Michel Deverge

Menues chroniques d'un séjour en Thaïlande (1989-1992) (3)


La Thaïlande se veut solidement bouddhiste. Outre qu'il est malaisé de définir ce pilier officiel du royaume dans la foule des colonnes rituelles, elle n'est certainement pas que cela. La définition vaut donc plus par sa simplicité que par son exactitude.

Hemdé comme tout un chacun installant une nouvelle demeure, avait dû apprivoiser les pénates. Depuis les aurores roses la maison vibrait de préparatifs avec un grand luxe de voisines venues aider et profiter de l'occasion pour acquérir des mérites. A dix heures les trois moines requis sont arrivés et ont pénétré dans le salon ordonné en sala de temple. Ils ont longuement chanté les litanies, tous, assistants et moines, reliés par un fil blanc [concentration de l'efficace ?]; ils ont aspergé les aires domestiques d'eau lustrale, marqué au linteau de l'entrée des calligrammes protecteurs et prié pour le bonheur des parents. Hemdé leur a servi un repas, végétarien mais copieux, dans les règles prescrites, douloureusement assis au sol dans un karma de politesse, car la position rituelle du lotus latéral est usante. A treize heures ils ont rassemblé les offrandes et au milieu des saluts traditionnels profonds [les waï ], ont mis le cap sur leur temple dans le minibus de location que Hemdé avait mis à leur disposition. Ce n'était pas le bouddhisme se livrant à l'animisme ni la foi pleine, entière et concentrée des participants qui surprenaient. C'était la solide indifférence [car à ce niveau on ne saurait parler uniquement de tolérance] avec laquelle le farang [étranger caucasien] participant était intégré ou, ce qui revient au même, oublié et au pire, effacé. En tous cas, le nécessaire avait été fait, et l'installation de la nouvelle maison de Hemdé dûment mise en règle vis-à-vis de certaines puissances locales et autres dieux lares. Ces puissances sont diverses, voire inattendues.

Au célèbre coin de l'Erawan, qui devient un puits dans le béton menaçant des gratte-ciels et un foyer des flux automobiles, la foi ancienne survit admirablement. Le puissant Brahma à quatre faces attire de denses et constantes foules votives, qui ont le choix entre trois offrandes: la guirlande de fleurs, le petit éléphant en bois ou la location de danseuses, toujours disponibles sur le site et dûment tarifées à la minute. Puissant Brahma, et instrumental, car il est là pour exaucer des voeux pressants mais manifestement de l'ordre de la quotidienneté. Il n'attire pas seulement la clientèle indigène, mais aussi asiatique, où les gens de Taïwan brillent par leur nombre et l'aimable démonstration qu'ils font de la largeur de leurs vues religieuses et du nombre de portes qu'a le Palais de Leur Père.

Tout aussi pratiqué est un rite aquatique aux origines très incertaines qui, le calendrier venu, mobilise le royaume, surtout dans ses provinces septentrionales.

Au soleil déclinant, le vent du golfe a complètement nettoyé le ciel et aspiré la lumière, pour ne laisser que la lune pleine du douzième mois et les illuminations sur les deux rives du fleuve. Alors une sourde rumeur d'anticipation, de joie et de plaisir est montée jusqu'à l'heure des feux d'artifice qui ont repoussé les étoiles au loin. Les foules sont venues mettre à l'eau de petits radeaux de fleurs plantés d'une bougie allumée et d'un bâtonnet fumant l'encens. Innombrables comme ces foules, le courant les a emportés, le vent les a éteints et les remous des bateaux avalés. Emportaient-ils avec eux les fautes humaines de l'année, ou bien charriaient-ils des offrandes à la Grande Mère des Eaux ? Qu'importait, c'était la fête du Loy Krathong.

