souffles
numéro 3, troisième trimestre 1966

malek alloula : poèmes
pp. 37-40


Oran le 28.7.66

Il est fini le temps du poète maghrébin exilé au sein d'une langue française. Exil de mauvaise foi. Exil reposant sur une idée des plus fausses sur la véritable poésie. Il est fini le temps d'apitoyer en attirant les yeux de la métropole sur "cet orphelin de lecteurs" : jouisseur aux remords plus ou moins grassement payés. Pour ma part je pense que nous devons franchir ce marécage où nous risquons de dépenser vainement nos forces.

Les jérémiades sont infamantes, nos oreilles en bourdonnent encore: ce bruitage il est de notre urgent devoir de le faire cesser si nous ne voulons pas en être assourdis. Toutes hypothèques levées je crois fermement qu'il pourra exister une poésie maghrébine digne de ce nom et "Souffles" en est déjà le signe annonciateur vibrant de hardiesse. D'autre part je crois à une poésie essentiellement révolutionnaire donc à une poésie qui change la vie. Ici plusieurs voies (ou voix) sont possibles: celle de "Souffles" m'est très proche elle parle si près de nos hantises et de nos obsessions les plus enfouies. C'est là son authenticité déchirante et en même temps éclairante. Beaucoup de poèmes de la revue me bouleversèrent par leur âpreté sans concession et une certaine promesse de tendresse contenus en filigrane. Il n'est de force que tremblante. Toute autre force est despotisme aveugle.

A propos des poèmes de la revue je retrouve un aphorisme de René Char qui peut exprimer dans quel climat spirituel j'ai reçu (au sens viscéral du terme) les textes. Cet aphorisme est le suivant: "Un mètre d'entrailles pour mesurer nos chances".

Les problèmes généraux concernant la poésie doivent être certainement les mêmes dans tout le Maghreb mais à côté d'eux existent quelques problèmes particuliers, propres à la situation de chaque pays. C'est ainsi que nous sommes en Algérie encore sous le coup de notre Révolution qui a donné naissance à une poésie essentiellement militante et tournée vers le témoignage immédiat. Après la Révolution beaucoup de poètes se sont tus ou bien ont vu leur production diminuer du fait qu'ils n'ont pu procéder à une reconversion. Cette reconversion était d'autant plus dure que la poésie militante à laquelle ils se sont livrés fut uniquement polarisée par l'événement. Chez de nombreux poètes il n'y eut aucune ouverture vers l'humain en général (je crois à une poésie aux frontières de l'homme). D'autre part chez ces mêmes poètes aucune réflexion sur la poésie ne sous-tendait leur écriture. Une grande facilité les caractérisait.

Facilité qu'ils présentaient en toute mauvaise foi comme étant l'antidote d'un intellectua1isme qui n'existait que dans leur imagination. De nos jours encore cette poésie facile en ce sens qu'elle est soit alignement de mots, soit recherche d'une musique soit énonciation d'une vérité trop générale existe encore et dans un certain sens risque d'être dangereuse.


Le problème de l'analphabétisme est chez nous aussi tragique qu'ailleurs et cette situation est idéale pour favoriser les démagogues de la poésie.

Les problèmes d'impression sont parfois insolubles surtout lorsqu'il s'agit d'une poésie sortant des chemins battus.

Néanmoins nous restons quelques-uns à croire à la défaite, à plus ou moins longue échéance, de ce chant falsifié qui prévaut cyniquement de nos jours.


Pour ce qui est de la voie que j'ai choisie je dirai qu'il s'agit avant tout pour moi d'une interrogation reprise de poème en poème et qui débouche sur une autre interrogation. Cette interrogation est la suivante: pourquoi écrire dans cette nuit qui nous environne au milieu de la précarité la plus grande ?

Interrogation pour moi vitale et qui à long terme ne doit rien solutionner.

C'est certes là une voix différente de celle qui s'exprime dans "Souffles" mais qui comme celle-ci porte témoignage d'une authenticité vécue.

m. a.



lineaments du jour


poème I

Jusqu'à son terme le plus haut
la nuit sybilline, menée le long du sentier
par poussées successives, s'aiguise sur la meule granulaire
qui fuse sous nos pas.

Le bivouac maintenant est au faîte
ouvert aux souffles les plus contraires
Lieu du guet il convenait de s'y tenir.
Eveillés !

Le jour non hypothéqué
quand résonnera l'enclume du soleil
sera notre force et notre péril noués en clair dessin.

Le seuil n'était plus lieu bas
mais pic exacerbé nous résumant dans sa flèche.
L'accès qui en avait été gagné
ne donnait d'autre droit
que d'attendre la déchirure,
de l'imminente parole.


Poème II

Nous voici à présent
sur le chemin fourchu
sans autre guide
que le roseau docile
sous les caprices du vent
et sans autre souvenir
que celui de notre soif
présente dès la lisière.
Nos seuls compagnons
avaient choisi le silence
de l'obstination émue et nous-mêmes
n'espérions plus gagner la halte
tant la marche était nouvelle.


Poème III

Le poème
porté à l'incandescence
par le souffle mental
se vrille dans la chair et l'esprit
se faisant chair et esprit.
En nouant les grandes forces partagées
il lance à travers la crémation
vers la recherche cassée
d'une illuminante histoire.
Le chemin toujours le même
ne cesse d'être nouveau
et si la retombée
du poème écartelé
s'accompagne de cendres
il n'est jamais question de nostalgie
au plus fort de l'épuisement.



Ces poèmes sont extraits d'un recueil de Malek Alloula,
intitulé "Vertu de l'aride".

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