Michel Deverge

Menues chroniques d'un séjour en Thaïlande (1989-1992) (7)


Cette élite métisse a des rites sociaux impérieux et notés. La fréquentation des terrains de golf en est un, et non des moindres [le vieux docteur Ka en était fanatique].

Hemdé avait appris le noble jeu en France, tiré par un ami chinois qui avait poussé l'encouragement jusqu'à lui offrir le jeu de cannes complet. Il avait succombé à la passion de la "petite balle blanche" comme on disait dans les revues presque ésotériques qui la célébraient sur papier glacé. Cette passion, aimait-il à penser, devait moins au snobisme et au sport qu'à l'essence profondément roussseauiste des terrains où elle s'exerçait; une belle [toujours] et vraie [quelquefois] nature si bien domestiquée qu'elle n'en avait aucun des inconforts. En cela, la Thaïlande est une terre d'élection, car elle s'enorgueillit d'une collection de clubs à la beauté difficilement surpassable qui se conjuguent sur les rimes de Navatanee, Krungthep Khrita, Ekachaï ou Rose Garden et sur fonds de frangipaniers et de flamboyants, et qui abritent bien plus en vérité qu'un simple jeu. Lors des affrontements entre civils et militaires qui menèrent au coup d'état de 1991, les crises aiguës d'incompréhension étaient gérées sur le terrain de golf. Le premier ministre et le chef de l'armée passaient une matinée ensemble, pariaient copieusement, discutaient longuement dans le silence protecteur des greens et posaient pour une photo aux couleurs propitiatoires, largement diffusée dans la presse locale. C'était le symbole de la continuité du dialogue politique et de la démocratie en marche...un peu à reculons, il faut l'avouer. Accessoirement, se manifestait aussi le signe de la puissance emblématique du golf dans l'imaginaire thaïlandais et dans les classes dirigeantes.

La ferveur pour le jeu remonte loin et bénéficie de la plus haute onction: celle du roi Prachadipok [règne 1925-1935] qui fit construire le golf royal de Hua Hin [le seul au monde avec une pagode entre les fairways], qui y joua et qui y apprit, les cannes à la main, la nouvelle du coup d'état de 1932 mettant fin à son pouvoir absolu.

Dès le départ, donc, le golf fut affaire d'état et on y reçoit volontiers les chefs de gouvernement étrangers qui taquinent la balle. L'armée de terre, arme-reine depuis le deuxième gouvernement Phibul de 1948-1957 [la marine soutint en vain Pridi Banomyong et paya cher ses inclinaisons démocratiques], possède plusieurs 18 trous dans le royaume et un somptueux 36 trous dans la capitale. Les jeunes officiers, à partir du grade de major, sont priés de s'exercer au noble jeu. On programmera ainsi avec avantage une attaque terrestre de la Thaïlande le mercredi, jour militaire des sports [entendez golf] qui vide les états majors des échelons supérieurs du commandement.

Le golf est ainsi devenu l'apanage des classes sociales supérieures et le symbole de leur statut. Il fascine les classes montantes et attire la foule de ceux qui, du jeune policier au banquier d'avenir, du fonctionnaire de première classe à l'homme d'affaires sino-thaï ont besoin de se faire des relations, une surface sociale, de la face ou un marché. Car la fraternité golfique, par idéologie sportive, se prête à ces jeux tout naturellement démocratiques [tous égaux devant le drapeau qui marque les trous], jeux aidés par la pratique universelle du pari. Plutôt que de glisser un chèque sous la table, un geste devenu inélégant, voire suspect, quoi de plus simple que de louper un putt de trente centimètres et les dollars [de un à cinquante mille dit la chronique......et confirme la presse] qui vont avec. A ces tarifs là, l'amitié progresse vite et permet ces discussions sans témoin dont les résultats sont réputés miraculeux.

La mode est devenue religion: en dix ans de trente mille à cent cinquante mille zélotes, cinquante nouveaux terrains en chantier, soixante existants, quatre cents prévus en 1995, dont beaucoup sont destinés à accueillir les malheureux japonais, fous de golf, qui n'ont chez eux ni les terrains ni les moyens d'y jouer.

Tout ça n'est pas que "de pousser une petite balle dans un petit trou avec un instrument mal fait pour ça" [Winston Churchill]. Un nouveau club international typique, pas trop loin de la capitale, requiert sept cent millions de francs d'investissements. La vente de mille actions à deux cent ou quatre cent mille francs est goutte d'eau dans la mer du financement: il faut y ajouter un développement hôtelier et immobilier avec un millier de villas de luxe, la vente de greenfees chers [de deux à cinq cent francs] et la bonne volonté des banques. Gros business en vérité qui se nourrit de la spéculation foncière, de l'appropriation des terrains agricoles, de la déforestation de zones protégées [y compris pour les plus hardis dans les parcs nationaux], de la mobilisation de ressources en eau considérable [un million de mètres cubes par terrain et par an] et de l'abus polluant d'engrais et de pesticides. Les Verts ne manquent pas de hurler mais ils savent qu'un club de prestige emploie de sept cents à mille personnes gagnant beaucoup plus d'argent que les quatre à cinq cents paysans déplacés par la création du terrain, qu'il attire un tourisme riche et généreux, japonais en particulier, et qu'il deviendra plus facile de vendre du golf que du riz.

