souffles
numéro 2, deuxième trimestre 1966abdallah stouky: le festival mondial des arts nègres
ou les nostalgiques de la négritude
pp. 41-45
Utilisant, comme il se doit, tous les moyens modernes de propagande, un grand chef sénégalais, exemple typique de nègre gréco-latin, entouré d'ethnologues tristes et de faux champions de la décolonisation et de l'émancipation des peuples, aura longtemps appelé à la mobilisation des forces nègres de par le monde. Mobilisation qui devait aboutir à l'organisation du premier Festival Mondial des Arts Nègres, manifestation colossale et ambitieuse, première en son genre et dont le but est de démontrer l'unité fondamentale du génie nègre.
Avant que ce festival ne soit inauguré en cette blanche ville de Dakar un premier avril 1966, on devait nous expliquer avec force argumentation scientifique qu'il s'agissait là d'illustrer "l'immense apport de l'art nègre à la civilisation universelle" et de transformer l'Afrique de consommatrice de culture en productrice et exportatrice de culture.
A Dakar, donc, s'étaient en principe donnés rendez-vous les représentants de la totalité des nègres du monde. Dans cette ville dont le magasin le plus important porte comme enseigne "A Saint-Germain-des-Prés", et où, à certains coins de rues, d'élégants mannequins blancs invitent les bons nègres, qui, avant l'arrivée des missionnaires chrétiens, n'avaient jamais eu honte de leur nudité, à utiliser le slip "Éminence" ou le soutien-gorge "Scandale".
Mais sont-ce là réellement les états généraux de la négritude ? Non, puisque malgré les affirmations du poète-président Léopold Sedar Senghor, ni la Guinée, ni Cuba, ni Paul Robeson, ni Myriam Makeba, ni beaucoup d'autres progressistes ne participent à ce festival qui se tient, on n'a pas honte de le clamer, sous le patronage du général de Gaulle et du président d'un autre pays qui est en train d'effectuer un des plus atroces génocides de l'histoire et qui continue de refuser aux nègres américains les droits les plus élémentaires.
Qu'un avion vous débarque au magnifique aéroport international de Dakar-Yoff, vous êtes tout de suite mis dans le bain. En effet, avant même d'accomplir les formalités de passeport, vous pouvez assister à un petit spectacle de folklore sénégalais en humant doucement une légère petite brise marine venant, peut-être, de l'île de Gorée où M. Jean Mazel présente chaque soir un spectacle féerique Son et Lumière dont la prétention et le didactisme élémentaire font sourire.
Que vous soyez donc consentants ou pas, les autorités sénégalaises, qui ont par ailleurs donné des consignes d'hospitalité très strictes à la population, vous suggèrent insidieusement d'être un bon petit touriste et de laisser hors des frontières votre sens critique. On ne vous écoutera attentivement que dans la mesure où vous apprécierez l'exotisme de cette portion d'Afrique qui se trouve à deux heures de Caravelle de Paris.
Après avoir passé la nuit dans un hôtel horriblement cher - les statistiques de l'O.N.U. montrent que le coût de la vie à Dakar est le plus élevé du monde - vous sortez le matin, heureux de rencontrer un pays que vous ne connaissez pas. Des gens, des hommes qui comme vous sont africains et dont seule vous sépare une langue vernaculaire qui vous est étrangère. Vous vous trouvez, donc, d'emblée, obligés de ne parler qu'avec les francophones de ce pays. Vous sera refusé le contact direct avec ce petit peuple à la vie intérieure intense, celui qui travaille et qui produit, qui continue à se faire exploiter et qui réfléchit gravement.
Faute donc d'entrer en communication avec ce peuple, vous vous rabattez sur les prospectus que l'on a aimablement mis à votre chevet et vous leur demandez conseil.
C'est le matin, on ne peut que visiter les musées.
Là, des milliers de pièces, jalousement gardées par des parachutistes armés jusqu'aux dents, vous attendent, misérablement exilées dans ces tombeaux appelés "musées". C'est déjà une hérésie que de mettre dans des "Louvre" ou des "British Museum", ces expressions de la vie et de la vigueur créatrice que sont les oeuvres d'art occidentales. En ce qui concerne les objets d'art africain, c'est réellement un non-sens. Car ces objets font partie intégrante de la vie de tous les jours et sont essentiellement fonctionnels ou à caractère religieux. Ce n'est d'ailleurs pas le nègre qui en a découvert l'esthétisme mais l'Européen ethnologue ou administrateur colonial au goût délicat. Non point que le nègre ne connaisse pas la beauté mais tout simplement parce que, à la base, l'artisan, l'artiste négro-africain ne pouvait rien concevoir sans beauté. L'objet avait plusieurs fonctions dont l'utilité et la beauté. Et lorsque cet artisan créait un masque ou une statuette, il ne représentait pas seulement un visage ou un corps plus ou moins figuratif, mais y mettait toute sa foi et croyait y insuffler une âme, un mauvais ou un bon génie. Ainsi, une statuette bantoue à deux visages signifie tout autre chose que tel tableau cubiste de Picasso où n'existe qu'un souci esthétique formel.
