souffles
numéro 1, premier trimestre 1966

abdellatif laâbi : Prologue
pp. 3-6


     Les poètes qui ont signé les textes de ce numéro-manifeste de la Revue "SOUFFLES" sont unanimement conscients qu'une telle publication est un acte de prise de position de leur part dans un moment où les problèmes de notre culture nationale ont atteint un degré extrême de tension.

     La situation actuelle ne recouvre pas comme on pourrait le croire une prolifération créatrice. L'agitation culturelle que des individus ou des organismes voudraient faire passer pour une crise de croissance de notre littérature n'est en fait que l'expression d'un marasme entretenu ou encore d'un certain nombre de méprises sur le sens profond de l'activité littéraire.

     La contemplation pétrifiée du passé, la sclérose des formes et des contenus, l'imitation à peine pudique et les emprunts forcés, la gloriole des faux talents constituent le pain frelaté et quotidien dont nous assomment la presse, les périodiques et l'avarice de rares maisons d'édition.

     Sans parler de ses multiples prostitutions, la littérature est devenue une forme d'aristocratisme, une rosette affichée, un pouvoir de l'intelligence et de la débrouillardise.

     Nous n'en sommes pas à une querelle des anciens et des modernes près. En fait, la littérature qui sévit aujourd'hui recèle le plus souvent un éclectisme étonnant d'héritages et d'adoptions par ouï-dire. Il serait même possible pour le critique objectif d'étudier ici, sur le vif, des courants littéraires déjà consommés ; et puisque les brochures touristiques parlent d'une "terre de contrastes", on trouverait sur le plan littéraire de quoi satisfaire toutes les curiosités, toutes les nostalgies : résidu de la poésie classique du Moyen-Age, poésie orientale de l'exil, romantisme occidental, symbolisme du début du siècle, réalisme social, sans parler des résultats de l'indigestion existentialiste.

     Sur ce, des "représentants" de la "littérature marocaine" siègent dans des manifestations internationales et des congrès des écrivains se tiennent dans notre pays. Le lecteur se trouve à la fois désorienté et écoeuré. Son insatisfaction est d'autant plus justifiée qu'il peut trouver écho de certains de ses problèmes dans des littératures étrangères que les diverses "missions" mettent bénévolement à sa portée. Le complexe souvent relaté vis-à-vis de notre littérature nationale se trouve expliqué par cette incapacité de la production actuelle à "toucher" le lecteur, à obtenir son adhésion ou à provoquer en lui une réflexion quelconque, un arrachement de son conditionnement social ou politique.

     Sur un tout autre plan, la littérature maghrébine d'expression française, qui avait fait naître en son temps beaucoup d'espoir piétine à l'heure actuelle et semble, pour des observateurs, ne plus appartenir qu'à l'histoire. Elle doit cependant être mise en question aujourd'hui.

     Deux de ses représentants les plus brillants lui ont célébré avant terme d'émouvantes funérailles (1). Analysant la situation de l'écrivain colonisé, ses drames linguistiques, sa privation de lecteurs véritables, ils en sont arrivés à la conclusion que cette littérature est "condamnée à mourir jeune" .

     D'autres se sont abstenus de verser dans ce déterminisme pathétique. Mais ils en sont tous, malgré une auto-critique lucide, à entretenir le paradoxe d'une littérature suicidée qui continue malgré tout, quoique au ralenti, son cheminement.

     On peut se rendre compte aisément, en consultant les nouvelles publications, que ceux qui ont déclaré la mort immédiate de cette littérature se sont quelque peu empressés de conclure. Ceci n'exclut évidemment en rien les problèmes du statut même de la littérature maghrébine d'expression française ; problèmes très délicats, qui doivent être abordés avec prudence en excluant toute tendance à la systématisation. En fait, la situation des écrivains de la génération précédente (celle de Kateb, Dib, Feraoun, Mammeri, Memmi ou même Chraïbi) s'avère étroitement liée au phénomène colonial dans ses implications linguistiques, culturelles et sociologiques. Des autobiographies pacifistes et colorées des années 50 aux oeuvres revendicatives et militantes de la période de la guerre d'Algérie, on peut constater que malgré la diversité des talents, la puissance créatrice, toute cette production s'inscrit dans le cadre rigoureux de l'acculturation. Elle illustre parfaitement ce rapport du colonisé et du colonisateur dans le domaine culturel. Ainsi, même si l'homme maghrébin faisait son entrée dans ces oeuvres ou si des écrivains autochtones prenaient la parole pour dénoncer des abus, cette littérature demeurait presque toujours à sens unique. Elle était conçue pour le public de la "Métropole" et destinée à la consommation étrangère. C'est ce public-là qu'il fallait apitoyer ou éveiller à une solidarité, c'est à ce public qu'il fallait démontrer que le fellah de Kabylie ou l'ouvrier d'Oran n'étaient pas si différents du paysan breton ou du débardeur de Marseille. On a l'impression aujourd'hui que cette littérature fut une espèce d'immense lettre ouverte à l'Occident, les cahiers maghrébins de doléances en quelque sorte. Bien sûr, l'utilité de cette vaste déposition n'est plus à démontrer. Les oeuvres maghrébines ont fait leur scandale et accéléré une prise de conscience dans les milieux progressistes en France et ailleurs. Elles furent révolutionnaires en ce cens-là.

     Il faudrait, pour ne pas être systématiques nous aussi, excepter l'oeuvre de deux ou trois écrivains qui ont dépassé en leur temps tout cadre limitatif même si elles relevaient au départ de ces préoccupations communes.

