jilali gharbaoui

souffles
numéro 6, deuxième trimestre 1967

bert flint : forme et symbole (1)
pp. 40-42


     La campagne devrait-elle être simplement au service de la civilisation citadine et industrielle ou bien a-t-elle le droit à l'égalité culturelle ?

     Quel peut être l'apport de la campagne à la civilisation moderne, en dehors de la nourriture, de la main-d'oeuvre et d'un moment de repos pour le citadin ?

     Quel peut être l'apport de l'Afrique, l'Asie ou l'Amérique latine à la civilisation moderne en dehors des matières premières, de la main-d'oeuvre et des vacances ensoleillées pour l'Europe et les Etats-Unis qui sont à la pointe du progrès ?

     Au contact de l'innocence du paysan, de la naïveté du primitif, vient se reposer l'esprit névrotique du citadin ou de l'occidental.

     D'une part, la lutte pour l'existence projette sur les "enfants de la nature" la nostalgie de l'enfance ou du paradis perdus, d'autre part, campagnard ou indigène sont chargés d'un sens péjoratif pour que le citadin et l'occidental acceptent les efforts nécessaires à la construction d'une civilisation qu'ils ont besoin de croire supérieure aux autres civilisations, encore existantes ou précédentes.

     La civilisation rurale européenne a ainsi été la première victime du mépris de la société industrielle qui a réussi à l'exterminer presque totalement. L'aliénation de la culture rurale millénaire s'est produite sous forme d'un déracinement du paysan attiré vers la ville et mis au service d'une société industrielle et bourgeoise. L'objet utilitaire, industriel, bon marché, mais sans valeur esthétique, envahissait en même temps la campagne et éliminait petit à petit l'objet artisanal qui avait été depuis toujours le moyen d'expression populaire par excellence. Ni la population rurale, ni le prolétariat urbain européen n'ont su se relever de cette aliénation jusqu'à nos jours. L'art populaire européen actuel n'est en effet qu'une expression complexée envers un art citadin qui, depuis la fin du Baroque, était tombé progressivement sous l'emprise de la mentalité bourgeoise.

     Malheureusement, ceux qui, les premiers, ont pris conscience de l'exploitation du peuple en faveur de l'établissement d'une société bourgeoise, et qui ont organisé la récupération des droits des peuples, se sont trompés sur l'expression esthétique populaire authentique. Ils se sont basés sur le goût d'un prolétariat européen déjà complètement aliéné sur le plan esthétique, et, paradoxalement, les chefs des mouvements populaires ont encouragé les artistes à persister dans une voie esthétique d'origine purement bourgeoise. Ceci n'a pas empêché que les meilleurs artistes de la société industrielle se soient engagés dans la révolution artistique, quittes à être rejetés au sein du monde bourgeois par ceux qui auraient dû les comprendre le mieux. Peu à peu, les choses commencent cependant à s'éclaircir et l'étude de l'art populaire marocain pourrait bien donner la solution définitive à ce problème. Son expression abstraite, toujours vivante, nous apporte en effet la preuve que l'abstraction dans l'art ne traduit nullement une attitude intellectuelle anti-populaire, mais rejoint au contraire les formes et les préoccupations les plus universelles et populaires.

     Tous ceux qui s'intéressent vraiment à ce que les peuples s'expriment librement doivent en effet d'abord savoir s'incliner devant son expression là où elle est restée authentique, comme c'est le cas pour l'art de la campagne marocaine.

     D'autre part, si, en tant que citadins, nous continuons à mépriser la civilisation rurale comme l'expression de campagnards analphabètes, nous commettons la même erreur impardonnable faite par les occidentaux envers les pays non industrialisés.

      Il y a donc deux obstacles que l'homme moderne doit vaincre pour regarder objectivement l'art rural et populaire véritable

     1) son parti-pris envers la campagne en tant que citadin,

     2) les influences subies par une société de type bourgeois européen.

      Si ces deux obstacles s'avèrent le plus souvent insurmontables, il y a néanmoins ce facteur décisif qui peut lui venir en aide : l'étude des tendances les plus importantes dans l'évolution de l'art, de l'anthropologie et de la philosophie contemporaines et internationales.

     Marx a défendu le principe de l'égalité, mais l'a limité encore de par sa conception historique fidèle à la tradition judéo-chrétienne de l'accomplissement du temps.

     Nietsche a annoncé que l'homme nouveau serait celui qui accepterait librement le retour éternel des choses, ce qui constitue le premier grand défi à la conception historique de l'homme si profondément enracinée en Occident. Mircea Eliade, par ses vastes études sur l'histoire des religions, indique clairement les constantes qui régissent la diversité des manifestations spirituelles dans le temps et à travers le monde. Dans le domaine de la psychologie des profondeurs, Jung confirme ces constatations par la "découverte" de ses archétypes.

     Heidegger essaie de confronter définitivement la pensée occidentale avec le problème des rapports entre l'Etre et le temps. Dans l'art, la recherche se développe parallèlement à cette ligne générale. Déjà, avant la naissance de l'art abstrait contemporain, l'historien d'art Worringer voyait dans l'abstraction et l'ornementation, l'expression esthétique la plus pure. De nos jours, c'est chez Vassarely que nous voyons l'acceptation la plus prononcée de la répétition à l'infini d'une oeuvre "prototype" (contre l'oeuvre unique chère à la conception bourgeoise) et l'élaboration de lois esthétiques universelles, à partir d'une phénoménologie de l'art dans le monde et à travers les âges. Cette démystification des "mystères" de la création artistique doit en principe aller au profit de la participation du plus grand nombre à la création artistique. Par exemple, des ouvriers initiés aux lois esthétiques pourront, dans l'industrie textile, par l'agencement de machines appropriées, faire des compositions ou "remplir" des prototypes selon leur goût.

     C'est ainsi que sera récupéré le droit du peuple de s'exprimer librement et de créer son propre milieu. Il ne manquera pas de se libérer de la conception artistique bourgeoise. D'ailleurs, cette conception disparaîtra dans la mesure où une nouvelle prise de conscience de la dimension cosmique de l'homme gagnera en profondeur. La civilisation industrielle retrouvera ainsi la base stable sur laquelle était fondée la civilisation agraire : la libre participation de l'homme physique et spirituel au devenir cosmique élevant l'homme au-delà de l'espace et du temps terrestres même si cette participation ne peut pas toujours être contrôlée ou comprise par la conscience claire.

     Interrompue pendant les mois d'été, l'exposition "Forme et Symbole" sera de nouveau présentée au public du 15 septembre au 1er novembre à la Galerie de l'École des Beaux-Arts, Parc de la Ligue Arabe, Casablanca.

     Signalons à ce sujet le no. 2 de Maghreb Art (revue publiée par l'École des Beaux-Arts de Casablanca) consacré à l'art populaire.

     Au sommaire: Considérations générales sur l'art populaire. - Quelques considérations sur l'art populaire traditionnel au Maroc, par Toni Maraini.

     Caractéristiques des arts populaires au Maroc. - Essai d'inventaire des styles dans les arts populaires du Maroc, par Bert Flint.

     Mise en page, photographies, couverture : Mohamed Melehi.



1 : En marge de l'exposition d'art rural du Maroc. Galerie de l'École des Beaux-Arts. Casablanca.
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