souffles
numéro 4, quatrième trimestre 1966

abdellatif laâbi : la presse nationale entre le business et le dogme
pp. 38-40


     Le Maroc a vu naître depuis l'indépendance un grand nombre d'organes de presse quotidiens, périodiques, magazines et revues.

     La levée de l'hypothèque coloniale a brisé assurément les carcans de limites et d'interdits, de dépendance aussi qui avaient jugulé et perturbé le développement normal de la presse nationale sous le protectorat. Aux restrictions financières, idéologiques et politiques de l'ancien régime ont fait place au lendemain de l'indépendance des garanties de liberté d'expression plus souples, menacées cependant de temps en temps par l'instabilité politique et les contre-coups de l'événement.

     Indépendamment de ce problème statutaire vital, la presse de l'indépendance se caractérise du point de vue de son contenu par un syncrétisme étonnant. Ses structures sont indéfinies et rendent aléatoires toute tentative de synthèse. Et, avant même de pouvoir analyser les problèmes de ses structures ou de ses options, il faudrait peut-être expliquer les raisons qui font que cette production naisse comme par génération spontanée et meure avant terme, dépassant rarement le cap d'une diffusion restreinte.

     En effet, loin de constituer la charpente solide d'une presse nationale, cette production a été une véritable hécatombe. Nous avons eu beaucoup de titres généreux, de sigles, d'adages de frontons que de publications élaborées en fonction d'une évolution normale dans le temps, d'une lutte et d'objectifs à long terme.

     Ce qui a fait la santé et la combativité de la presse marocaine sous le protectorat, l'esprit revendicatif et la conscience profonde du caractère irremplaçable d'une presse de combat (pour l'information des cadres, la formation des masses populaires ainsi que pour la prise de conscience collective des problèmes nationaux) tout cela a disparu sauf rares exceptions au lendemain de l'indépendance.

     Les divisions et querelles politiques, l'opportunisme ou l'officialisation d'une certaine presse, la répression pure et simple matérialisée par "l'enruinement" de la presse d'opposition, tout cela a conduit la presse nationale à une totale anarchie.

     Devant le dilemme quotidien. à savoir le choix entre la presse étrangère ("lisez le Petit Marocain"), consolidée par une absurde immunité et la presse nationale, le lecteur est réellement impuissant.

     Il lira en désespoir de cause l'une ou l'autre, conscient que d'un côté il encourage l'existence d'une presse abhorrée, qu'il l'engraisse malgré lui et que d'un autre côté, la presse nationale ne lui offre en compensation qu'imprécision dogmatique, pauvreté d'information, une dérisoire compilation impersonnelle.

     Que ce soit en arabe ou dans les langues étrangères, la presse au Maroc illustre dramatiquement une des tares les plus lourdes du sous-développement. Elle ne saurait mériter le titre de presse dans l'acception moderne du terme. Presse artisanale, balottant entre l'information fragmentaire, l'opinion frelatée, manquant des cadres et de la formation qui peuvent lui assurer une contexture élaborée, synthétique. enrichissante. L'hécatombe dont nous parlions plus haut trouve là son explication : la création d'un journal obéit rarement à des buts précis, elle n'est pas conçue comme l'avènement d'un organe intégré dans une lutte de n'importe quel ordre : lutte sociale ou autre, ou tout simplement lutte pour la dignité de la presse, lutte pour l'information qui ne rétrécit pas le jugement et le déforme mais élargit les ouvertures vers l'apprentissage des réalités propres, vers une communication avec autrui, avec le monde de l'événement, de l'histoire, de la création.

     La presse, cette acquisition piécieuse de l'humanité, ce témoignage organique sur le monde et les préoccupations fondamentales de l'homme, n'est malheureusement chez nous qu'une somme indigente de slogans, une lentille rétrécissante et grotesque des immenses réalités qu'une presse moderne se doit d'explorer, d'éclairer pour les transformer.

     Depuis quelques années, un autre élément est intervenu. Encouragés par les exemples de réussite de la presse industrielle à l'étranger, certains "journalistes" nationaux out cru trouver là un terrain d'innovation à l'échelle locale. Mais leur raisonnement est loin d'avoir la hardiesse et la précision d'un Béchir Ben Yahmed pour ne prendre qu'un exemple proche de nous.

     Le journalisme lucratif industriel, s'il est motivé et étayé par une stratégie idéologique ou purement informative (exhaustive) peut assurément ne pas faire paire avec une malhonnêteté congénitale. Il peut souvent, à l'échelle du Tiers-Monde par exemple, supplanter la presse capitaliste étrangère et lui ravir une part du public qu'elle se plaît à fasciner, orienter et endoctriner. Là s'arrêteraient en tout cas son rôle et son action.