Un club, c'est aussi beaucoup mieux qu'une résidence secondaire et, pour beaucoup, une vraie résidence principale avec un luxe et une variété de services, restaurants, facilités sportives proprement sans limite. Une belle partie c'est quatre ou cinq joueurs, une petite soupe de nouilles avant de commencer et le départ avec les caddies obligatoires, et toujours féminins. Leur nombre célèbre le statut du joueur qui les ajoute comme des parasols de dignité: une caddy pour le sac [pratique], une pour la chaise [confortable], une pour l'ombrelle [nécessaire], une pour la serviette à sueur [prudent] et une pour les balles avancées [prévoyant] ....... Un groupe de quatre joueurs peut alors, dans les grandes occasions et quand s'y joignent gardes du corps, ordonnances ou secrétaires à téléphones portatifs, s'enfler en un troupeau de vingt-cinq à trente personnes transhumant sur les gazons immaculés. La chose est reconnue et elle a un nom, "la procession du naga", qui ralentit terriblement le jeu, d'autant qu'il faut boire tous les trois trous [à cause de la chaleur], manger une petite soupe de nouilles au neuvième trou [à cause du petit creux] et penser longtemps son putt final [à cause du pari].

Au dix-neuvième trou, celui de la bière fraîche, de l'ultime petite soupe de nouilles et de la douche, et dans les clubs les plus sophistiqués, le service du caddy peut être prolongé dans un hôtel voisin et soulager tout autant les frustrations du noble jeu et qu'une saine libido. Le joueur et étranger naïf ne doit pas alors d'étonner du nombre furieusement élevé de jolies caddies au golf de l'armée de terre. D'aucunes sont si jolies qu'elles en obtiennent des promotions et deviennent des mia noï [petite femme, soit, vulgairement, seconde épouse], un agrément aussi obligatoire que les médailles dès qu'on est quelqu'un, et bien pratique aussi: quoi de plus naturel en effet qu'un rendez-vous au golf?

Qu'on ne s'y trompe cependant pas: la Thaïlande compte aussi sa juste proportion de fidèles maris et de bons golfeurs. Cette espèce parait se concentrer dans le très exclusif, très sévère et très austère Club Royal Sportif de Bangkok (RBSC) dont la fondation hors de la ville remonte au début du siècle, comme ses murs et ses meubles mais dont le terrain est désormais, urbanisation aidant, au coeur de la capitale. L'admission est aussi difficile à obtenir qu'un brevet royal, car la seule fortune ne compte pas: le club est richissime, car il gère le monopole des paris sur les courses de chevaux. Il faut être de l'"Établissement" et ne pas être blackboulé dans un processus impitoyable de sélection. Pour quarante francs par mois [membres titulaires], c'est le luxe absolu avec tous les sports, du cheval au cricket, du billard à la boule anglaise, des bars glacés aux panneaux sombres, des restaurants et des piscines, une bibliothèque où il fait bon siester un mouchoir sur la tête, et au milieu, le golf le mieux entretenu d'Asie où, à six heures du matin et en fin de semaine, vient s'ébattre la vraie élite: celle qui possède, gère, exploite, développe la Thaïlande et qui reste de bonne compagnie comme le veut l'étiquette. Une particularité à ce sujet: à huit heures du matin, quand retentit l'hymme royal diffusé sur tout le pays, les joueurs, comme tous ceux qui entendent l'hymme et quoi qu'ils fassent, se figent au garde-à-vous et peuvent méditer brièvement sur la vraie source de leur pouvoir et sur leur dette à son égard. Hemdé, dont les efforts réguliers d'entraînement étaient payés de maigres résultats, admirait le jeu de ses partenaires thaïlandais. Les débutants progressent vite et les joueurs plus confirmés atteignent vite des handicaps de rêve au prix, il est vrai, d'une pratique régulière. Les terrains d'apprentissage généreusement distribués dans Bangkok offrent un spectacle féerique quand, le soir venu, quarante golfeurs tirent leurs volées de balles sous le feu de puissants projecteurs et dans un recueillement et une application sans faille. Cette constance et cette concentration sur la chose en train de se faire relève de l'ainsité et se retrouve chez les gens de maison, les ouvriers, dans les services et dans l'exécution des travaux les plus bénins, les plus répétitifs ou les plus fastidieux. Hemdé avait peine à retrouver les relations des voyageurs du passé qui décrivaient avec un mépris de bonne conscience l'indolence, la légèreté et le manque de sérieux des indigènes et les opposaient aux Chinois industrieux. Il y avait sans doute une apparence de vérité dans l'approche. Les Thaï au travail paraissent décontractés et exempts de la tension céleste qui veut qu'un travail commencé soit fini avant d'être achevé. Dans le calme, ils n'en expédient pas moins leurs tâches avec une application extrême et finalement avec une grande célérité. Cette disposition est-elle liée aux faits de la méditation et entretenue par l'éducation? Ce n'était pas impossible, car l'école façonne sévèrement les petits Thaïlandais et peut élever une propension à la hauteur d'une qualité presque innée qu'Hemdé aimait à retrouver dans des connivences inattendues.

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30 juin 1997
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