     Faut-il l'avouer, cette littérature ne nous concerne plus qu'en partie, de toute façon elle n'arrive guère à répondre à notre besoin d'une littérature portant le poids de nos réalités actuelles, des problématiques toutes nouvelles en face desquelles un désarroi et une sauvage révolte nous poignent.

     Il fallait de toute évidence parvenir à un pourrissement ou à une maturité, comme on voudra, pour pouvoir formuler ce qu'on lira dans ces textes.

     Les poètes qui crient ici n'ont pas échappé aux écartèlements de leurs aînés mais il leur est arrivé d'estimer avec rigueur les limites de cet héritage qui est loin de constituer pour eux une voie royale. Ils comptent démontrer qu'ils sont moins des continuateurs que des commenceurs.

     Ils ont vu avec les yeux de la paix, dans le choeur des insultes au sous-développement, des humiliations actuelles, les mutations d'une société qu'on a trop souvent prise pour un terrain d'essai ou un grenier de légendes. Ils en sont les témoins et les acteurs de pointe. Malgré le kaléidoscope des tonalités, leurs voix s'accouplent en de farouches alarmes.

     Des hypothèques restent à lever, des contradictions à colmater et à dépasser, mais des complexes sont balayés, une nouvelle circulation en branle.

     Au point où nous en sommes nous devinons déjà les charges que l'on retiendra contre nous et notamment celle du choix de la langue d'expression.

     On répondra d'avance, sans vouloir s'engager dans le marais des faux-problèmes, que quatre de ces poètes ont trouvé leur vocation littéraire par le moyen de la langue française. Il n'y a là aucun drame ou paradoxe. Cette situation est devenue par trop banale dans le monde actuel. Le tout est d'arriver à cette adéquation de la langue écrite au monde intérieur du poète, à son langage émotionnel intime. Certains n'y arrivent pas. D'autres même en employant la langue écrite nationale restent à la surface d'eux-mêmes et de la réalité qu'ils veulent abstraire et mettre en cause.

     Malgré le dépaysement linguistique, les poètes de ce recueil parviennent à transmettre leurs profondeurs charnelles par l'intermédiaire d'une langue passée au crible de leur histoire, de leur mythologie, de leur colère, bref de leur personnalité propre.

     Reste le problème de la communication de cette poésie. D'une part, et cela a été déjà dit (mais étrangement jamais pris au sérieux), il y a la possibilité de traduire ces oeuvres si l'on considère tant soit peu qu'elles ont leur place et leur rôle à jouer dans le cadres de notre littérature nationale. D'autre part, ce problème précis de la communication de notre littérature dans son ensemble n'est pas si simple qu'on le croit. Le public capable de lire au Maroc une oeuvre littéraire, sans rentrer dans le problème de son appréciation, interprétation ou sa critique ce public est plus que restreint. L'analphabétisme d'un côté, les apparences de culture réduisent à un résidu presque dérisoire le nombre des lecteurs.

     Ceci est un autre paradoxe mais il renvoie à un état social global qui ne trouvera pas son dépassement dans des raisonnements ou par un acte magique. Dès lors, pourquoi démissionner pour que le silence retombe, plus accablant encore, plus stérile. La langue d'un poète est d'abord "sa propre langue", celle qu'il crée et élabore au sein du chaos linguistique, la manière aussi dont il recompose les placages de mondes et de dynamismes qui coexistent en lui.

     Pourquoi se désoler de cette situation comme d'une infirmité alors qu'il faudrait par tous les moyens rattraper le retard contracté et répondre aux urgences du moment.

     La génération qui prendra la relève résoudra peut-être le problème mais elle portera déjà le témoignage de son monde, un monde qui ne sera pas le nôtre mais pour lequel nous oeuvrons en toute lucidité.

     Le plus important est que cette communication à sens unique des oeuvres du passé est abolie. L'ère des managers et des maîtres à penser est finie. Il ne pourrait y avoir d'horizons préférentiels ou de tabous d'espace.

     Quelque chose se prépare en Afrique et dans les autres pays du Tiers-Monde. L'exotisme et le folklore basculent. Personne ne peut prévoir ce que cette pensée "ex pré-logique" donnera au monde. Mais le jour où les vrais porte-parole de ces collectivités feront entendre réellement leur voix, ce sera une dynamite explosée dans les arcanes pourries des vieux humanismes.

     Il a fallu une patience sévère et une auto-censure rigoureuse pour aboutir à cette revue qui se veut avant tout l'organe de la nouvelle génération poétique et littéraire.

     "SOUFFLES" ne vient pas pour augmenter le nombre des revues éphémères. Elle répond à un besoin qui n'a cessé de se formuler autour de nous. Si le lecteur lui accorde l'audience que nous espérons, elle pourra, les moyens aidant, devenir un lieu névralgique de débats autour des problèmes de notre culture. Tous les textes qui nous parviendront seront examinés avec objectivité et publiés s'ils sont retenus par notre comité de lecture.

     "SOUFFLES" ne se réclame d'aucune niche ni d'aucun minaret et ne reconnaît aucune frontière. Nos amis écrivains maghrébins, africains, européens ou autres sont invités fraternellement à participer à notre modeste entreprise. Leurs textes seront les bienvenus.

     Est-il encore besoin de jongler avec les mots ternis à force de commande. L'acte d'écrire ne peut être tributaire d'aucun fichier de recettes, d'aucune concession à la mode ou au besoin lacrymogène de démagogues nantis ou en quête de puissance.

     La poésie est tout ce qui reste à l'homme pour proclamer sa dignité, ne pas sombrer dans le nombre, pour que son souffle reste à jamais imprimé et attesté dans le cri.


1 : Voir Malek Haddad : "Les zéros tournent en rond" (F. Maspéro 1961 et Albert Memmi : "Portrait du colonisé" (Buchet-Chastel 1957).
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