Hemdé adorait les réunions, non seulement pour les petites siestes réparatrices, paisibles et confortables qu'elles permettaient, mais aussi pour les cours de langue et de civilisation qu'elles dispensaient gracieusement. Civilisation du non-affrontement et du consensus de surface: le dissentiment est prohibé, le manque de contrôle de soi méprisé, l'originalité est une faute, l'initiative personnelle un encombrement. Tout cela est naturellement dit dans les termes choisis de la politesse publique, avec l'énoncé des titres de chacun au grand complet [étant d'origine sanscrite, ils occupent la moitié des discours], des formules de politesse élaborées et rares et un grand renfort de pronoms personnels qui sont une des marques de la langue.La langue siamoise compte plus de trente pronoms personnels traduisant notre "je", sans compter les élisions qui permettent de ne pas les utiliser. C'est la trace d'une présentation au monde qui n'est pas simple. Quels pronoms utiliser quand on ne connaît pas son interlocuteur, sa position, sa richesse ou ses origines de classe ? comment se situer face à l'inconnu? On retrouve l'empreinte d'une société infiniment hiérarchisée, où les inégaux le sont plus qu'ailleurs et où, par là même, l'amitié au sens français ou chinois du terme est sans doute plus difficile à saisir, plus lente à concrétiser, et peut-être même du domaine de l'idéal.
Niels Mulder, un connaisseur du pays, ne disait-il pas avec courage et franchise dans la préface de la réédition de son célèbre ouvrage Inside Thaï Society: "L'observation omise [dans la précédente édition] était que j'ai quitté la Thaïlande sans avoir fait un seul ami".
Le sourire siamois, cette douceur de l'abord et cette solidité insondable de la politesse seraient donc plus profonds que l'étiquette puisqu'ils seraient issus de cette distance inconnue entre les êtres, puis connue et finalement devenue distance sociale. Ils sont, et très profondément, à la fois un paravent des incertitudes et un témoignage de certaines affirmations optimistes d'un monde terrestre harmonieux, puisqu'à la fin chacun est à sa place dès qu'il la connaît, en relation avec celle de l'autre et des autres. La volonté d'apprentissage d'une langue étrangère peut relever du fantasme. De celui-là, la langue siamoise n'est pas dépourvue pour l'oreille européenne. Sa qualité musicale est en effet éclatante.
Le son ê long, bouche plus ouverte que dans le dit ê à la française, prolongé dans le o de lêêo [la particule de l'achevé] est une merveille de sonorité. Le a long au troisième ton, sensuellement dit sans consonne finale, s'abîme gracieusement dans le soupir de bien-être, presque de plaisir, surtout s'il est proféré par une souriante et jeune personne du sexe, bien faite et bien élevée, qui pratique le waï avec une distinction et l'étiquette saupoudrée d'un zeste mutin.
Si l'écriture siamoise dérivée du devanagari de l'Inde aryenne du Nord est d'une complexité confondante, en raison des alluvions orthographiques sanscrites qui l'enrichissent, elle a le mérite d'être pertinente avec la tonalité, que, raffinement, elle note avec grande précision.
Avec ses trois classes de consonnes [cinquante-cinq en tout], avec ses trente-deux symboles vocaliques et diphtongues, la non-séparation des mots, on conçoit en effet que l'écriture est difficile. Le A de Ayutthaya s'écrit avec une consonne muette suivi d'un a inhérent qui ne s'écrit pas. La faute d'orthographe a de belles spécificités!
L'école linguistique moderne place les racines de la langue siamoise dans le stock des langues kadaï ou malaises anciennes. La chose est surprenante, car la langue présente d'étonnantes similarités avec le chinois [peu de grammaire, beaucoup de syntaxe, verbes résultatifs, topicalisation, spécificatifs] qui vont au-delà des faits récents de métissage culturel. Le vocabulaire populaire est aussi souvent monosyllabique et se distingue fondamentalement du vocabulaire poli, noble ou politique, dérivé à de telles grandes longueurs du sanskrit que la langue parlée ou écrite use et abuse des abréviations. Langue de poésie, langue très vivante et souple, le siamois assimile souvent avec bonheur les mots anglais qu'il indigénise avec appétit: free est fii, golf donne kof et friend devient fen pour petite amie.
La langue standard est celle de Bangkok et disparaît dès qu'on quitte les écrans de télévision pour tomber sur une variété d'accents régionaux prononcés, voire sur la forme quasi dialectale dans le nord-est lao. Nonobstant, le siamois standard est compris partout, et même hors des frontières, dans certaines régions du Laos, de Chine du sud et du Vietnam où résident des populations "culturellement thaï".
Toutes ces formes langagières conservent les degrés dans l'expression de la politesse. Khun Sawaï mangeait [kin] mais Hemdé dans sa bouche mangeait différemment [than ahaan] alors que dans celle de Khun Amnuaï, un cran plus bas dans la hiérarchie, il recevait l'offrande de la nourriture [rap prathan ahaan]. Les moines et le roi avaient, bien sûr chacun des vocables appropriés. Ainsi chacun mangeait à son rang relatif et jamais Khun Sawaï et Khun Amnuaï ne commettaient l'erreur affreuse de manger dans une assiette qui n'était pas syntaxiquement la leur.
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