Michel Deverge

Menues chroniques d'un séjour en Thaïlande (1989-1992) (4)


Le pilier sur lequel reposent l'histoire de la Thaïlande, son idéologie, sa culture et son nationalisme est enfoui dans le royaume de Sukhotaï [débuts circa 1237] et plus particulièrement sous le règne glorieux de Ramkamhaeng dont le rôle exalté lui valut le titre de Grand. Des générations d'écoliers ont appris et apprennent encore, dès l'âge le plus tendre, et, en ces matières aucun âge n'est assez tendre, que de ce règne prospère et juste, à l'enseigne de Saint Louis et Henri IV réunis [daté ?1279-?1298] sont nés la nation thaï, ses modes politiques fondamentaux, sa suprématie régionale et la nature profonde du lien unique qui lie le roi à son peuple.

A preuve irréfragable, l'inscription numéro un de Sukhotaï, dite de Ramkamhaeng [traduite par Coedes et d'autres], datée de 1292, gravée sur pierre dans une écriture inventée par le Roi en 1283, constituant ainsi le plus vieux spécimen connu d'écriture siamoise et donnant une description réaliste du royaume. A tous ces titres illustres, la stèle est la source inéluctable de l'histoire du Siam dans tous les champs de son identité, en aval de laquelle se déroulent les fastes des chroniques traditionnelles et reçues.

Du royaume fertile [dans les rivières il y a du poisson et dans les champs du riz], commerçant [qui veut faire le commerce des chevaux et des éléphants est libre de s'y engager], et policé [tout sujet souhaitant présenter une pétition au Roi sonne la cloche en face de la résidence royale], est partie l'expansion territoriale, politique et tributaire qui devait embrasser, aux débuts du dix-neuvième siècle, outre la Thaïlande actuelle, quelques sultanats du nord de la Malaisie, des principautés birmanes et laotiennes et des provinces cambodgiennes de l'Ouest.

Certes, les doutes sur l'authenticité de l'inscription n'ont pas manqué même aux niveaux les plus aristocratiques [le Prince Chand en 1983 et même le Prince Naris dès 1939] mais leur exposition sur la place publique n'intervint qu'en 1987 à la très confidentielle Conférence des études siamisantes de Canberra où un Monsieur Vickery présenta une communication au titre provocateur [pour les érudits s'entend] "The Ramkamhaeng Inscription : a Pitdown Skull of South-East Asian History" faisant ainsi allusion à une célèbre supercherie scientifique. La controverse était vite importée en Thaïlande et, dès 1988, s'aigrissait entre le champion de l'authenticité, Prasert Na Negara, et son adversaire, Piriya Krairiksh, que seules ses origines aristocratiques protégeaient du soupçon de lèse-majesté. Elle gagnait la place publique jusqu'à atteindre la une du supplément culturel du Bangkok Post et venir menacer les constructions les mieux établies comme la rédaction des manuels d'histoire Comme la polémique est avant tout affaire de savants historiens et linguistes, elle risque de rester à jamais sans conclusion et de disparaître sous le volume de la littérature scientifique contradictoire qui constitue déjà, et en si peu de temps, un beau fonds de bibliothèque. En revanche, les circonstances tout aussi controversées de la découverte de la stèle ajoutent à l'intérêt politique du débat.

C'est au cours d'un pèlerinage à Sukhotaï en 1833 qu'aurait été découverte la stèle par le prince-abbé Mongkut qui devait accéder au trône en 1851, sous le nom désormais utilisé de Rama IV. Les relations d'alors, celles des princes Vajiranana et Pavares, varient ; dans la deuxième, elle atteint au merveilleux. Essentiellement, pourtant, elles s'accordent sur le message. La trouvaille était un signe des dieux affirmant la parami du futur roi, c'est à dire sa vertu efficace, sa vocation à régner, sa filiation spirituelle avec les grands monarques du passé et la suggestion d'une très belle réincarnation pour un règne d'importance égale à celui de Ramkamhaeng.

Accessoirement, elle allait servir un autre propos, celui de la propagande royale pour la consolidation de l'état-nation thaï, l'affirmation de sa territorialité et la création d'un patriotisme que Rama IV, Rama V et surtout Rama VI utiliseraient avec bonheur face aux ambitions coloniales des puissances d'alors.