Au lieu de rendre cet aspect fonctionnel et populaire de l'art nègre, les expositions à Dakar et même celle de "l'Artisanat Vivant au Village de Soumbedioune", donnaient l'impression d'assister à une exposition de sarcophages poussiéreux, d'autant plus qu'aucun effort sérieux n'a été fait pour présenter les objets. Presque aucune différence entre l'exposition du Nigéria, invité d'honneur du Festival et "Grèce noire de l'Afrique", et les dépôts mortuaires de Dakar.
Seul le Musée Dynamique essaye quelque peu de donner un sens à l'exposition des objets. D'ailleurs, si vous n'avez pas compris, on se fait fort de vous expliquer le but du musée grâce à quelques feuilles ronéotypées qu'on vous distribue, et où le président Senghor, chantre de la négritude, n'a pas craint de citer - faisant preuve de connaissances littéraires très étendues - le tragédien grec. Mais laissons-le parler: "D'aucuns prétendent que s'il leur plaisait, à ces chefs-d'oeuvre, de parler, peut-être diraient-ils ces mot que le tragédien grec prête à Hélène: 'Le fils de Priam pense me posséder. Vaine illusion: il n'étreint qu'un fantôme. Ce que défendait la valeur phrygienne, le prix que convoitait le courage hellene, ce n'était pas mon corps, ce ne fut que mon nom.' D'aucuns prétendent que les chefs-d'oeuvre de l'art nègre n'ont rien appris à l'Europe ni à l'Amérique: tout au plus quelques recettes techniques. Pour ma part, je ne partage pas cet avis. L'art nègre pour parler comme André Malraux, est entré au musée vivant de l'âme."
Il n'est nullement question de nier l'apport de l'art nègre à la civilisation occidentale, c'est un fait presque unanimement admis. Toutefois, ce serait une erreur monumentale ou une mystification de considérer l'art nègre, celui justement exposé dans les musées de Dakar, autrement que comme une simple référence, une preuve irréfutable du génie et de la personnalité nègres. Faire plus, retourner aux sources et s'y attarder plus qu'il ne faut pour s'y retremper et en faire un tremplin, revient à copier du nègre, c'est-à-dire tomber dans la production de pacotille pour touristes. Dakar est d'ailleurs saturé de ces produits "exotiques". Or "l'exotisme, comme l'a admirablement dit Franz Fanon, est une des formes de simplification raciste. Dès lors, aucune confrontation culturelle ne peut exister. Il y a d'une part une culture à qui l'on reconnaît des qualités de dynamisme, d'épanouissement et de profondeur. Une culture en mouvement, en perpétuel renouvellement. En face, on trouve des caractéristiques, des curiosités, des choses, jamais des structures."
Or, l'Afrique a besoin d'art. Non point parce que le nègre est tout émotion et ne connaît pas la raison discursive, comme aiment à le répéter les attardés de la négritude, mais parce que le poète Aimé Césaire l'a montré, "l'Afrique est entrée définitivement dans l'aura et la mouvance de la civilisation occidentale, dont l'impact est énorme dans le monde. C'est pourquoi l'art de l'Afrique est nécessaire à l'Afrique pour qu'elle extirpe l'acculturation et évite la dépersonnalisation". Il s'agit donc pour l'intellectuel ou l'artiste africains de ne pas tomber dans l'esthétisme puéril de M. André Malraux, ministre français de la culture et écrivain, et regretter que l'artiste négro-africain ne puisse plus refaire les merveilleux masques d'antan. On a pertinemment répondu au ministre français qu'on n'a jamais cru devoir demander à l'artiste européen de refaire les non moins belles cathédrales du Moyen âge.
La visite des musées finie, vous songez aux spectacles. Et vous pensez que dans ces salles de conception européenne où doivent être présentés des spectacles africains, on peut à coup sûr conclure au succès ou à l'échec de la symbiose culturelle négro-occidentale.
