souffles
numéro 4, quatrième trimestre 1966

abdellatif laâbi : réalités et dilemmes de la culture nationale (I) (1)
pp. 4-12



LA CULTURE NATIONALE,
DONNEE ET EXIGENCE HISTORIQUE


     Concept polémique, revendication totalitaire, superstructure racialisée d'un nationalisme étriqué, la notion de culture nationale a véhiculé depuis quelques années à la faveur de diverses prises de position et de multiples terminologies un certain nombre d'altérations et de méprises. A cet égard, l'héritage de l'oeuvre fanonienne qui n'avait laissé planer aucune ambiguïté sur les fondements du problème n'aura servi effectivement que d'une manière fragmentaire. C'est surtout la partie d'analyse psycho-affective et la partie de contestation de l'ordre colonial qui fut reprise.

     Les intuitions de Fanon n'ont pas eu de post-face, elles n'auront pas eu une continuation normale qui aurait consisté à compléter les schémas fanoniens, à les contester pour certains et surtout à les exhaustiver dans les nouveaux contextes des indépendances et des décolonisations.

     L'oeuvre de Fanon a eu des admirateurs ébahis et élogieux (encore un qui a tout dit) ou des détracteurs mus par une rancune de complexés, ceux qui n'auront pas "digéré" la consommation d'un système qui leur assurait sécurité morale et privilège matériel. Entre temps des mutations spectaculaires ont affecté les réalités économiques, sociales, politiques et culturelles des pays du Tiers-Monde.

     La décolonisation réelle, partielle ou épidermique a provoqué l'avortement d'un homme nouveau, hébété par les prises de pouvoir et les responsabilités nouvelles. Des micro-castes et micro-classes se sont agglutinées dans l'improvisation.

     Dans le choeur des supercheries de libération et des "nouveaux" rapports avec les anciennes hégémonies, les intellectuels pris de cours ont accordé des interviews (généralement aux journalistes étrangers "spécialistes" du Tiers-Monde), ont écrit des articles hâtifs. De partout s'est élevée une rengaine: l'obsession de la définition donnant lieu à la mise au point de formules-types, fatras syncrétique de terminologies de tous bords.

     Pour nous cantonner uniquement à l'Afrique du Nord, et si nous mettons de côté certains écrits lucides de M. Lacheraf, (2) aucune pensée construite n'est venue cerner le problème et le situer dans son cadre actuel, éclairé par les nouveaux rapports. On s'est tenu à des points de vue de spécialistes, à des polémiques sectaires, à des convictions confessionnelles ou tout simplement au mot d'ordre de son parti (3). A chacun sa révolution.

     Pendant ce temps, des secteurs culturels entiers, traditionnels ou modernes, sont en train d'être abâtardis ou utilisés par une politique inconsciente du brûlis.

     A la base de toutes ces inflations, des méprises graves auxquelles la notion de culture nationale risque de donner lieu encore si nous ne rendons pas compte au départ du contexte où elle a été formulée.

     Originellement, cette formule fut avancée depuis la fin de la seconde guerre mondiale par des écrivains et penseurs du Tiers-Monde ainsi que par des intellectuels occidentaux d'avant-garde, qui avaient déclenché un vaste mouvement de recherche et d'analyse sur les problèmes humains et culturels des pays africains et autres aux prises avec la colonisation. Le terme de culture nationale faisait partie d'une terminologie d'ensemble élaborée selon ces nouvelles exigences. Nous l'appellerons: terminologie de la décolonisation.

     Le phénomène colonial a été comme 1'on sait, l'aboutissement logique d'un processus d'évolution du capitalisme européen. Fondé au départ sur l'expansion territoriale, l'exploitation économique qui en est la profonde motivation, le colonialisme sentira plus tard la nécessité de justifier cette politique d'oppression en lui conférant des assises humanitaires et culturelles.

