souffles
numéro 3, troisième trimestre 1966

position
abdelkébir khatibi : justice pour driss chraïbi (1)
p. 48


     Un jeune Marocain en révolte publia un jour le "Passé Simple". Le livre fit scandale en son temps: c'était en 1954, c'est-à-dire en pleine crise franco-marocaine.

     Le livre étonna par sa violente révolte contre la famille et les valeurs traditionnelles, par cette haine liant le fils à son père appelé symboliquement "le Seigneur". Celui-ci représente l'ordre, la loi et la permanence des valeurs alors que le fils revendique son occidentalisation conçue comme moyen de libération. On se rappelle aussi la fin du roman: le Seigneur, fatigué, ayant fait faillite, affecté par cette révolte haineuse, laisse partir son fils pour la France.

     Comme de nombreux intellectuels africains, Driss Chraïbi s'est installé à Paris depuis de nombreuses années, continue à y vivre de sa plume tout en travaillant à l'O.R.T.F. De temps en temps, il se trouve au Maroc quelqu'un pour lui reprocher cet exil volontaire. Un journaliste l'attaqua en 1957 dans les colonnes du journal "Démocratie", lui reprochant son anarchisme et son inconséquence. Dernièrement encore, on a insulté d'une façon expéditive ce romancier de talent qui demeure jusqu'à nouvel ordre notre meilleur écrivain, qu'on le veuille ou non.

     Bien sûr, politiquement, la position de Chraïbi est irréaliste. Malgré tout, c'est à l'intérieur du pays qu'il convient de travailler et de lutter. La France n'a pas besoin d'intellectuels marocains, faut-il le rappeler. Cette raison est cependant insuffisante pour maltraiter Chraïbi. Ce n'est pas parce qu'on reste dans son pays que l'on évite de trahir ou d'être utilisé. Et puis, un exil n'est jamais chose facile, parce que provoquant déracinement et mauvaise conscience. Eloigné de son pays, plus ou moins étranger dans la nouvelle société, l'exilé vit dans une situation inconfortable et aberrante.

     Que représente Chraïbi pour nous maintenant ?

     A sa façon, Chraïbi a dérangé les bonnes consciences attachées à la tradition et à la défense des structures sociales conservatrices. C'était son mérite. Mais depuis son exil, Chraïbi ne sait plus bien ce qui se passe chez nous, il a perdu la réalité qui l'inspirait. D'où les incertitudes de son dernier roman, "Succession Ouverte".

     Séparé de sa société, Chraïbi a choisi la solitude de l'écrivain qui croit transcender les contingences. Que lui reste-t-il sinon nous décrire son déchirement et son exil, à moins de passer à d'autres thèmes n'ayant aucun rapport avec le Maroc. Le combat appartient à d'autres intellectuels. Tragiquement, même quand ils ont raison, les absents sont obligés de vivre le destin de l'oubli et du désaveu.


1 : "SOUFFLES" compte bientôt consacrer un dossier au "problème Chraibi".
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