Les historiens thaïlandais, Chai-Anan Samutrawanich, Srisakra Vallibhotama, voire le Prince Subbrabadis Diskul concèdent que l'histoire de Sukhotaï a probablement été surévaluée et "interprétée" pour satisfaire aux besoins de la construction nationale. Seul cependant Piriya Krairiksh, en datant l'inscription de 1833 à 1855, accuse ipso facto le roi Mongkut de l'avoir fait graver et découverte à des fins politiques. Le fait est que Rama IV, fin lettré, érudit en langues anciennes, polyglotte, réformateur religieux de grande vision [il fonda la secte Dammayutti Nikaya ], spécialiste du Tripitaka et politicien de considérable habilité paraissait avoir les talents requis pour concevoir et faire effectuer un faux de très grande classe. Si tel était le cas, la Thaïlande perdrait certes un des pieds de son histoire mais y gagnerait un roi encore plus génial que généralement concédé. Elle serait aussi amenée à réfléchir sur la nature du pouvoir monarchique siamois plus qu'il n'est actuellement séant.

Une glose officielle existe cependant, et en anglais, ce qui lui donne un relief tout à fait particulier; elle est contenue dans un texte très élaboré publié dans le "Mémoire du Palais pour la célébration du soixantième anniversaire de Sa Majesté" (1987) dont un important passage vaut traduction.

<<< Nous régnerons avec justice pour le bénéfice et le bonheur du peuple de Siam.

Telle est la formule traditionnelle prononcée par chaque Roi de Thaïlande le jour de son accession au trône. Dans son apparente simplicité, elle reflète pourtant l'essence de la royauté qui s'est développée au cours d'une histoire longue et diverse. Cette histoire retient deux traits constants. La Thaïlande, longtemps connue sous le nom de Siam, a toujours su préserver son indépendance alors que les nations voisines finissaient par tomber sous le joug des pouvoirs coloniaux; et la Thaïlande a toujours eu un Roi à la tête de la nation. Il n'est pas surprenant, dans ces conditions, que ces deux traits aient toujours été interdépendants et que l'étude de la fonction du trône soit essentielle dans la biographie des Rois thaï.

Quand la Thaïlande émergea à l'état plein et entier de nation au treizième siècle avec la capitale à Sukhotaï, les pionniers de l'indépendance choisirent d'élever le plus sage et le plus capable d'entre eux au trône, ce dernier devenant ainsi le double symbole de l'indépendance et de l'unité. Le Roi, en retour, ayant été choisi non par droit divin mais par le consentement de ses pairs, était dans l'obligation morale de gouverner avec "justice", non pour sa propre gloire et celle de sa famille, mais pour le "bénéfice et le bonheur" du peuple qui lui avait été confié. Depuis les débuts, le Roi de Thaïlande est jugé sur le seul critère du bénéfice et du bonheur qu'il apporte à son peuple.

Avec le déplacement de la capitale de Sukhotaï à Ayutthaya, le concept khmer de royauté divine influença l'institution royale et les Rois d'Ayutthaya incorporèrent nombre d'attributs divins dans les fonctions du trône. Une telle intégration fut peut-être aussi une réponse à la nécessité d'accroître le pouvoir symbolique du trône qui faisait face à l'extension des frontières et à l'éloignement d'une population qui avait été jusqu'alors en contact constant avec la capitale et avec le Roi. La conception du Roi "primus inter pares" régnant par consentement des populations ne disparut cependant pas, et les Rois divins d'Ayutthaya s'élevèrent et s'abîmèrent en fonction de la justice et du bonheur qu'ils apportèrent au peuple siamois.

Après la destruction d'Ayutthaya en 1767 et le règne bref du Roi Taksin à Thonburi, la présente dynastie des Chakri de Bangkok s'établit à Bangkok en 1782 et poursuivit la tradition monarchique telle que transmise par Ayutthaya. Au fur et à mesure que les influences occidentales se renforçaient pendant les quatrième et cinquième règne de la dynastie, les Rois furent assez sages pour concevoir qu'une certaine adaptation aux standards occidentaux deviendrait nécessaire si la Thaïlande devait conserver son indépendance. Des princes et des courtisans furent envoyés en Occident pour étudier dans des pays où la démocratie était la règle. En Thaïlande même, le pouvoir fut décentralisé et distribué à des sujets capables hors du cercle royal immédiat. Cependant, en 1932, un groupe accéléra le processus en organisant une révolution sans effusion de sang qui transforma le pays en une monarchie constitutionnelle sur le modèle européen. Le Roi Prajadhipok, ou Rama VII, alors sur le trône, continua à régner jusqu'à son abdication pour cause de mauvaise santé. Le Roi Ananda Mahidol fut choisi comme successeur en dépit de son jeune âge, et passa la plus grande partie de sa vie à l'étranger pour faire ses études. Sa mort malheureuse à l'âge de vingt ans entraîna l'accession au trône de son frère cadet, Bhumibol Adulyadej, et laissa à ce dernier, pour les quarante et un ans passés, la charge de définir et de mettre en pratique le rôle du Roi de Thaïlande dans un cadre démocratique.>>>