La forêt des rites et des croyances est plus que partout ailleurs sensible dans les enceintes sacrées qui émaillent le pays; il y en aurait cent vingt mille selon les bons ouvrages. Celle du temple du Bouddha couché de Bangkok [Wat Pho] est particulièrement révélatrice. Les cours secondaires du temple contiennent l'exposition des Dieux du Siam. L'arbre sacré de l'éveil, enrubanné de rouge et de jaune, étend son ombre sur la déesse de Miséricorde, 1'avatar féminin et chinois du Bouddha, sur Vishnu et Ganesh, sur le Fo obèse et souriant, et les autels des esprits. Une main pieuse et céleste a même déposé là, temporairement, un autel portatif de Guanggong; pour le recharger d'effluves bienfaisantes, sait-on jamais ?

Cette réunion proprement indo-chinoise des dieux gît à quelques pas du puissant et serein Bouddha allongé du pavillon central. Il n'y a pas de centralisation, de hiérarchisation ou de systématisation dans la distribution du panthéon, mais une juxtaposition des voies et des moyens. Du pratique quotidien sur le chemin de la fortune et du pouvoir, animisme essentiel des marchés passés avec les Puissances de tous poils qui hantent la vie des hommes, on va jusqu'à l'ordre supérieur du Bouddha, hautain dans son éthique et grand dans sa finalité, qui, au long de l'octuple sentier, vie après vie et karma bonifiant aidant, mène à la délivrance finale. La libération ne saurait relever entièrement de cette existence samsarique qu'il faut bien vivre journellement et péniblement jusqu'à quelquefois en oublier le sens profond. Comment le ferait-on sans l'appui de ces puissances et esprits, malins ou pas, qu'il faut bien implorer, acheter et récompenser, car le bouddhisme reste très discret sur la gestion du quotidien.

Hemdé avait eu la confirmation philosophique de ce décalage au Musée national, où certains Bouddhas sont inquiétants de beauté tant le bonheur contenu derrière les yeux clos et le sourire à peine relevé animent la pierre avec intensité. Ils fascinent étrangement, car, sans parole, ils transmettent un enseignement qui n'est pas une doctrine, pas même une vérité, mais simplement une voie vers l'extinction d'un moi rêvé et séparant du réel. La réincarnation n'est pas une victoire mais une réinscription dans les cycles de naissance, de la souffrance et de la mort. Celles-là cesseront de se réitérer dans l'ainsité de la négation du moi et du discours. Ce n'est donc pas le bonheur qu'il faut lire sur les visages des Bouddhas du Musée national, mais le silence et le vide.

C'est pourquoi le bouddhisme thaïlandais si bellement décrit dans les brochures officielles est, à toutes fins utiles, le bouddhisme plus les dieux.

Les rites religieux n'étaient pas les seuls à enchanter Hemdé; ceux, plus mondains, mais non moins exigeants de la société civile ne le passionnaient pas moins. En particulier, il portait un goût immodéré aux visites officielles, aux inaugurations et autres remises de diplômes et de récompenses et soutenait que leur déroulement méticuleux et implacable représentait l'insurpassable symbole de l'ordre sans égal du monde thaï.

Cet ordre, aux relents d'immanence, n'est pas né d'hier et représente le fruit d'un long et patient travail d'élaboration de la dynastie qui poursuit d'anciens usages, dont certains doivent être mythiques ou puissamment restaurés. Le pays est ainsi quadrillé d'une formidable hiérarchie et d'une encombrante étiquette dont le bon fonctionnement dans l'harmonie des apparences requiert l'exercice d'une civilité adaptée.

Comme le notent avec ravissement les touristes nolisés d'un lointain Occident, les thaïlandais sont polis, souriants et gentils. Ils collent en effet admirablement aux affiches touristiques qui les projettent sur la planète entière et se complaisent dans le rôle avec délectation: c'est si simple pour les étrangers. Ceux-là n'ont pas toujours, on le concevra, le temps de percer ce mur du sourire qui, si doux soit-il, ne saurait faire oublier la part de convention qui le soutient, donc de formalisme: de ce dernier, les Thaï ont bâti une véritable culture qui détourne les actes ailleurs les plus simples des archétypes connus.

