souffles
numéro 1, premier trimestre 1966

Extraits de correspondance
mohammed khaïr-eddine et el mostafa nissaboury
pp. 7-8


       Il faut que je me sente assez dégoûtant et assez dégoûté pour continuer ma Nausée ; il faut que celle-ci dépasse le domaine du noir. Quoi, nous sommes des aigles ou non ? Je crevais d'asphyxie. Tu ne t'imagines pas à quel point je souffre de vivre dans ces bas-fonds avec une meute de chacals qui en sont encore à dévorer les vieilles brebis du Seigneur. Avec eux point de discussion, on ne peut pas même se faire entendre. Leurs problèmes ? L'argent, la bouse, le chiendent et le froid. Pas de vie potable, pas d'âme (Mohammed en pâtirait). Mais ce choc brutal m'a finalement réouvert sur le vrai gouffre. J'ai pu reprendre mon travail. Je projette d'écrire un roman assez complexe où poésie et délire seraient un. J'ai trouvé du phosphate, aux consciences de s'ouvrir aux tonnes de vices qui m'effritent. Je suis quasiment sacrifié, par saccades : un malchanceux de premier ordre, un aveugle qui hurle à péter. C'est pourquoi j'ai écrit "Sangs". Je cherche une piste, je suis devenu flic-chirurgien. B.J. t'avait parlé de mon déséquilibre. Il avait raison. Mais mon désarroi ne se voit guère, ne se sent pas, c'est dans mon sang un bacille imbattable, une poignée de baroud prête à sauter, bref c'est moi-même, avec mes tiraillements intestinaux et mes bouches tordues ; moi-même pas fichu de rendre visite à mes collègues poètes ou borgnes ici présents...

       Nous devons nous imposer, il est temps. Nous dénoncerons les malfaiteurs qui strient les chairs de notre peuple, essayer d'abolir les traditions les plus proches des ferrements. Proclamer la Liberté. Ce n'est pas sans raison que je m'exile ici. D'abord je voudrais faire un chemin à suivre. Et en même temps attirer l'attention du voleur et du volé, du crocodile et de la victime, des nouveaux sorciers de l'Afrique et des hypnotisés...

       Tous ceux d'ici qui se réclament de l'avant-garde se leurrent. L'avant-garde c'est tout ce qui se fait en Afrique. On ne fait ici que continuer une certaine écriture qu'on arrange tant bien que mal, et une philosophie stérile qui n'a de prise sur l'homme que par la confiance qu'il place en elle.

     mohammed khaïr-eddine



     Casablanca, le 9 Février 1966

     Mon cher LAÂBI,

      Je suis convaincu que "Souffles" fera entendre sa voix.  Elle aura tôt fait de déjouer les malédictions, les superstitions, de ramener à une conscience plus réelle du monde ces pantins partisans des écoles, des systèmes, des néo, des post et des anti. Toutes ces formules automatiques, préétablies, instinctives ou tout ce qu'on veut, ne sont là que pour nous éloigner de ce que nous pourrions appeler nous-mêmes. Expérience de lâches intellectuels. En poésie, il faut beaucoup de courage. Le "pittoresque littéraire" est mort depuis qu'un grand poète a dit "Je cherche le mot qui correspond à la minute de mes instants". Si son expérience a été tragique, c'est qu'il a entièrement assumé sa condition, de sexe, d'esprit. Vivre un poème, c'est descendre l'égoût, respirer avec frénésie ces odeurs, ces tourbes gluantes, vivre à même l'homme, dans ce qu'il a de plus élémentaire. Une poésie ne saurait être poésie si elle n'était synonyme de chair, de sang, de sueur, de baves. Elle se défend d'être un "art", l'expression de "sentiments" dits "éternels". Elle se place aux antipodes de tous les arts, de toute forme artistique du monde, des idéologies, bagatelles, pure connerie que cette soi-disant idée de sauver le monde par la beauté. L'Andalousie restera pour l'homme le rêve le plus inaccessible. Et moi, je crois que la beauté, l'ordre, et la société ne sont qu'une création du Fric, monstre à cornes et sans queue. Nous assistons au ravage du monde par lui-même.

      Si "Souffles" persiste dans son esprit, avec cette lucidité qui caractérise ses poètes, elle convaincra ceux qui nous côtoient de la nécessité d'une poésie qui doit délaisser toutes les préoccupations métaphysiques et philosophiques pour s'attacher à l'homme, l'homme avec ses gestes, ses grimaces, le cri de ses entrailles. Qui oserait faire appel aux principes et aux lois en voyant vivre "Etat de violence" ? Toutes ces petites simagrées disparaissent pour laisser place à l'homme (non l'humain), nu, atrocement nu, de cette nudité que l'esprit bourgeois évite, affichant des formules idiotes, imbéciles.

      J'ai toujours détesté l'esprit de famille, il faut aller plus loin vers le sang, vers les racines. Qu'on débarasse enfin le monde de ces couches poisseuses d'intellectuels buveurs de bière.

     Salut.

     el mostafa nissaboury



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