Le passage fondamental de ce texte, éclairant dans ses élisions, est l'indication que "la présente dynastie Chakri a continué la tradition des Rois thaï telle que transmise par Ayutthaya". Et de fait, le pouvoir monarchique, constitutionnel depuis le coup d'état de 1932 mettant un terme à l'absolutisme, conserve des attributs qui, sans être nommément divins, relèvent néanmoins de la transcendance et du sacré.

Les rites du palais restent teintés de bhramanisme et certains d'entre eux sont toujours animés par des bhramanes, dont le plus important, celui du couronnement, constitue avant tout une purification avant l'assomption à la divinité. Il fait du roi un officiant et un prêtre de la communication avec les dieux dont il fait partie. Le roi Vajiravuth [règne 1910-1925] avait maintenu les éléments bhramaniques de la cérémonie car il y situait une des sources de la légitimité dynastique.

L'ouverture annuelle du sillon sacré, effectuée sur la grand-place royale du Sanam Luang, fait du monarque l'ordonnateur suprême du calendrier, des jours et des travaux et le grand harmonisateur des jeux du microcosme et du macrocosme.

Le respect exalté, absolu et proche de l'adoration que commandent le roi et la famille royale, soutenu par l'utilisation à leur endroit d'une langue particulière, le ratchasap [la langue royale] est peut-être moins dû à la position qu'ils occupent au sommet de la très stricte hiérarchie qu'à la croyance populaire faisant de la personne du roi une réincarnation de Vishnu. Le roi, s'il n'est pas totalement divin [et encore?], est certainement sacré. Dépositaire de la confiance du peuple, il n'a pas de pouvoir constitutionnel mais reste la constante au dessus des inconstances de la politique, le "garant de l'unité et de l'indépendance", la solive du toit siamois et le recours ultime.

La chose apparut clairement en 1973; le quatorze octobre, l'armée, au pouvoir depuis 1947, tira sur de jeunes manifestants sans arme. Le roi exprima radiophoniquement sa sympathie pour les manifestants entraînant immédiatement la démission et la fuite à l'étranger du Premier ministre, le Maréchal Thanom Kittikachorn, et de son adjoint, ouvrant ainsi l'intermède démocratique de la période 1973-1978.

Elle fut réitérée en mai 1992 plus dramatiquement encore, car la télévision était dans tous les foyers et parce que, contrôlée par l'armée, elle ne donnait aucune image ni aucune nouvelle des tueries qui se perpétraient au coeur de la capitale: les forces spéciales tiraient sur la foule des manifestants sans arme et en quelques heures tragiques abattaient une ou deux centaines d'aspirants à plus de démocratie. Le roi décida d'intervenir pour mettre un terme au chaos et convainquit le Premier ministre si contesté, Suchinda, et le chef moral de l'opposition et des manifestations, Chamlong Srimuang, de recevoir sur les écrans libérés de la censure une royale leçon sur les nécessités de l'harmonie. Même si l'intervention parut tardive à beaucoup, l'étonnant spectacle des deux adversaires agenouillés devant le roi et recevant avec respect l'auguste admonestation sur le thème "on ne construit pas sur des ruines" signala l'arrêt des massacres, le début de la dédramatisation, la retraite forcée de Suchinda, un nouvel appel à Anand Panyarachum pour son deuxième gouvernement et la voie du retour devant les électeurs.

