souffles
numéro 3, troisième trimestre 1966abdelaziz mansouri : étape
pp. 21-22
Quand personne ne me voit, je vais sous les peupliers et je pense à toi. Pas question d'imaginaire: le dehors est tout plein de ta présence. Je m'fous des autres ! C'est pour donner un sens à notre "Sois heureuse" "Tu ne m'oublieras pas ? ".
La radio a chanté, maman m'a apporté un café puis le soleil s'est couché. Mon père est entré; je l'ai vu boiter avec son pilon. "Pauvre papa. Quand je serai assez grand je t'aché... Non, je t'ai déjà acheté le pilon. Je ne peux plus rien pour toi".
Le petit chat qui agonise dans la cour mourra dans quelques heures sans pouvoir emporter notre souvenir, nous qui ce matin déjà parlions d'en faire notre compagnon. Il n'a encore eu le temps de s'habituer à personne, pas même aux petits.
Le souvenir de notre tête à tête massacre ma poitrine à l'image du petit chat pour qui personne ne peut rien. Objectif, je n'ai jamais rationalisé. Revirement là aussi. Mao-Tsé-Tung veut qu'on le pleure. A bas les ruines ! Je brûle de désir ! Un dualisme de sentiments tiraille ma poitrine où je t'ai toujours aimée. Une bouche d'aveugle; sa façon d'avaler. J'ai essayé combien de fois; mais mon désir ne sait pas délecter. Et moi je crache sur l'objectivité, j'en fais une saloperie de bien-être qui me crève les yeux, les assèche. Pas même une larme. Etape, je te vivrai dans les boulevards déserts. Et quand le hasard nous... Thème de poèmes. Saleté de chat: pas même capable d'agoniser à plein gosier. Ce que je veux, c'est t'embrasser. Vois-tu ? Le fou désir ! Tout à l'heure mes mains n'ont pas su te caresser. Je pensais à ma grosse tête, je me suis vu ridicule et mes mains posées sur tes épaules n'ont pas bougé.
"Sortez !... laissez-nous". Qu'avais-tu à t'asseoir sur la chaise... Muraille de Chine, pleureuses. Je ne pourrai jamais danser comme Zorba et j'ai vu distribuer du pain bon-marché et des figues sèches pour le repos des âmes. Et les cas d'holocauste se multiplient au Viet-Nam... Le petit chat mourra seul. Sacrée chaise. As-tu pensé un instant que je l'aurais voulue sans dossier ? Mais c'est vrai ! c'est moi qui t'y ai fait asseoir. Qu'importe, je ne pourrai pas danser. Et puis merde ! Mes mains ont serré fort, puis ma tête est venue se loger à côté de la tienne. Délicieux contact que celui de ta joue bronzée mouillée de larmes. Tes larmes délicieuses m'ont fait comprendre que tu m'aimais et j'ai pensé aux orages qui font déborder les fleuves. Tout d'un coup tu m'es apparue avec tes seins et ton corps de femme que la muraille m'interdisait. Je l'ai dressée contre ma propre faiblesse.
Il ne me faut plus lutter contre ma faiblesse, comprimer mes élans, cajoler le scrupule. Et toi, tu m'as privé d'un instant d'ivresse. Elle couvait déjà chez moi depuis quelques jours. Il ne fallait pas me priver. Il fallait me donner l'occasion de t'embrasser, de pavoiser ma lande de mirage, de poursuivre mon anéantissement dans ma quête du leurre... m'ajouter au nombre des guerriers tombés en plein milieu des batailles... la dignité, la grandeur, tout ça.
Et moi attendant que tu reviennes après que tu fus partie me laissant appuyé à la chaise, mes mains serrant le vide. Les atomes errants, les étoiles filantes, les âmes en peine...
Ma poitrine craquelée, vomit des grimaces, subit avec des plaintes de chameau agonisant les coups du marteau pilon. Et quand il y aura assez de logique dans le monde, je me ferai sauter le crâne.
Maintenant couché sous les peupliers, je ne peux pas raisonner. Trop tard. Mais je suis toujours heureux sous les peupliers. Pas question de refleurir, mais il y a toujours de l'ombre et puis je ne vois guère comment accuser la mer de traîtrise.