souffles
numéro 4, quatrième trimestre 1966

f. belkahia; m. chebaa; m. melehi : des peintres protestent
pp. 36-37


     Si la confusion règne dans les domaines du cinéma, du théatre et de la littérature, de la presse, le secteur des arts plastiques n'est pas épargné non plus. Trois peintres nous envoient de Casablanca cette prise de position.


     Les anonalies constatées lors du choix des oeuvres de peintres marocains qui devaient représenter le Maroc dans des festivals internationaux (le dernier en date fut celui des Arts Nègres à Dakar), le caractère d'improvisation abusive qui a présidé à ces sélections sans le consentement de plusieurs peintres démontre le peu de respect que témoignent certains responsables vis-à-vis des créateurs et de la création artistique. Normalement un jury qui a pour tâche de sélectionner des oeuvres d'artistes nationaux en vue d'une rencontre à l'échelle nationale ou internationale devrait au moins requérir les compétences nécessaires pour ce choix ; la philosophie ou les compétences administratives ne suffisent pas. Quand saurons-nous éviter cette légèreté et cet orgueil qui consitent à nous croire, lorsque nous savons manier une plume, détenteurs de droits illimités, de mononopoles dans tous les secteurs de l'activité créatrice.

     Le "sous-développement intellectuel" prôné comme alibi, la carence d'écrivains, de penseurs ou de critiques, ne justifient pas cette obligation du pis-aller qui consiste à boucher les trous, combler les vides, forcer sa propre nature pour entrer par effraction dans des domaines qui dépassent nos attributions et nos facultés.

     De tels abus ne font qu'empiler la confusion sur l'atroce confusion qui règne déjà dans l'esprit d'un public dit vierge, orienté selon cette logique vers toutes les fausses voies, dans l'esprit de pseudo-critiques et de pseudo-artistes. C'est ainsi qu'un grand nombre d'opportunistes, (encadreurs, ébénistes, élèves de "l'Ecole ABC par correspondance", amuseurs publics, etc... : au premier Congrès des peintres marocains, il a été dénombré plus de 200 artistes peintres), sont accourus de tous les horizons. Depuis quelques années, le nombre de ces "Fannanas" va grandissant. L'Association qui les abrite est devenue très vite un refuge de médiocres et de pique-assiettes. Nous tenons à spécifier à cette occasion qu'il n'y a aucun point de communication entre nous et cette Association. Afin de démystifier les motivations de cette vague d'anarchie dans le domaine plastique et pour redonner sa dignité à ces formes nationales d'expression, des artistes se sont constitués en groupes de travail et ont essayé, à l'occasion d'expositions-manifeste, d'attirer l'attention du public et de l'opinion sur les problèmes authentiques de la peinture marocaine d'aujourd'hui.

     Plusieurs peintres sont conscients de cette situation. Ils travaillent au Maroc ou à l'étranger, dans des conditions souvent précaires. Ils essayent d'oeuvrer, dans leur domaine, par leur propre langage, pour un art non abâtardi. Ils cherchent à traduire par leurs propres signes des réalités complexes, en mouvement de réadaptations, de transformation, vers la recherche d'une synthèse profonde et originale.

     Enfin, la peinture marocaine, celle qui compte, c'est-à-dire celle qui aura un apport demain lorsque l'artiste ne sera plus ni un objet de curiosité, ni un paranoïaque ou un parasite, se trouve aux prises non seulement avec le problème de la confusion des valeurs, mais, de plus en plus, avec un dirigisme naïf. Elle doit refuser en tous cas toute tentative d'utilisation.

Farid Belkahia
Mohammed Chebaa
Mohammed Melehi



     La prise de position de ces trois peintres était accompagnée du texte ci-dessous que nous reproduisons à la lettre. Leurs toiles ont été exposées sans leur autorisation à la Foire qui s'est tenue récemment à Fès avec nombre d'autres "peintres". Le présentateur de l'exposition a cru bon, pour faciliter la compréhension des toiles de l'un d'eux au public fassi, de leur coller des titres pour que le spectateur fassi ne soit pas dépaysé : "Rêverie à Fès", "Jardins de Fès", pour des oeuvres qui n'avaient aucun rapport plastique avec ces "lieux", ces "sujets". Nous reproduisons cette préface.


fête du livre et du tableau marocains

     Entrons tout de go dans cet univers frissonnant de fougue et de lumière. Nos peintres sont des voyants qui témoignent.

     A la recherche d'eux-mêmes, comme le Tiers-Monde, ils se battent, dans leur art, contre leurs propres contradictions.

     Témoins d'un monde blessé et rebelle, humilié et bon enfant, les peintres marocains s'éveillent à l'appel d'un "Je" devenu un autre.

     Tiers-Monde de par le présent, ils se sentent concernés par l'avenir humain qui se façonne pour les trois tiers du monde.

     Saluons l'éclosion, imprévue, d'un art d'emprunt qui, déjà, s'enracine dans ce Maroc, patrie splendide du soleil où tout s'érige avec coeur, avec chaleur.

     Restons à l'écoute.

     La chiquenaude est donnée : aujourd'hui nous fêtons, grâce à nos amis fassis, l'entrée glorieuse des arts plastiques, parvenus à leur mâturité, dans la grande famille de la culture marocaine. Les voici, cohabitant, dans ce même pavillon, avec les oeuvres des écrivains marocains. Le pacte est signé, le Zalagh en est témoin.

     Dorénavant, le public de chez nous se sentira assoiffé des fruits de l'intellect et du goût et réclamera un pavillon pour ses écrivains et ses artistes dans toute manifestation publique. Nous espérons que cette présence satisfera son appétit de plénitude.

     Saluons, aussi, l'aube bleutée et tiède de la peinture féminine marocaine en la personne de Mesdames Al-Chaiba et Méziane qui prennent rang parmi nos naïfs déjà connus : Louardhiri, Ben Allal, Ahmed Drissi...

     Merci à vous tous, poètes, peintres, sculpteurs, écrivains qui cherchez à nous faire découvrir, grâce à vos oeuvres, le divin élan qui transforme nos âmes et entraîne nos corps.

FES, octobre 1966
Mohamed Aziz LAHBABI



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