La relation de la monarchie avec le bouddhisme est infiniment plus complexe, car elle participe de l'ambiguïté sur la nature même de ce dernier. Ce n'est pas une religion, dit le roi lui-même, mais "une philosophie et une science de la connaissance". Nonobstant l'aspect altier et difficilement accessible de cette philosophie, elle est aussi une religion populaire mélangée à des adhérences bhramaniques et animistes qui permettent à tout un chacun de faire face aux problèmes du jour et d'accumuler des mérites. Là encore, le roi "parfait bienfaiteur de toutes les fois" [dixit le prince Patriarche suprême Paramanuchit], donc du bouddhisme, bouddhiste lui même, est à la fois un défenseur des dhamma, les vérités bouddhiques, et un participant des traditions [par exemple il officie le changement de robe du bouddha d'émeraude] qui ont fait de la Loi une religion avec ses rites, ses superstitions, ses croyances et ses dieux. Les emblèmes transcendantaux entretenus par la tradition des cérémonies et des cultes officiels et l'éducation des enfants [les Trois Piliers de la Thaïlande, apprennent-ils, sont le Roi, le Bouddhisme et la Nation] donnent au roi un poids sans commune mesure avec les pouvoirs qui lui ont été dévolus par les textes constitutionnels successifs depuis 1932. Les tentatives de diminution du rôle royal, mises en oeuvre par le Maréchal Phibul Songkhram, deux fois premier ministre entre 1938 et 1944 [hanté, croit-on, par les visions d'un maréchal-président], firent long feu et furent compensées, et au-delà, par la pleine restauration de la présence royale, dans les médias notamment, effectuée par le général Sarit Thanarat, premier ministre de 1959 à 1963. Ce mouvement aurait bénéficié du plein appui des autorités américaines instruites par les vertus de la consolidation impériale de Mac Arthur au Japon et inquiètes des développements politiques thaïlandais de l'époque et de la montée du communisme dans la région.

Comme ses grands ancêtres Mongkut [Rama IV], Chulalongkorn [Rama V] et Vajiravuth [Rama VI], le roi actuel, Bhumibol Adulyadej [né en 1927, accession en 1950] a su mettre ces attributs irrationnels au service de la rationalité du développement économique et social. Servi par l'intelligence, une excellente éducation, le don des langues, une grande curiosité, animé, à l'égal de ses prédécesseurs, d'un grand sens de sa mission et de l'histoire et appuyé par les médias, le roi apparaît comme un exceptionnel travailleur de son siècle et de son pays tout autant que l'incarnation exemplaire de ce que signifie être un roi thaï. Ses voyages incessants dans le pays et dans ses provinces et villages les plus reculés, le patronage des projets royaux de développement, son intense activité caritative font de lui un monarque immensément populaire et aimé.

Nul secteur de l'activité nationale n'échappe d'ailleurs au patronage de la famille royale. Le prince héritier, dont le comportement personnel et les activités font l'objet [très en privé] de critiques peu voilées, patronne les affaires militaires. La princesse Mahachakri Sirindhorn, sa soeur, jouit d'une popularité égale à celle de son père dont elle partage souvent les activités et, lettrée elle-même, s'occupe activement de sciences sociales et humaines. Sa cadette, la Princesse Chulabhorn couvre le front des sciences de la terre et des sciences de la vie qu'elle illustre par la direction de laboratoires. Ainsi nulle entreprise de poids ou d'influence n'échappe à l'attention du Palais qui, la chose est typique, remet en mains propres tous les diplômes universitaires du pays! Si le mot n'était mal approprié, et pour parler en terme de démocratie occidentale, le Roi est un fin politicien qui assure une présence constante dans toute l'étendue de son immense circonscription. Ce talent si divers, si ancré dans le passé et si soucieux de la modernité est la marque d'un grand souverain et le symbole d'une monarchie assez unique, assez présente et assez nécessaire à son pays pour continuer, en cette fin de siècle où les certitudes se dissolvent en série, à en être la garante de son existence, de son histoire, de sa culture et peut-être même de son devenir. Comment en effet peut-on imaginer une république de Thaïlande livrée, sans contrepoids même moral, aux seuls appétits des groupes économiques et des cliques militaires ou politiques?

Ce noble mélange de modernité et de tradition est tout entier inscrit dans le nom siamois de Bangkok, géante capitale grosse d'un cinquième dragon asiatique en gestation, dont le nom transcrit se lit tout simplement "Krungthep Mahanakorn Amorn Ratanakosin Mahintara Yuttaya Mahadilok Pobnopparat Rajathanee Burirom Udom Rajanivat Mahasatan Amornpiman Awathan Sathit Sakathattiya Witssanukamprasit" [les adresses postales se simplifient heureusement en "Krungthep etc"...] et qui abrite en son milieu celui dont les livres disent "l'eau qu'il répand est l'eau sacrée du ciel; elle lave le malheur et conforte l'âme".

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30 juin 1997
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