souffles
numéro 6, deuxième trimestre 1967

albert memmi : auto-portrait
pp. 8-9


     Je suis né à Tunis, Afrique du Nord, et je ne me suis guère éloigné de ma ville natale à plus de 100 km jusqu'à vingt ans. Et comme la ville était divisée en quartiers hostiles et méfiants, j'évitais de m'aventurer longtemps ailleurs que dans la nôtre. Ainsi, chacun vivait pour soi, dans ses traditions, ses préjugés, ses peurs et ses haines, Arabes, Juifs, Français, Italiens, Maltais, Grecs, Russes... mais j'ai raconté tout cela dans mon premier roman : "La statue de sel".

     Toutefois, c'est dans mon deuxième roman, "Agar", que se trouve peut-être la clef de mon existence actuelle. Deux mois après avoir quitté Tunis et mon quartier, qui me paraît aujourd'hui un simple rêve d'une vie antérieure, j'épousais une fille blonde aux yeux bleus, catholique de l'Est de la France, de cette France qui ressemble si fort à l'Allemagne. Un autre rêve étrange, que je n'aurais jamais pu même concevoir... J'ai conté tout cela dans "Agar" : les difficultés du mariage mixte, le choc de deux cultures à l'intérieur du couple, les déchirements qui en résultent pour les époux, jusqu'au délire et à la catastrophe. Mais, en vérité, cette aventure fut-elle à l'origine de ce qui suivit ou son symbole prémonitoire ?

     Toute ma vie s'est trouvée dorénavant reprise, orientée, confrontée elle-même par cet événement. Il a fallu que je me demande qui j'étais, qui j'avais été jusqu'ici et qui je devais devenir pour arriver à vivre dans ce monde nouveau qui s'offrait à moi. Comment réconcilier en moi l'Orient et l'Occident ? Ce passé qui plongeait si vertigineusement au coeur de l'Afrique et les études de philosophie et de sciences humaines claires et rationnelles que j'avais entreprises pour devenir une image du professeur occidental que je suis d'ailleurs apparemment devenu ?

     Ainsi, ayant voulu comprendre pourquoi le couple mixte échouait si souvent, si misérablement, ce fut l'occasion d'un autre livre (pour survivre, je ne savais plus faire que des livres). Dans le "Portrait du Colonisé", j'ai cru découvrir, outre ce que je cherchais à propos du mariage mixte et de moi-même, le drame de la colonisation, et son retentissement sur les deux partenaires de la colonie : le colonisateur et colonisé. Comment leurs vies entières, leurs figures, leurs conduites se trouvent commandées par cette relation fondamentale qui les unit l'un à l'autre, dans un duo inexorable.

     Du même coup, je venais d'entrevoir un phénomène infiniment plus vaste, plus terrifiant : la relation de dominance, qui ordonne les rapports de tant d'êtres humains. Je m'avisais que les mêmes mécanismes, qui m'avaient éclairé sur ma vie d'homme colonisé, pouvaient m'aider à comprendre ce qu'est un Juif. Car j'étais également Juif, et même après la fin de la guerre, de la colonisation, et de tous les bouleversements sociaux, je demeurai séparé, minoritaire, mis en accusation et fréquemment agressé. Il me fallait donc faire l'inventaire de ma vie sous cet autre aspect ce fut le "Portrait d'un Juif", qui irrita ou toucha tant le lecteurs parce que j'y révélais mon malheur d'être Juif, le malaise constant du Juif et la menace continue des autres.

     Dans "La libération du Juif", qui vient de paraître (1) tout en continuant à raconter cet itinéraire, je tente d'inventorier les voies de libération, les fausses et les possibles, qui s'offrent à l'homme opprimé. Au Juif d'abord, puis par extension à chaque type d'opprimé contemporain : le Colonisé, le Noir américain, la Femme, etc... Je crois aujourd'hui que tous les opprimés se ressemblent par delà leurs différences ; que tout homme, toute femme, qui veut se libérer, doit entreprendre les mêmes luttes. A la limite enfin, j'aimerais un jour tracer le portrait général de "l'homme opprimé".

     En attendant, et en bref, je n'ai jamais fait jusqu'ici que le bilan de ma vie. Or, depuis le bonheur irréel des premières années, les jeux dans l'Impasse Tarfoune, à Tunis, long conduit désert qui tournait deux fois sur lui-même pour aboutir dans un trou de silence et d'ombre, jusqu'à la vie abstraite des grandes capitales, en passant par la guerre, les camps, et la décolonisation, le chemin est trop long, trop chaotique : le héros ne se reconnaît plus. Je passe mon temps à essayer de combler le fossé, ces ruptures multiples, de signer au moins l'armistice avec moi-même, en attendant une impossible paix.


1 : Editions Gallimard.
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