Un spectacle, cela se conçoit facilement, vise avant tout et essentiellement le divertissement. Pour cela, un certain nombre d'éléments sont nécessaires, dont la beauté de l'oeuvre et le talent des exécutants. Mais malheureusement, les troupes nationales africaines, à quelques exceptions près, ne nous ont offert qu'un mauvais plagiat du théâtre occidental, sans aucun effort en vue d'une recherche originale. Si on se laissait un tant soit peu bercer par le doux ronron des déclamations à la Mounet-Sully des acteurs, on aurait pu se croire dans une de ces quelconques soirées de charité, où il y a un peu de mièvrerie, un peu de grandiloquence et beaucoup de maladresses.
C'est ainsi que plusieurs pièces: "Les derniers jours de Lat Dior" (Sénégal), "La mort de Guikafi (Gabon), et "Hannibal"(Ethiopie) ont offert le spectacle affligeant de décors réalistes à l'Antoine, de pauvreté dans le texte, de manque de préparation, de toiles de fond en trompe-l'oeil... Le public, en majorité blanc, désertait rapidement la salle et l'on pouvait noter chaque soir qu'il y avait beaucoup plus de spectateurs aux loges présidentielles et d'honneur qu'à l'orchestre.
Et puisqu'on parle de public, on ne saurait oublier que ce qui aide un théâtre à trouver sa voie, ce sont les réactions du public, d'un public sain. Ce qui n'a certainement pas été le cas à Dakar pendant le Festival. Dans la très belle salle Daniel-Sorano, il n'était pas rare de voir des Africains et des Européens en smoking, siffler d'admiration devant la poitrine d'une belle jeune fille, comme dans n'importe quel spectacle de strip-tease à Pigalle.
Au théâtre également, l'artiste africain doit s'éloigner de tout ce qui ressemble de près ou de loin à l'exotisme, savoir dépasser les vieux thèmes, être authentique et s'inspirer de l'actualité vivante comme de la geste populaire. Sur le plan technique, il doit essayer d'innover sur la scène et dans l'architecture théâtrale elle-même.
Une seule pièce est digne d'être citée comme exemple de réussite: "La tragédie du Roi Christophe", d'Aimé Césaire, présentée dans le cadre de la soirée française de gala par la troupe "Le Toucan". Cette oeuvre devait, en posant les problèmes d'actualité et de réalisme que les Africains doivent affronter sans équivoque et sans hypothèques, secouer un peu le public de cette soirée de gala où des Sénégalais et des "pieds-noirs" étaient venus dans leurs plus beaux atours écouter parler l'ancien normalien et député français Monsieur Aimé Césaire. Grande fut leur déception d'entendre un langage auquel ils ne s'attendaient vraiment pas, celui de la crudité, du réalisme et de la démystification.
Reste le folklore, où beaucoup de populistes abstraits ou de mystificateurs ont voulu circonscrire la culture nationale, disant que c'était là la vérité du peuple. Là aussi, il était malheureux de constater que, n'était la beauté naturelle des danses et des costumes, on serait écoeuré par la mauvaise transposition scénique de ce qui spontanément a poussé sur les places publiques et dans les champs. Tant il est délicat de surmonter le handicap du fait que les exécutants au lieu d'être intégrés à leur public, l'affrontent comme le veut la logique de la salle à l'italienne. Éviter de laisser libre cours à la spontanéité, mais bien au contraire concevoir une mise en scène solide et même quand il le faut une certaine chorégraphie.
Tous ces problèmes ne sont surmontables que dans la mesure où le réalisateur ne s'accroche pas à de faux problèmes qu'il aura recueillis dans la bouche ou dans les écrits de quelconques ethnologues, interprétateurs zélés de mythes ancestraux ou bibliques qui n'existent que dans leur cervelle.
Réussir la présentation d'un folklore à un public non national et non populaire, c'est éviter la bâtardise et la prétention, c'est réussir à communiquer à ce public un peu d'émotion saine et simple.
Après avoir supporté trois ou quatre soirées théâtrales et folkloriques ratées, vous vous rabattez, pour essayer de vous donner le change, sur l'éternel et fort utile prospectus. Et vous découvrez avec joie que vous pouvez visionner des films africains ou sur l'Afrique (dont l'inénarrable "Liberté I", d'Yves Ciampi). Vous prenez un taxi et vous vous dirigez vers le cinéma Palace. Arrivé là, on vous fait remarquer gentiment que les films dont vous parlez - des courts métrages pour la plupart - ne passent qu'une fois par semaine. Que vous reste-t-il à faire ? Supporter dans des salles ou l'on a quand même le droit de fumer, Monsieur Gabin dans "Du Rififi à Paname" ou Belmondo dans "Par un beau matin d'été". Non, vraiment, on ne vient pas à Dakar en plein Festival des Arts Nègres pour pareilles insanités.
Faute de mieux, vous vous promenez dans la ville aux belles avenues bien tracées et propres pour très vite déboucher sur d'énormes bidonvilles où jouent de petits négrillons aux ventres distendus.