La visite officielle est un art et un témoignage répété à l'infini du culte de la politesse. L'arrivée est toujours à l'identique: des fonctionnaires de rang moyen, mais choisi, attendent la voiture au bas du perron [car il y a toujours un perron] et conduisent cérémonieusement l'Honorable Invité au Salon d'Honneur dont la disposition est aussi réitérée à l'uniforme: bergère de majesté sous les portraits de Leurs Majestés, napperons brodés sur tables basses bientôt surmontées du thé ou café de rigueur, assistants épars [mais pas par hasard] et souriants sur des fauteuils d'assise moins auguste. Le discours de bienvenue, commencé au ton bas, s'éteint vite dans le chuchotis confidentiel et l'inaudible cependant que les assistants tendent sincèrement l'oreille pour profiter de la manne hiérarchique. La réponse de bienvenue doit être accordée, et le cadeau rituel reçu avec la modestie qui sied; on n'ouvrira pas le paquet, sauf invitation pressante de la partie adverse qui, ayant vécu à l'étranger, connaît les usages. La visite des lieux, en colonne équigraduée, laisse bientôt place à la détente et à la bonne humeur, voire à la plaisanterie; elle se déroule immanquablement dans des locaux immaculés [mettre les chaussons dans les labos et les patins dans les bibliothèques] à travers des couloirs cirés comme des pistes de ski et ornés des personnels avenants et respectueux. Au moment du départ et comme gêné de s'être laissé aller, le choeur se reprend et la bonne humeur recède devant le formalisme recouvré de la prise de congé. Courbettes et waï, remerciements sentis et reconnaissance ad-hoc poussent avec douceur le visiteur vers la voiture qui s'éloigne sur fond de fronts penchés. Telle est certes la face de l'état mais aussi sa tenue, sa discipline et sa règle savamment étalonnée suivant la grandeur et le prestige de l'institution recevante.

On le devinera, la fonction n'est nulle part mieux remplie qu'au Palais qui offre le parangon de ces vertus emblématiques. La crème des fonctionnaires civils [on ne parlera même pas des militaires qui, ici comme ailleurs, ont l'uniforme et la ferblanterie performants] en tunique blanche et chamarrée de quelques uns des soixante-quatorze grades de décoration royale (de l'exalté Très Auspicieux Ordre de Rajamithrabhorn à la modeste Médaille de la Croix Rouge) effectuent les marques obligées mais tellement sincères qu'elles en deviennent grandes, du respect au souverain. Là est aussi la face de l'état, une monarchie constitutionnelle, certes, dont le titulaire est réputé être un avatar de Vishnu, dont les usages durent et perdurent dans la confiance que donnent un roi bien aimé et le conservatisme de la continuité, et dont le service est tout entier orienté et, comme tel ressenti, vers le peuple et sa religion. Maharadjah, le grand Roi. L'exotisme, chez les peuples qui méritent de nous cet épithète est un spectacle naturel. C'est quand Hemdé avait vu une très distinguée collaboratrice, gauloise d'extraction, mais longuement mariée à un Thaïlandais, entrer dans son bureau avec ce léger affaissement du corps traduisant le respect envers le titulaire du dit bureau, que le langage sans parole lui était apparu dans toute sa clarté.

