souffles
numéro 6, deuxième trimestre 1967

toni maraïni
chroniques : expositions m. chebaa, m. melehi
pp. 44-45


     Une nouvelle galerie s'est ouverte à Casablanca, 33 rue Allai ben Abdallah, qui inaugure son activité avec les expositions de Mohamed CHEBAA et de Mohamed MELEHI.

     La peinture de Mohamed Chebaa a suivi une évolution qu'on pourrait définir comme "cachée". C'est-à-dire que ce n'est pas par une activité plastique extériorisée et échelonnée dans le temps qu'il est arrivé aux résultats qu'il propose dans cette première exposition personnelle ; c'est plutot par une constance intérieure et une investigation méditée qu'il a su mener à terme un ensemble de problèmes qui l'ont préoccupé depuis des années, mais qu'il n'avait pas réussi à concrétiser auparavant. C'est depuis 1960 - quand il avait réalisé une série de toiles à Rome - que le problème de la forme dans l'espace, de la ligne dans la forme et de la couleur comme moyen de coordination entre ces deux facteurs l'avait préoccupé. Pourtant, après son retour au Maroc, il n'avait pas extériorisé cette préoccupation, peut-être pour sauvegarder son expérience artistique personnelle du danger plastique que pouvait présenter un travail officiel de décorateur. Cependant, malgré une apparente inactivité créatrice et des occupations controversées, il avait continué à méditer sur les problèmes plastiques particuliers qui l'intéressaient. C'est ainsi que, sortant de cette période contrastée, il les a finalement concrétisés avec clarté et sûreté.

     Il y a la forme qui est à la fois le solide et le vide d'une autre forme complémentaire. Les opposés : ouvert-fermé, cercle-ligne droite, contenu-contenant, s'alternent. Ils s'organisent avec fermeté. Ils rentrent l'un dans l'autre : ils se balancent. C'est un équilibre binaire, qui énonce l'ambiguïté optique des opposés, réunis et divisés par les plans des couleurs. Cet équilibre est accentué par le fait que le tableau même est parfois divisé en deux moitiés. Le spectateur est ainsi encouragé à percevoir l'ensemble au travers des relations spatiales ; ce facteur (le "champ de vision"), présent dans tout un courant de l'expression contemporaine (les séquences d'un film, ou d'un roman, ou les différentes parties d'un ensemble architectural, tendent à être découpées et perçues indépendamment), caractérise aussi une des solutions plastiques les plus ingénieuses et élémentaires des artisans populaires. Un tapis zayan divisé en champs optiques, ou une série de zellijes délimitée par des blancs, ont aussi recours à une perception par entrecoupures, au moyen de laquelle une séquence rythmée est obtenue.

     Chez Mohamed Chebaa, les formes, réelles ou imaginaires, sont presque toujours analysées en tant qu' "entités". Donc, même l'alternance solide-vide qui se crée autour de la dentelure d'un peigne est importante ; isolée, elle devient "signe". Car toute forme, une fois définie dans l'espace par la contre-apposition de ses limites extérieures et intérieures, est potentiellement significative ; elle révèle des harmonies et des discordances qu'on ne découvre que dans l'espace unique de la toile.

     Une technique calme, claire et bien achevée accompagne cette recherche.

     Si parfois Chebaa est attiré par les aspects qui pourraient freiner son investigation (l'espace, à sa limite, rejoint une passivité graphique), il la ramène tout de suite sous son contrôle. Il est donc conscient du fait qu'une telle recherche doit être poursuivie avec ouverture et rigueur, car elle ne se suffit pas à elle-meme mais, au contraire, indique continuellement d'ultérieures possibilités d'investigation.

      

     L'exposition de Mohamed Melehi suit au contraire une activité échelonnée dans le temps. Les toiles de jute (1958), les collages en blanc et noir (1958-1959), les tableaux en noir sur noir (1959-1960), les bandes verticales et les couleurs (1961-1962), les carreaux (1962-1963-1964-1965) et les ondes (1964-1965-1966-1967), sont issus d'une série de décisions définitives, rigoureuses et méditées. Chaque prise de position plastique a été accompagnée d'une prise de conscience mentale : "mes tableaux contiennent une discipline" (1).

     Cette investigation, il l'a réalisée non pas au moyen d'un intellectualisme érudit mais par l'intuition, l'introspection et le travail.
     Sa recherche se centre autour du problème de la communication "signalétique".
     Chaque ligne et chaque couleur peuvent refléter une pensée, transmettre un message, provoquer une série de sensations. Cela est vrai soit pour le peintre (la validité de son expérience est liée à l'intégrité avec laquelle il réalise sa toile) soit pour le récepteur (l'intensité de son expérience est proportionnée à l'ouverture avec laquelle il "regarde" le tableau). C'est entre ces deux pôles que s'établit la communication, ou l'ensemble des communications ("...Il y a autant de réalités que vous y lisez") (1).

     Melehi peint donc pour aboutir à une pensée graphique. "L'onde me donnait la musique, le mouvement. Elle est vibration, et elle est aussi la communication dans l'espace (les ondes sonores, visuelles, le vidéotape, etc...). Elle représente la continuité, le ciel, la forme, la sensualité, l'eau, le rythme des pulsations. Elle est calme" (1).

     Dans cette exposition, deux choses frappent le plus l'uniformité des motifs, et la discordance des couleurs.

     Dans l'exposition rétrospective de 1965 (Rabat, Casablanca), chaque tableau possédait sa propre identité ; cette fois, au contraire, il s'agit d'une exposition thématique (l'onde) ; toutes les toiles sont complémentaires, elles appartiennent à la même époque. Chaque tableau est donc coordonné à l'effet global, à la perception cumulative de l'onde dans l'espace.

     Sans discrimination, Melehi accepte les couleurs "criardes et laides", car elles sont telles selon les canons académiques lesquels, élaborés dans le contexte d'une expérience culturelle déterminée par certains conditionnements, certains matériaux, certaines techniques, ne sont plus valides ni par rapport aux changements qui se sont produits entre temps ni par rapport aux couleurs africaines. Il les insère donc dans ses toiles.

     D'ailleurs elles font partie du paysage chromatique de son oeil moderne (matériaux nouveaux, couleurs synthétiques, art industriel, etc...)

     Ainsi, chaque fois qu'un problème plastique ou qu'une idée l'intéressent, Melehi les assume totalement ; il les médite, les analyse, les transforme, les propose.



1 : Passages extraits du texte de Melehi, mai. 1965.
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