Mais on vous aura déjà averti que vous pouvez trouver dans Dakar ces sortes de choses, et d'ailleurs, vous fera-t-on remarquer, ces quartiers indigènes - c'est un Sénégalais qui parle - sont très propres parce que construits sur le sable, qui absorbe toutes les saletés et ne fait pas cette boue affreuse familière aux bidonvilles casablancais.
Si parfois vous essayez de demander la raison de la misère des Sénégalais, on vous répond: "Vous savez, les Libanais possèdent la presque totalité du petit commerce, alors les indigènes n'ont que la possibilité de se faire cireurs ou contrebandiers."
Cherchant votre chemin, vous vous adressez à quelque passant. Aimablement, il vous l'indique, vous accompagne même et, dans la conversation, vous apprend qu'il est fonctionnaire de l'État, chrétien de confession, qu'il aime bien le président - d'ailleurs son fils s'appelle Léopold Sedar, que le Sénégal est un pays démocratique et laïc... Et si vous demandez pourquoi le Parti Africain de l'Indépendance est interdit, le fonctionnaire de l'État vous répond avec un soupçon d'agacement: "Mais ce ne sont même pas des communistes. De simples opportunistes. D'ailleurs, le président - toujours lui -, s'il cite Teihard de Chardin, n'omet pas Marx et Engels, et même Lénine. Hé oui."
Enfin, quelque peu fatigué par ce nocturne footing, vous rentrez à votre hôtel, un peu exaspéré par le fait qu'un festival de la négritude se tienne dans la capitale d'un pays dont le dirigeant avait cru devoir appuyer les thèses françaises sur l'Algérie. Mais, tout de même, les choses ont peut-être un peu changé. Hé bien non, le lendemain, on reçoit Foccart, le chef des barbouzes gaullistes, avec tous les honneurs dus à un chef d'État et vous apprenez que les étudiants sont en grève, à la désapprobation de tous les fonctionnaires de l'État.
Et la question suivante se pose d'elle-même: "Que peut signifier en 1966, le concept de la négritude, support idéologique de ce festival ?"
Le nègre existe-t-il encore ? En sommes-nous toujours à la nécessité de racialiser la pensée ?
Senghor définit la négritude comme "l'ensemble des valeurs culturelles du monde noir, telles qu'elles s'expriment dans la vie, les institutions et les oeuvres des noirs... Une pierre d'angle dans l'édification de la civilisation de l'universel, qui sera l'oeuvre de toutes les civilisations différentes - ou ne sera pas."
Définition généreuse et teintée d'un humanisme candide, mais dénuée d'objectivité. Car la négritude n'a été rien d'autre qu'une réaction raciale violente du monde négro-africain et de la diaspora nègre en face de la monstrueuse et inhumaine entreprise de déculturation et d'assimilation entreprise par les métropoles blanches et exploiteuses. S'assumer complètement en tant que sales nègres ou que niggers, pour les Africains, et revendiquer leurs grands-pères esclaves déportés d'Afrique dans les cales sordides de négriers, pour les Américains et les Antillais, telle a été la forme de lutte entreprise par les noirs du monde contre la dépersonnalisation.
Il est d'ailleurs symptomatique que le monde africain colonisé n'ait tenu à s'affirmer culturellement que face à l'Occident impérialiste et non face à toutes les autres civilisations (chinoises et autres).
Mais au-delà de ceci, que peut représenter la négritude à une époque caractérisée principalement par la décolonisation et l'accès de la plupart des pays africains à la souveraineté nationale. Rien ou à peu près rien. Les problèmes des Noirs mozambicains sont radicalement différents de ceux des Noirs de Los Angeles, qui n'ont aucune commune mesure avec les problèmes des Sénégalais et des Kenyans, du fait que le nègre n'existe plus. Qu'il a disparu pour faire place à l'homme africain, produit historico-social spécial, qui doit faire face à des problèmes économiques et culturels au même titre que le Cubain ou le Coréen. Il ne faut donc pas oublier que "les histoires raciales ne sont qu'une superstructure, qu'un manteau, qu'une sourde émanation idéologique revêtant une réalité économique."
Ne pas reconnaître que prôner la négritude c'est confronter des pièces et comparer des sarcophages, revient à vivre en dehors de son époque et trahir l'avenir de l'Afrique. C'est à partir d'une libération économique et sociale effective, condition d'une véritable révolution, que les deux cultures, nationale et celle de l'ancien occupant, peuvent s'affronter et s'enrichir réellement, l'universalité n'étant, pour parodier le président-poète, que la prise en charge du relativisme réciproque de cultures différentes - en excluant définitivement toute forme d'hégémonie.