Entre la prosternation à cinq points au sol [les genoux, les coudes et le front] devant le sang royal et le léger sourire flottant du puissant qui accuse une réception discrète et légèrement excédée de l'hommage des inférieurs, il y a dix mille nuances corporelles du respect, de la politesse ou, ce qui revient au même, de l'inscription publique et silencieuse de la place de chacun dans la pyramide sociale. De ces dix mille gradations savantes, nulle n'est plus élaborée, plus dosée, plus enseignée et apprise à l'école et dans les manuels que le waï, la posture traditionnelle de la déférence; mains jointes à hauteur variable du visage et inclinaison variable de la tête qui, en fonction de ces deux paramètres, se conjuguent à tous les tons, affectueux, soumis, mutin, coquin,... et à tous les modes, civil, religieux, officiel... L'affaissement du corps signifie l'intention de se mettre physiquement plus bas que la tête du supérieur, partie la plus sacrée de l'individu. Il s'effectue sur un mode marin, comme porté par une vague qui s'étale, et peut, dans certains bureaux thaïlandais à l'occupant d'importance, se poursuivre jusqu'à la mise à terre du genou. On étudierait aussi avec intérêt, dans des registres parallèles, les manoeuvres complexes permettant de contourner quelqu'un, de croiser son supérieur ou, difficile évolution entre toutes, de passer entre des gens assis.

Toute cette gestuelle codifiée s'accompagne du célèbre sourire thaïlandais, si célèbre qu'il fait presque passer ce royaume pour un autre, et dont les variations sont aussi innombrables que celles des autres éléments du langage sans parole. Il va en effet du rire gêné accompagnant l'annonce de la mort d'un être aimé jusqu'au rictus de convenance légèrement excédé des puissants, en passant par toutes les tonalités de soumission, de franchise, de plaisir, de reconnaissance ... telles qu'imposées par les circonstances. Au fond, et dans la plupart des cas, il n'a d'autre valeur que celui d'un élément d'une convivialité obligatoire, presque totalitaire. Preuves en seraient les sorties brutales et imprévisibles [analogues à celle de l'amok malais] de ceux qui ne supportent plus la pression sociale et s'évadent soudain dans une liberté folle et sanguinaire. Terrifiant spectacle qui dit combien il est dur de toujours et partout se conformer. Hemdé avait assisté à une telle sortie de la normalité.

A la fin d'une aimable et distinguée partie de golf au club de l'armée de terre, il se restaurait avec ses partenaires à la buvette de l'installation dont le confort et le calme étaient connus. Tout d'un coup un marmiton fusa de la cuisine, poursuivi par un collègue écumant qui faisait tournoyer une longue barre de fer au dessus de sa tête; le désir de meurtre était inscrit sur son visage. La course-poursuite à travers la salle du restaurant et autour des tables dura trois minutes, pendant lesquelles les dîneurs, braves généraux à cinq étoiles et martiaux policiers militaires inclus, cherchèrent l'abri des tables. Au bout de trois minutes, le poursuivant s'arrêta, s'écroula sur lui-même comme un pantin désarticulé et éclata en sanglots. La police militaire n'écoutant que son courage vint cueillir le cuistot dément redevenu doux comme un bébé. Quelle insoutenable pression avait forcé l'homme hors de lui-même, jusqu'à en perdre la qualité d'humain? Le corps du délit évacué et comme si rien ne s'était passé, la salle retrouva tranquillement son équilibre et son étiquette. Ce formalisme fluide à nul autre comparable, sa densification émotionnelle autour des membres de la famille royale et surtout l'adhésion profonde, intime autant qu'évidente de ses acteurs à leur représentation physique ou morale étaient ressenties par Hemdé avec une grande intensité et l'avaient amené à s'intéresser à la notion de pouvoir monarchique en Thaïlande. A sa grande surprise, il avait ainsi découvert que le sujet était quasiment tabou et que même dans les groupes les plus intellectuellement frondeurs il n'était ni abordé ni facilement abordable. La littérature universitaire ou savante était inexistante en thaï, mais aussi, ce qui était significatif, en langues étrangères. L'affaire de la querelle de Ramkamhaeng était venue à point pour nourrir ses interrogations, car elle traduisait à merveille quelques ambiguïtés pesantes et des non-dits révélateurs.

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30 juin 1997
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