souffles
numéro 2, deuxième trimestre 1966

ahmed bouânani: textus
pp. 11-12



     Il existe un pays par delà tous les pays. C'est une terre sans horizons, blafarde malgré le soleil au sourire fou.

     Les habitants de cette terre sont des géants; non pas comme les géants qui faisaient cuire des poissons à la face du soleil, mais seulement des êtres capables malgré leur âge de soutenir le ciel avec leur dos. S'il vous arrive un jour de passer par chez eux, n'oubliez pas d'arracher vos masques fétides, car ce sont des gens simples comme l'orge et comme le seigle; ils parlent avec la voix des sources coulant sous les terres jusqu'à l'océan; ils chantent comme autrefois la gazelle sur les sables emperlés des Mauritanies. (Je vous le dis tout de suite, ces gazelles n'existent plus aujourd'hui. On les chassait à coups de mitraillettes sur des hélicoptères). C'est surtout le soir qu'ils chantent. Leur voix est à la mesure de leur taille: elle guide le voyageur égaré que l'effroi vient saisir aux portes des bois tentaculaires; elle fait gémir le chacal et sa femelle blottis dans les ténèbres de la grotte; l'hyène, en l'entendant, abandonne précipitamment son charnier, et le faucon, l'aigle, le chevreau aux yeux d'olive, la couleuvre, et tous les corbeaux, tous les lézards d'été, les salamandres dans les cactus, les chevaux aux naseaux fumants, tous plient le cou vers le sol et laissent passer un silence plus terrible qu'un siècle de supplices... Seuls les morts ne plient pas le cou; l'orbite effarée, ils hurlent et font secouer la terre jusque dans ses entrailles. A cet instant, à cet instant seul, les combats des lumières dans l'infini cessent, et de derrière les montagnes vertes et brumeuses surgit la chamelle aux longs poils que les enfants des quartiers populeux arracheront au son des tambourins pour les brûler dans les fourneaux en terre cuite et guérir le mal qui leur ronge les yeux et la poitrine.


     Non. Personne ne chanterait au soir des combats. Quiconque chanterait au soir des combats se ferait lapider par la foule parce que sa voix tomberait comme la mauvaise pluie. Aujourd'hui, on a perdu le secret des montagnes; on ne sait plus chanter; on crie seulement. On n'a plus besoin des pommes d'or, un pain de seigle suffirait. Qui donnerait le pain de seigle ? Qui donnerait la goutte d'eau qui ferait vivre la terre mille ans, qui ferait travailler le soc des charrues, qui arrêterait la mort des hommes ? On ne meurt plus aujourd'hui de la maladie inconnue, mais seulement d'avoir parlé, d'avoir dit, répété qu'il y a au fond des bois un mur construit pour la mort des hommes. Qui détruirait le mur ? Vous savez tous que la parole ne suffit pas. Même la parole qu'on grave sur la pierre ou le bronze. Il arrive que le vent l'efface, qu'un nuage la voile ou que la nuit l'étouffe parmi les monstres des cachots...


     Je suis persuadé que je ne dormais pas. Une étoile était venue briller au milieu de mon front. Je ne pouvais pas me voir dans le miroir, mais je savais qu'il y avait une étoile sur mon front, un peu au-dessus de mes yeux. Elle s'appuyait contre mes sourcils. Je la sentais battre comme un coeur d'homme. Était-ce les pulsations de la peur ? De l'extase ? Je ne vois pas pourquoi elle aurait eu peur. Je l'avais prise d'abord pour une fleur et je m'apprêtais à l'écraser contre mon front (je déteste les fleurs), mais quand mes doigts se brûlèrent à son contact, je compris que c'était une étoile; alors je m'endormis, tranquillement. Sans doute profita-t-elle de mon sommeil pour m'entrer dans le crâne et me dévorer le cerveau, car à mon réveil, je ne la sentis pas sur mon front. J'avais des démangeaisons autour des oreilles et au fond des yeux.

     C'est, je crois, depuis lors, que je perdis le sommeil.


     Les bois étaient recouverts de corbeaux. Je m'étais écarté du chemin pour chercher des escargots, et je m'apprêtais au combat dans les cercles de lumières et d'ombres lorsque je débouchai dans une clairière où il était dit: "C'est un pays de silence. Celui qui parle est perdu". A quelques pas de là, une foule d'hommes aux visages cachés derrière des groseilles pendait une autre foule d'hommes; sur leurs visages on avait plaqué de hideuses peaux de couleuvres et drapé leurs corps de carapaces de scarabées noirs. Le cercle dans lequel ils se débattaient coulait de sang. Alors je m'éloignai en hâte et arrivai dans une nouvelle clairière où il était dit... Qu'était-il dit dans cette clairière où des hommes, des femmes et des enfants, toutes griffes dehors, creusaient la terre avec frénésie, s'arrachaient des morceaux de racines crues qu'ils déchiraient à coups de dents ? Sur un feu de crottins bouillonnaient des marmites vides et, tout au loin, au pied d'un arbre, vagissait un gosse qui voulait qu'on l'emmenât aux fleuves de miel et de lait. Pour le faire taire, une vieille femme lui tendait un sein décharné et pourri. Je m'évadai rapidement sous un soleil atroce qui plongeait ses mains de douleur au plus profond de la forêt. Je n'aurais jamais dû m'écarter du chemin pour chercher des escargots, me disais-je. Comment le retrouver maintenant, ce chemin ? J'aurais dû marquer mon passage de petits cailloux ou de mie de pain, mais que voulez-vous ? Les corbeaux les auraient dévorés. Je grimpai sur les branches d'un jujubier et arrivai au sommet malgré les corps pendus qui m'entravaient dans mon escalade: jusqu'au plus invisible des horizons s'étendaient d'autres cadavres pendus aux branches et d'autres cris dans d'autres clairières. Ainsi, pensai-je, les crépuscules avaient emporté mon chemin. Longtemps, j'errais dans les cercles de lumières et d'ombres et fuyais les cercles de sang.



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