Lettre de Serge Ouaknine à
Philippe Queau au sujet de Jerzy Grotowski

Grotowski

Jerzy Grotowski. Dessin de Serge Ouaknine.



     Montréal le 25-1-99

     Cher ami,

     Grotowski parlait par parabole (car elle permet une approche non réductrice au signifié, elle préserve le mouvement vers la vérité sans la circonscrire à une lettre morte et chacun peut s'y lire à sa propre mesure selon la plus biblique et évangélique tradition) mais il s'adressait aussi à chacun et parlait de son chemin dans l'art selon une fantastique et rigoureuse aptitude analytique qui touchait et la forme et l'attitude mentale et organique qui l'avait générée.

     Il aimait les anecdotes orientales, celles surtout qui touchent au destin et qui le faisaient rire aux éclat. Au delà des heures de travail collectif, il aimait rencontrer chacun individuellement l'aider en son chemin.

     Un jour, il me dit qu'un tigre ne devrait pas essayer d'être végétarien !... et il éclata de rire.

     Une autre fois, il me dit: "L'homme ne crée vraiment que sur ses cicatrices. C'est de ses manques et de ses deuils qu'il procède et non de ce qu'il croit vouloir dire."

     Une autre fois encore, alors qu'il revenait triomphalement de Suède: "Que doit faire un homme quand il a atteint ses objectifs artistiques, quand il a enfin comblé ses ambitions sociales?..." A peine avais-je répondu (j'avais 21 ans): "Il doit se retirer en silence puisqu'il a obtenu la paix avec lui-même." il me dit: "Non! Il doit poursuivre comme s'il ne savait rien. Il doit continuer le simulacre de la quête, du savoir et du non-savoir car la société ne comprendrait pas son silence et vomirait les fruits de son triomphe. L'homme doit continuer à vivre avec les siens, même si son désir est de se retirer. Il doit poursuivre son combat... pour son propre salut." Et comme je lui dis: "Mais c'est là perpétuer sa conscience malheureuse!" Il ajouta: "Il faut faire et poursuivre comme avant. La seule différence entre, avant la gloire et après, c'est la distance intérieure."

     Une fois encore, me parlant de ma "difficulté d'être" à m'accomplir, il me dit: "Vous êtes prisonnier entre un réflexe de fuite et un mécanisme de rationalisation (qui est une autre manière de fuir vos affects). Les deux mouvements cherchent à éviter la douleur. L'artiste professionnel se distingue de l'amateur en cela qu'il fait face à son mouvement de fuite et fait silence en cherchant la réponse dans l'action et non dans le discours qui l'explique. Il faut faire l'oeuvre, par delà le plaisir immédiat et contre sa propre paresse. Il faut se forger une discipline car c'est d'elle que la route est possible. C'est la contrainte qui rend libre. C'est en répondant à une contrainte (thématique, technique, formelle etc.) que l'oeuvre nous informe de ce que nous ne savions pas et qui attendait de naître." (C'est à ce moment là qu'il me fit travailler sur le Balcon de Jean Genet, pour que j'y découvre les lois du théâtre et ce que j'avais à dire de moi-même... par l'oeuvre d'un autre...)

     Enfin, pour lui, la connaissance procédait par une voie négative, la "via negativa" au sens oriental. On n'apprend pas à créer, on retire seulement ce qui gène. Je lui dis: "Si l'art accomplit cette fonction 'thérapeutique' de réparer l'être, qu'advient-il après la guérison?" Il dit: "La paix est un moment du temps. Le travail du metteur en scène ne consiste pas à dire à l'acteur ce qu'il doit faire mais à lui retirer ses résistances", et il ajouta: "D'un acteur, je lui retire ce qui le gène, s'il ne reste rien... c'est qu'il n'était pas créateur."

     Voilà, spontanément ce qui me revient pour vous répondre. De ces deux années de rencontres intenses, j'ai un journal intime de 1100 pages sur la vie quotidienne au "Théâtre Laboratoire", avec des centaines de dessins...

Amicalement,
Serge


Philippe Queau est directeur de l'Information et de l'Informatique à l'UNESCO.

Serge Ouaknine: r34424@er.uqam.ca
Serge Ouaknine: Grotowski pour mémoire - Poèmes désorientés de Serge Ouaknine
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ClicNet, janvier 1999
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