     Mais nous ne sommes pas arrivés en ce qui nous concerne à cette audace. Cette presse commerciale "nationale" connaît ses imperfections et ses limites. Elle sait qu'elle n'a pas à soutenir de concurrence à l'échelle d'un ensemble géographique et humain vaste. Aussi a-t-elle fait le choix de l'esclave qui consiste à ne pas enjamber le cercle étroit délimité par l'indigence mentale et la médiocrité claironnante. La vacuité est pour elle le meilleur des stimulants et fortifiants.

     Encore une fois, le lecteur se laisse avoir consciemment ou inconsciemment.

     Notre rôle à tous, consiste dans la dénonciation de ces anomilies, d'autant plus absurdes que nous sommes à une phase critique de notre développement qui nécessite avant tout une grande lucidité et une approche rigoureuse et saine des problèmes.

     Dans le domaine strictement culturel, il existe aussi des revues et périodiques qui ne reflètent nullement à notre avis les réalités culturelles de notre pays dans leur complexité. Organes partisans, émanations étroites de sectes ou de coteries à l'existence souvent hypothétique, cette presse se confine dans un rigorisme anachronique, dans un sectarisme de rideaux de fer. Le contenu de quelques-unes de ces publications nous plonge dans une logique médiévale : preuves par l'irrationnel, dogmes et certitudes. Tant du point de vue de la création littéraire pure que de la critique, il semble que les acquisitions scientifiques du 20me siècle, le bouleversement mental et psychique, la désarticulation des concepts esthétiques et philosophiques n'aient nullement ébranlé ce monde en état d'hibernation. Ne parlons pas de dialogue, car se posent immédiatement les priorités de l'âge, de la langue, de la foi, de la culture encyclopédique. Les titres éloquents de ces publications vont de "la bonne nouvelle" à "la certitude".

     D'autres revues, plus à la page, ont gardé certains défauts méthodologiques des précédentes en essayant malgré tout de s'adapter aux nouvelles exigences. On ne tarde pas d'y relever cependant des contradictions significatives. Champions de la défense de la culture et de la langue arabes, les rédacteurs de ces revues, au lieu de faire une large place dans leurs colonnes aux essais d'analyse et de réflexion, à la création qui seules permettent de saisir et de témoigner du processus d'évolution d'une pensée et d'une culture données, s'ingénient soit à ressasser en traductions les essais critiques de MM. Albérès, Sartre et autres, soit à nous présenter des textes qui relèvent d'un manque absolu d'exigence et d'une méprise grave sur le sens de l'activité littéraire. Les concours de la nouvelle et de la poésie dont ont été remplis deux numéros de l'une de ces revues nous montrent assez où sont à l'heure actuelle les exigences de ses rédacteurs en vue de rechercher les voies authentiques d'une littérature marocaine. Nous avons déjà parlé de cette "sclérose des formes et des contenus" dans notre manifeste du premier numéro et nous constatons encore, malheureusement, que rien n'est changé.

     Il existe enfin d'autres revues dont les structures relèvent plus du magazine. Ces publications, de conception plus moderne, ne sont pas sans nous rappeler une presse qui fleurit dans des pays développés où nombre de journalistes misent sur la tendance du lecteur moyen (le lecteur est d'ailleurs la créature de cette littérature du digest) à se contenter d'une information amputée, du sensationnel, de l'analyse et du reportage syncrétiques. Le péril consiste à rester daus l'anecdotique, le marginal, à effleurer le cadre extérieur des problèmes au lieu de s'assigner une échelle de priorités et d'ampleurs. Information de l'homme pressé, déjà aliéné par des habitudes mentales, des critères de mode de vie qui n'ont aucun rapport avec les nôtres. Cette presse nationale a compris elle aussi, mais d'une manière plus subtile quels étaient les moyens de circonscrire et d'arrêter un public encore vierge, susceptible de tomber dans tous les panneaux pourvu que le panneau s'affuble d'une démagogie développant de bons sentiments et une morale visiblement altruiste.

     La encore, il ne s'agit pas d'être dupes. La tricherie, les masques, les mises en scène finissent toujours par faillir devant les événements, le combat quotidien.

     Cette prise de position n'est pas une tentative de dénigrement de mauvais aloi. Nous n'avons nullement mauvaise conscience. La crise qui affecte aujourd'hui la presse nationale tire ses origines d'une vaste situation que nous nous sommes proposés d'éclaircir et. de démystifier. Si nous luttons pour la dignité de la presse et de l'information, c'est parce que nous considérons que ce combat fait partie constitutive du combat national dans sa totilité, en vue de la contestation des structures aliénantes pour l'homme de chez nous, la reconquête de notre personnalité propre, la conjuration de la gangrène, du lest multiple qui nous rive à la médiocrité, l'anonymat et aux tares du passé.



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