souffles
numéro 6, deuxième trimestre 1967

b. jakobiak : situation z
pp. 36-39


     S'impose au Maroc, comme dans d'autres pays anciennement colonisés, une image de l'Europe complètement fausse. Qu'on l'applaudisse ou la condamne, on y voit une réussite, une cohérence monolithique, un accord profond entre l'évolution continue d'un humanisme et la progression des techniques.

     Or le "Français de France" est venu. Il est agent technique, professeur ou grand diffuseur d'une culture "moderne".

     Mais, qui au Maroc a compris cette affirmation de Rimbaud : "le mieux est de quitter ce continent où la folie rôde" ? qui a compris qu'on puisse éprouver la nécessité de fuir "les marais occidentaux" ?

     Je sais, il y a eu Sartre, Camus, leurs épigones, depuis. Mais les considérer comme un aboutissement victorieux, comme une victoire de la pensée est un leurre. Ils ont cru, lors de la seconde guerre mondiale, par leur lutte dans la résistance, que l'humaniste retrouvait son pouvoir d'action politique et sociale.

     Ils ne peuvent plus convaincre aujourd'hui et, après une parenthèse qui a duré de 1936 à 1956 environ, la littérature, la poésie, l'art dans son ensemble se retrouvent dans cette opposition absolue, plus ou moins vigoureuse, plus ou moins fatiguée, plus ou moins résignée, mais opposition tout de même au monde tel qu'il devient en Europe.

     "Quelque chose comme un paradis" disent les sourires de jeunes Marocains pensant à une fille, à la vie facile, au retour de leurs vacances. Laissez-moi rire.

     La relégation et l'exil des grands exigeants qu'on vous a fait admirer, qu'ils s'appellent Vigny, Hugo, Musset, Flaubert, Balzac, Zola ou un peu plus près de nous Rimbaud, ne sont pas les tares d'un passé révolu. Rien de ce qu'ils appelaient n'est venu et une opposition parente de la leur s'impose encore à qui veut vivre, en Europe. Elle s'est seulement précisée, a pris diverses formes.

     Et j'appelle "situation z" celle de ceux qui, aujourd'hui, continuent, qui, mis dehors, ne se résignent pas d'une façon ou d'une autre à cette impuissance qui était déjà le lot des "préromantiques" mais qui essaient au contraire, et encore, d'en sortir.
aujourd'hui

     VOTEZ......... VOUS AUREZ DES GARAGES ! affiche-t-on dans les HLM.

     Le développement des techniques branché sur celui des sciences débouche sur le commerce.

      Or le plus modeste négociant, au jour le jour dans ses comptes, a toujours depuis la nuit des temps, vécu par procuration : PAS DE PRÉSENT !... sinon un devoir monocorde, une abstinence compensée par des plaisirs aux moindres frais. Il faut dire, peut-être à notre décharge, que sciences et techniques, ces soeurs siamoises, réussissent de plus en plus à réduire cette abstinence et à nous procurer un plus grand nombre de plaisirs en promettant davantage :
            DEMAIN !...

      utiliser, tuer le temps en attendant.

      Les moyens de le faire deviennent si nombreux que ce lendemain n'a même plus le temps d'exister. L'ennui, ce futur hypothétique rétréci en traites à payer pour l'objet qui fait le trottoir sur les affiches et transforme les lèvres des speakrines en larves "tu viens chéri", s'étend des grandes villes aux plus reculées campagnes. Pour la bonne marche des usines, donc de la recherche, donc du progrès, il faut que le plaisir avorte en une myope insatisfaction : devoir social !

     Condamné à perpétuité dont on améliore l'ordinaire, le consommateur-consommé deviendrait neurasthénique sans la promenade quotidienne dans la cour du pénitencier : l'information hygiène du peuple, bouche d'oxygène.

     Il y a plus. Pour compenser et faire passer ce présent constamment gommé, on remet à jour religieusement, les greniers des plus érudits. Par UNESCO, professeurs, colloques, festivals, disques, livres, spectacles sons et lumières, tourisme, ah ! vraiment on n'a jamais tant honoré les "richesses du passé" ! Elles font jolies sous vitrines chics ou monoprix, à côté des petites poupées régionalistes, des voitures miniatures, des porte-clés. Tout Chopin, tout Bach, tout Mozart, tout Beethoven, tout Molière, tout Racine, tout Victor Hugo, tout Zola, tout Shakespeare, tout Goethe... On veut tout voir, tout lire, tout entendre. On n'a pas le temps mais on achète. On ne fait que ça : on achète, en 26 disques, en 30 volumes, en 75 reproductions en couleurs, sans compter les eaux-fortes en noir...