     L'Europe des Lumières, par la suite l'Europe scientiste, positiviste, en pleine possession d'un humanisme triomphant va avoir l'illusion d'être détentrice de vérités, de valeurs universelles, applicables à tous les peuples. L'anthropocentrisme européen trouvera selon la logique du système des théoriciens, des idéologues et fera donc appel à la rigueur scientifique pour acquérir le droit de la légitimité.

     Ainsi l'exploitation matérielle, l'exploitation du moteur humain seront imbriquées dans une politique manichéiste avec l'impérialisme culturel. Après la suprématie militaire et la technique, la science occidentale nous colonisa à son tour.

     Aussi et à ce niveau, il me semble que toute démarche de décolonisation culturelle doit passer par une remise en question du statut des sciences humaines dans le contexte colonial.

     Tenons-nous en pour l'instant aux mutations spécifiquement culturelles que le système a pu opérer au sein des sociétés colonisées.

     L'héritage fanonien se révèle là d'une grande profondeur à expliciter.

     On sait que l'impérialisme culturel va se traduire par la tentative du colonisateur de greffer sur le colonisé les éléments importés de sa culture, éléments étrangers aux habitudes mentales et au psychisme de ce dernier. Cette violente greffe visait la provocation d'un abîme échafaudé entre l'individualité du colonisé et tout ce qui pouvait le rattacher à une culture propre, à une mémoire propre. Cette politique présentée comme une salvation ne portait d'ailleurs pas sur toute une population. Le colonisateur, en créant des écoles modernes a voulu avant tout former quelques cadres autochtones subalternes. Pour l'immense majorité des populations, ce luxe était refusé. Le colonisateur se contentait de leur offrir une aile protectrice. Il les sauvait, disons, physiquement. "La mère coloniale, disait Frantz Fanon, défend l'enfant contre lui-même, contre son moi, contre sa physiologie, sa biologie, son malheur ontologique".

     L'école du colonisé illustre bien cette politique dépersonnalisante. Albert Memmi qui a analysé cet aspect du problème nous démontre bien comment cette école crée au sein de l'enfant colonisé une dangereuse dualité. Un absurde hors-planétaire y attend l'enfant. Monde d'un merveilleux calculé; apprêté en vue d'une greffe dont il ne sortira pas indemne. Plus tard, le lauréat souvent brillant de cette éducation conçue comme une initiation, une propédeutique qui le fera accéder au monde des valeurs sûres, garantes de libération et d'exercice de soi, ce lauréat, l'intellectuel colonisé se trouvera aux prises avec les affres du déracinement, du dédoublement. Il se trouvera aussi dans une fausse situation par rapport à son milieu, à son peuple, dans une hébétude ou condescendance devant les valeurs traditionnelles qui ont moulé dans un premier stade sa personnalité.

     Premier dilemme historique. Le transfert aurait pu être opéré. Mais au lieu de donner naissance à une nouvelle race d'hommes conscients, ayant bénéficié de l'enrichissement et de l'apport réciproques de deux cultures comme on se plaira à le répéter plus tard, le transfert a créé des monstres culturels, une catégorie d'hommes aphasiques, en proie à la mauvaise foi.

     Cette période de rupture et d'assimilation, malgré ses implications nocives permettra après à l'intellectuel colonisé de prendre conscience de sa situation paradoxale. La frustration linguistique, culturelle, a permis, autant que les frustrations économiques et sociales de faire prendre conscience au colonisé d'une vaste condition oppressive à laquelle il devait s'opposer physiquement et mentalement.

     Il faudra d'ailleurs attendre le déclenchement des mouvements nationalistes de libération pour entendre exprimée, sans ambiguïté, la revendication d'une culture nationale propre au colonisé.

     Ainsi lutte politique, combat culturel vont de pair.

     Pour s'opposer à la dépossession, le colonisé va suivre un double cheminement. D'une part, il va essayer de remettre en question cette culture occidentale que l'éducation scolaire a ancré en lui. D'autre part, il va se lancer dans un mouvement de redécouverte de sa propre culture. Le patrimoine culturel du colonisé va être prospecté et réhabilité. Dans cette énergie de la redécouverte il va être brandi sous les yeux de l'oppresseur comme un objet de fierté.

