire montrera qu'il n'y laissa pas la vie, mais son poste de premier ministre.

Une très forte et inattendue pluie, dix minutes après la conclusion des rites, constitue l'accusé de réception donné par l'esprit à la requête particulière de Suchinda. Ce dernier devait avoir de gros problèmes sur les bras et avait besoin d'un avis spirituel.

La nouvelle du voyage ne surprit personne, car un de-facto chef de gouvernement, peut être amené à requérir le secours et l'avis de puissances particulièrement choisies et qualifiées.

La même année, le ministre de l'intérieur, le général Issarapong Noonpakdi, alors tout-puissant, fait rehausser la statue du prince Damrong Rachanuparb, père spirituel du ministère, placée à un niveau plus bas que les bureaux des vice-ministres et, comme telle, chargée d'influence négative sur les travaux de leurs augustes occupants. Ceux-là, Santi Chaivirattana, Surat Osathanukroh et Veera Musikapong démissionnaient peu après à la suite de leur implication dans d'obscurs scandales.

La purification religieuse des bureaux ministériels fut d'ailleurs une constante sous le gouvernement Chatichaï qui, on le sut ensuite, en avait largement besoin tant il avait accumulé les impropriétés et les propriétés.

Le pouvoir politique, le pouvoir tout court, ne relève donc pas exclusivement du domaine civil; il a des besoins que seul le surnaturel peut satisfaire et des raisons que la simple raison ne connaît pas: les activités les plus mondaines sont ainsi dépendantes, constamment et officiellement, de la bonne volonté de puissances contrôlables par les rites, approchables et a priori favorablement disposées.

Les puissances sont investies dans la foule des singsaksit [objets sacrés] qui couvrent une large gamme: images de bouddha, bâtiments et autels religieux, amulettes et formules sacrées, esprits [phii] et dieux [theewada], pierres et arbres habités .... Elles sont immanentes aux lieux qui les abritent.

Il n'est sans doute pas de maison en Thaïlande qui ne comporte en son voisinage immédiat le petit autel de l'esprit du lieu (phraphuum ou cawthii) auquel les habitants rendent des hommages attentifs. Maltraité ou négligé, le phraphuum devient mauvais et se retourne contre les gens de son domaine. Ce domaine peut être plus vaste et étendu au village (l'esprit est le phiibaan) ou à la ville; le phiimuang réside alors au temple de fondation, le Lak-muang qui abrite un culte çivaïte du linga. Il n'y a point de hiérarchie entre ces esprits et chacun est compétent pour son territoire; d'aucuns ont des spécialités et des goûts particuliers. Le Lak-muang de Bangkok est sensible à la danse et le Bhrama du coin de l'Erawan adore les fleurs et les éléphants en bois. Les esprits féminins [cawmae ] sont plus amadoués par l'offrande de phallus sculptés.

Naturellement, tout voeu exaucé doit être reconnu et payé de retour, sauf à s'exposer au pire.

Ces puissances-là sont repérées; elles habitent un lieu précis, on peut aller leur parler et en obtenir les services attendus, leur nature est amicale. Les fantômes, phii aussi, sont au contraire d'une nature maléfique, erratique, imprévisible même s'ils sont réputés roder par préférence autour des cimetières et près des forêts. Leurs interventions désordonnées et dangereuses sont décrites pour le grand public dans des revues telle que la fameuse Ruangphii [Histoires de fantôme] qui donne les dernières nouvelles d'un sujet inépuisable. L'esprit et son lieu ne servent plus à rien dès qu'on les quitte et la protection contre les phii-fantômes requiert un contre-feu portatif: l'amulette, le tatouage et la chemise à calligramme magique sont là pour ça.

Le monde de l'amulette est à la hauteur de l'enjeu, à la fois une religion et un commerce universel, bref une très grosse affaire.

Allez traîner le samedi ou le dimanche au marché de Chatuchak ou du côté de Wat Mahatat dans les rues Tha Phrachan et Na Phralaan qui ont les plus gros bazars d'amulettes. Elles ne payent pas de mine, mais il faut de gros moyens pour se payer certaines d'entre elles. De dix baht la magie ordinaire, jusqu'à un million de baht le miracle assuré. A ce prix là c'est un super-concentré de la vertu efficace d'un célèbre bonze [un Luang Pho] aux pouvoirs surnaturels hors du commun et reconnus, qui a les a transférés lors d'une cérémonie du souffle sur une médaille d'iconographie bouddhique en matière plus ou moins noble, l'or ou le bois d'un arbre habité par un esprit puissant ou à la vertu thérapeutique.

A tous les prix, donc, l'amulette et pour tous les usages: contre les accidents de voiture, contre la maladie, charme d'amour, marque d'invulnérabilité pour le commerce ou la vie professionnelle, contre le serpent ou la rage, mais toujours d'"inspiration" bouddhique, d'expiration, en fait, car le luang Pho souffle, symboliquement, le pouvoir magique.