     L'emballage d'un passé qu'on laisse : le dernier cri !

     C'est dans cette sauce mayonnaise battue en neige par publicistes, qu'il faut situer les sursauts ou les retraits de la littérature et de la poésie d'aujourd'hui en France.



le nouveau roman

     Dans une prison, le plus libre, absolument, est celui qui est parvenu à se prouver l'inexistence de l'extérieur. Que cette solution soit ou non la meilleure est hors de propos : elle existe. Nathalie Sarraute l'appelle "le soupçon", Robbe-Grillet, Michel Butor, les écrivains du groupe "Tel Quel", "Les Lettres Nouvelles"..., toute une "jeunesse" comme on dit, y voient, plus ou moins scrupuleusement, la seule voie possible.
Méthode :

     on tire les rideaux. On reste immobile. On regarde en tournant la tête d'un mouvement imperceptible. On note. Le plus infime battement de cil, signe d'une imperceptible velléité d'évasion, détruit l'état de grâce nécessaire à l'auteur, puis au lecteur. - Inutile de s'attarder sur le fait qu'aucun véritable taulard n'a eu l'idée d'un pareil exploit, ni n'est parvenu à la concentration suffisante. - On y rétrécit la langue: "il pleut. Il neige. Il est là. Le ciel est noir. Le quatrième bananier en partant de la gauche a perdu une feuille". On évite les prénoms. On prise les répétitions. On nomme le mot qui annule le geste : "il prend sa tasse... Il la regarde..." On se défend contre l'extérieur. On s'installe dans la geôle-langage. On la parfait. On s'efforce d'en rester au concept : des mots, des mots-phrases, les plus banals, afin d'éviter l'intrusion de quoi que ce soit. Des mots, les plus usés, ceux qui n'ont plus aucune charge affective. On se bâtit la langue geôle. De mot en mot. Rien d'autre. Rien ! Ce n'est jamais parfait. On repère la moindre fissure. On enlève. On colmate. C'est un épuisant travail. Méticuleux. Il faudrait s'astreindre, pour rien, sans passion, à un ascétisme glacial.

     C'est très Français dans ce sens qu'on peut passer sans heurt aucun de Malherbe à ça. Mais des plus méfiants, Paul Valéry par exemple, font figure de petit enfant. Moi, toi, nous, vous, tout le monde...: niés !

Le refuge est à ce prix là.

      Cette solution se vend. Elle intéresse un éditeur et un petit peu quelques autres : prudence ! "La maison ne fait pas de crédit" affichait mon hyper-salaud de boulanger pendant la dernière famine.

     Les autres solutions ne se vendent pas. Nous en parlerons cependant.



le surréalisme

     André Breton est mort, ce qui a été dans les stands officiels, l'occasion de lui décerner une espèce de légion d'honneur qu'il aurait refusée de son vivant. Eh bien, des surréalistes vivent ; et même qu'ils peignent, sculptent, écrivent !

     Ils n'acceptent pas, eux. Ils refusent. Ils fuient. Le clochard, l'ivrogne, le fumeur de kif, le LSD boy en débraillé cheveux barbe folle, font tout pour fuir, et le fou est déjà parti. Mais les surréalistes ont mieux que les drogues. Les surréalistes ont le tapis volant : "vos rêves la nuit, sont des départs vrais, c'est faux ce qu'on vous a appris !... et la parole, les couleurs, les formes sont océan sans murs si vous laissez tout pouvoir au délire". Évidemment ça interdit les disciplines nécessaires pour réussir en physique, en mathématiques, en sport, en bureaucratie, en guerre ou en politique. Par contre ça libère le geste, le regard, l'accueil ; parfois ça permet l'amour. Mais ça mutile, ça pointille : on repart, on retombe, et ainsi de suite. On s'en suicide encore. Tristan Tzara, ce grand méconnu, s'en est méfié : chaque fois il se récupère ; malgré tout il dérive, dérive.

     En "surréalie" le mot n'a pas plus de sens que le conscient en tapis volant ; l'image emmène ; le mot a surtout tout son flou, tout ce qu'il suscite, toute sa charge d'affectivité. Pas son présent. Aussi l'instant vogue-t-il libre. A 8 000 mètres, c'est l'asphyxie.