     Cette redécouverte se caractérisera pas ces aspects démonstratif et exégétique.

     La reprise en main du destin culturel est régie par un rigoureux rapport d'acculturation. Le colonisé ne découvre pas encore sa culture pour lui-même. Il la montre pour convaincre le camp de l'oppresseur. La culture est un objet d'exhibition. Fanon montre bien là encore l'infirmité d'une pareille étape. Mais, nous dit-il, "sur le plan psycho-affectif, cette revendication provoque chez le colonisé une mutation d'une importance fondamentale. Elle est revalorisation de l'histoire nationale en même temps qu'une prise de conscience de l'aliénation culturelle. Mais elle n'est pas spécifiquement nationale. Elle suit la démarche coloniale qui consistait en une condamnation, une aliénation globale, continentale et raciale.

     On aboutit à une racialisation de la pensée qui n'est qu'une conséquence de ce manichéisme occidental qui n'a cessé d'opposer la culture blanche aux autres incultures."

     Ce schéma fanonien, vrai quand il s'agit d'un itinéraire de prise de conscience, ne peut cependant être applicable indifféremment au monde négro-africain et à la communauté arabe. En effet, à l'exception de l'Algérie où l'assimilation culturelle a été très forte, la plupart des pays arabes ont échappé à ce rapport d'acculturation. Le colonialisme classique, en abordant le monde arabe au XIXe siècle, avait rencontré une opposition idéologique et culturelle structurée, en position de dynamisme: "la Nahda". La colonisation des pays négro-africains, plus précoce, n'était entrée en conflit qu'avec des formes de cultures certes vivantes mais comparativement closes et ne participant pas de la civilisation moderne.

     En ce qui concerne le Maroc, où l'enseignement traditionnel a subsisté malgré l'oppression, on verra se former une double "intelligentsia". La première suivra le schéma fanonien de perdition, frustration et prise de conscience. La seconde formée dans les établissements libres où l'enseignement de l'arabe, quoique sclérosé, était sauvegardé, formée à l'Université Qaraouine qui sera un des foyers les plus virulents du nationalisme marocain, se cantonnera dès le départ dans un refus énergique de la culture française.

     Avec cette classe, la notion de résistance culturelle prend une tout autre signification. Le danger de la dépersonnalisation étant perçu d'avance, la résistance culturelle se traduira tout simplement par une étanchéité absolue à la culture de l'occupant.

     La tentative de redécouverte d'une culture propre au colonisé ne repose plus sur le même statut que celle du négro-africain. La culture marocaine et arabe n'avait pas besoin de tant d'exhibitionnisme pour être présente. Elle existait.

     Le monde arabo-musulman a dû réagir cependant contre la condamnation continentale et raciale de l'oppresseur en réhabilitant la culture arabe et non pas celle de tel ou tel pays de la communauté. En ce sens, la démarche du monde arabo-musulman fut semblable à celle du monde négro-africain.

     Ceci s'explique par le fait que le monde arabe a toujours constitué une entité unifiée culturelle et spirituelle. La revendication d'une culture arabe dans le contexte colonial explique l'attachement profond à un patrimoine commun et à un destin culturel commun.

     C'est d'ailleurs le phénomène colonial qui sera à l'origine de la création de nationalités étriquées. Le démembrement territorial qu'il a opéré au sein d'ensembles humains et culturels est artificiel. Il retrace tout simplement un historique de la conquête, une délimitation des zones d'influences politico-économiques et stratégiques. Cet isolement territorial, bien qu'il ait perturbé les circuits culturels traditionnels du monde arabe a permis une résistance localisée, fondée sur les réalités et les besoins de chaque peuple et partant, une prise de conscience à l'échelle de la nation.

     On voit dans quel contexte s'inscrit la notion de culture nationale, à quelle situation historique des pays colonisés elle a pu correspondre.