Tous les hommes thaï portent des amulettes et le fait d'en porter identifie le bouddhiste thaï; ils les portent en certaines parties du corps, dans une certaine disposition, pour certaines circonstances, en certains temps, mais s'en défont en d'autres occasions: on connaît le pouvoir dissolvant particulièrement actif des femmes sur la magie blanche quand une amulette [son porteur] et une femme partagent le même lit et, ô sacrilège, y pratiquent les jeux des nuages et de la pluie. Le tatouage corporel - outre qu'il a perdu la réputation d'invincibilité dont il dotait son propriétaire - n'est plus autant à la mode et fait mauvais genre. La fonction publique l'interdit, et il en est quelque peu réduit à identifier les chauffeurs de tuk-tuk et les petits truands. On le remplace avantageusement par les chemises où sont dessinés les diagrammes magiques [yantra].

La revue sommaire de l'amulette ne saurait se terminer sans la mention des phallus sculptés qui en toutes matières et toutes tailles ont aussi des usages magiques variés et bénéfiques.

Les plus gros, Hemdé les avait découvert par hasard, sur la foi d'une information amicale, dans le lieu le plus improbable qui soit: sur le domaine aseptisé et très américain de l'Hôtel Hilton, pas à l'entrée des voyageurs bien sûr, mais derrière le garage, au bord du khlong. La visite vaut son pesant de prépuces.

D'abord consacré à l'autel de l'esprit du ficus de la propriété appartenant à Naï Lert, le grand-père des actuels propriétaires de l'hôtel, le carré sacré est devenu, au fil des ans et en vertu de ses qualités spécifiques, un temple de la fertilité. Des âmes pleines d'espérance ou de reconnaissance y ont accumulé le grande catalogue des phallus, de toutes tailles, depuis l'obus de soixante-quinze jusqu'au modèle de poche et de toutes couleurs, ce qui est plus difficile à lire. Avant le coquetèle mondain au Hilton, la visite du musée de la glandée s'impose.

L'air du temps et les relations internationales aidant, les phallus sont portés plus discrètement que par le passé, sauf pour quelques illuminés qui en promènent une ceinture complète et de grande dimension sur les marchés.

L'amulette, on vous l'a dit, ce n'est pas de la rigolade; elle justifie le soin patient et les longues négociations des acheteurs qui, loupe à la main, identifient et comparent ces pilules de protection qu'elles représentent. Hemdé était assez partisan de ces pilules, car il ne sentait jamais assez protégé. En particulier, il ne prenait jamais la voiture pour se rendre en banlieue, à l'aéroport ou en province sans une lourde appréhension. Il y avait de solides raisons à cela: libéré des embouteillages de la capitale, le trafic devenait proprement furieux comme si chaque conducteur avait à coeur de rattraper le temps et la vitesse perdus. C'était souvent sur ces routes provinciales, aux aurores blêmes ou aux crépuscules incertains, que les catastrophes les plus horribles arrivaient sans que le spectacle du sang et de la tôle tordue ne refrénât en rien l'enthousiasme des conducteurs survivants. C'était la preuve que leurs charmes à eux "marchaient".

Les amulettes, bouddhas, calligrammes sacrés, porte-bonheurs et autres dispositifs anti-malheur qui surchargent les véhicules automobiles de la Thaïlande ne sont en effet pas un luxe. Les routes thaïlandaises sont meurtrières et firent près de sept mille morts en 1991 pour un parc de quatre cent mille camions et autobus, neuf cent mille voitures particulières et cinq millions de motos. Si ce n'est pas un record mondial, ce n'est pas loin de l'être. L'intensité du trafic, la haute fantaisie des conducteurs et l'étroitesse de certaines voies influent certes sur le bilan mais les gros, les beaux accidents [dix-sept morts d'un coup] ont souvent une cause dont les autorités s'alarment. Les chauffeurs commerciaux sont payés au rendement et vous font des allers et retours, du nord au sud, sans désemparer, à des moyennes hallucinantes. De telles prouesses automobiles reposent trop souvent sur l'ingestion de ya-ma [ littéralement remède de cheval, autrement dit amphétamines] qui portent à la résistance, 1'euphorie et à la précision jusqu'au retour du balancier et la disparition brutale des réflexes. Et c'est là où 1e camion de quarante tonnes s'emplâtre à cent vingt à l'heure 1e bus des pèlerins surchargé et aussi pressé, dans l'autre sens. Les effets sont à la hauteur de l'énergie cinétique dégagée.

Dans ce tableau de chasse, la moto a aussi une énorme responsabilité: le port du casque n'est pas obligatoire, comme contraire au respect des libertés individuelles, et 1e nombre de passagers n'est pas limité: papa, maman, deux enfants et un gros sac de riz sur la moto sont vision courante. En outre, les motos-taxis, présents comme les mouches en raison des encombrements urbains, donnent à l'unisson dans le style fusée et le mépris des feux rouges. Les résultats sont aussi à la hauteur de ces prémices.

Ces heureuses dispositions favorise le commerce des amulettes et des hôpitaux de campagne, et incite l'homme raisonnable à utiliser les chemins de fer.

Hemdé était un homme raisonnable, et de plus, il adorait prendre le train. Ceux de Thaïlande étaient lents mais confortables, climatisés comme la Sibérie et dotés d'un service hôtelier hors pair. Le train offrait l'immense avantage de donner, un peu comme les canaux, une coupe différente du pays, plus près de la campagne que toutes ces routes qui immanquablement tournaient à l'autoroute. Il manquait cependant aux voyages ferroviaires ce qui émaille les routes et pimente le voyage en voiture, le marché.

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30 juin 1997
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