     L'expérience surréaliste dont l'écriture automatique, n'en est pas moins l'initiation irremplaçable pour échapper à la logique, pour se sevrer d'un monde appris depuis l'enfance. On se garde d'un tel exercice. On le craint. On en a fait une littérature. Le surréalisme, pour le public surtout, s'est réduit à un langage d'images, est devenu langue-mémoire. Avoir donné le prix Nobel à Saint-John Perse a été couronner une savante rhétorique à partir de ce langage surréaliste ; une utilisation-neutralisation ; seulement un style, une éloquence ; une célébration à vide sans plus de risque et aux conquêtes maigrichonnes.



les "camarades-rois"

     Un grand méfiant, ignoré lui aussi du commerce, Adrian Miatlev, en 1936, dans "Ce que tout cadavre devrait savoir" avait prouvé que l'image donc l'imagination, ne méritaient pas notre absolue vénération, qu'une vitalité d'en-deça des mots pouvait s'imposer à l'abstraction même. Et à "La Tour de Feu", (1) où il demeure le fascinant mage, on en a déduit que l'émotion, la sympathie immédiate, la chaleur humaine, tout sentiment de vie avaient inconditionnellement raison. On a cherché la joie avec fougue. On l'a trouvée dans un présent séparé du monde commercialo-intellectualo-industrio-technique, tout comme les amoureux, les amants libres, les vagabonds contents, les bergers Giono, les promeneurs comblés, les enfants dégringolant les pentes. On a déterré, par foi simple, la flûte de Pan.

     Mais la connaissance y est sentie comme une schématisation, une dénaturation, une castration. A la limite, il faudrait ne plus exprimer mais respirer, éprouver, accueillir. Les tempéraments tragiques aspirent alors à ce refus d'écrire que Miatlev considère comme son exploit dans ce trop peu connu "Sacrement du divorce", de chez Gallimard pourtant.



nous autres

      "Quelle langue parlais-je ?" Voilà une question qui situe la méfiance ailleurs et interdit de faire sienne une des options dont il vient d'être donné un aperçu.

     La cause de nos maux n'est alors ni d'avoir imaginé autre chose que la geôle d'une condition aussi implacable que la fatalité, ni de ne savoir pas utiliser les moyens dont nous disposons pour fuir, ni d'avoir trop voulu connaître. La cause de nos maux n'importe pas car rien de ce qui a pu tromper n'est nié pour autant, car l'expression d'un échec ne saurait remettre en question ce que j'éprouve, ce dont je sens en moi la nécessité. Et c'est parce que je sens le danger d'un enseignement généralisé pour l'expansion d'une "culture" dont le principe est un respect religieux de chefs-d'oeuvre du passé dont la plupart ne me concernent pas, que je crie : RIEN N'A ÉTÉ DIT !

     Ce n'est pas parce qu'une logique analytique joue au despote et y réussit que le conscient est à proscrire. L'héritage littéraire européen ne nous concerne pas ou plus, car l'expression passée qui a abouti à la science mérite une méfiance absolue dans tout domaine où il ne s'agit pas seulement de se forger un outil. Rendons à l'objectivité ce qui est de l'objet et enlevons-lui le reste sans merci ni reconnaissance ! Peut-être alors l'opposition qui a toujours abouti à un refuge, se muera-t-elle en présence efficace.

J'appelle homme celui qui destitue l'outil !

Il est encore trop rare, cet homme là ! Destituer, non plus nier,...!

     Le passé qu'on nous sert est un habit orné peut-être, mais complètement disparate et qui ne saurait convenir à personne. Tout est à rééprouver. Plus de leçons ! Plus de conclusions ! Rien que la langue, cette mémoire confuse et commune mais de personne et chacun avec sa vitalité. Notre méfiance se situe au niveau de l'expression. Notre connaissance ne saurait venir que de textes où une énergie singulière tenant lieu de syntaxe, impose la libération, la récupération ou l'affirmation d'une personnalité. Tous les mots en liberté ! mais plus comme des tremplins pour l'imagination. Les mots et une vitalité ! sans avoir élu par conclusion, déduction ou opposition, ni la raison, ni l'émotion, ni l'imagination ; sans abandonner aucune de ses facultés ; mais par nécessité pour cette vitalité, par fidélité à l'intensité de cette vitalité, seul critère, le poème, tantôt libération réelle dont revenir plus fort, exorcisme ; tantôt lucidité organique, regard ; tantôt récupération d'expériences passées, nourriture et présences devenues inaliénables ; tantôt exploration effective d'une mémoire génétique, force de racines d'un passé singulier toujours différent de l'histoire qu'on enseigne.


1 : La Tour de Feu - Revue bi-annuelle - JARNAC (Charente) France.
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