     La revendication d'une culture continentale ou raciale au départ, la revendication d'une culture nationale par la suite, au cours des luttes d'indépendance nationale, traduit l'action du colonisé sur le plan de l'histoire pour échapper à une aliénation mentale et culturelle qui faisait partie du statut et de la stratégie coloniale.



LITTERATURE NATIONALE ET LANGUE D'EXPRESSION


     Analysé dans le contexte colonial comme une réalité fonctionnelle de dépersonnalisation, comme structures d'un conflit d'hégémonie et de dépendance, ce que l'on appelle le "drame linguistique" du colonisé devrait être reformulé actuellement dans une autre terminologie, celle de la décolonisation post-coloniale.

     Les analyses, si lucides soient-elles, d'un Albert Memmi, les conclusions plus passionnelles d'un Malek Haddad, relèvent pour nous, dans le cadre strict où elles furent émises, d'une stratégie sincère de dénonciation des soubassements et ressorts de la politique coloniale dans le domaine culturel. Elles ont eu leur acuité authentique au moment où, pour l'intellectuel colonisé, s'affirmait la nécessité de déboutonner les structures et habitudes mentales que le colonialisme a voulu greffer sur lui, au moment où la décolonisation était ressentie comme un besoin physique entier, subordonnée à la refonte, au remembrement, à la désarticulation des canevas les plus enfouis du Système.

     La redécouverte et la reconquête linguistique ne pouvaient certainement pas être ségréguées d'une reconquête totale, celle d'une personnalité aliénée non seulement par les carcans économico-politiques, mais aussi par la tentative de l'assimilation culturelle.

     Les approches traitant plus particulièrement de l'écrivain colonisé, empruntant une langue étrangère pour s'exprimer, et conjointement à cette littérature produite par des Nord-Africains pendant la période coloniale, se sont avérées moins prophétiques qu'on ne le pensait et plus contestables.

     Autant elles étaient précieuses quant à la prise de conscience d'une situation paradoxale qui consistait pour cet écrivain à entamer une rupture avec ses racines profondes, à n'envisager qu'un dialogue aléatoire avec son oppresseur, autant elles furent arbitraires dans la mesure où elles fixaient déjà l'arrêt de mort, l'exécution d'une littérature future, qu'on ne pouvait honnêtement pas appréhender, puisque ignorant des conditions nouvelles où elle aurait pu prendre corps, s'affirmer, dépasser des préoccupations, une situation qui n'aurait représenté pour elle qu'un legs problématique, legs dont elle aurait eu l'entière disponibilité en vue de le reconsidérer.

     Cette prise de position aurait été moins grave si elle s'était arrêtée à un bilan provisoire d'une anomalie culturelle explicitée par le rapport net d'acculturation que la littérature nord-africaine d'expression française entretenait avec l'aire culturelle "métropolitaine". Les motivations de cette littérature, sa logique de communication, son exhibitionnisme parfois, légitimaient la dénonciation d'une démarche de mendicité culturelle. Nous avons déjà affirmé qu'une pareille démarche était devenue caduque, qu'elle ne répondait plus à nos préoccupations actuelles, mues par d'autres réalités. Nous n'avons pas non plus infirmé l'efficacité révolutionnaire de cette littérature, quelque amputée qu'elle soit d'une dimension de dépassement.

     Seulement, la dramatisation abusive du problème, surtout dans "Les zéros tournent en rond" de Haddad, le pessimisme d'enterrement nous ont semblé relever d'une vue des choses courte. Elle risquait par ailleurs de produire le substrat de méprises indéfectibles de ces questions brûlantes, passionnalisées par divers complexes, intérêts ou idées reçues. Et en fait, elle eut ce succès de poulailler puisque une encre plus ou moins sectaire a coulé de tous les horizons pour traquer, calomnier et fausser les problèmes. Il serait d'ailleurs fastidieux de retracer la chronologie de la polémique qui a eu pour matière "littérature nationale et langue d'expression". Très peu d'écrivains, d'intellectuels, de critiques ou de simples spectateurs ont pu garder leur sang-froid en abordant l'analyse et la discussion de ce problème.

     S'il est aujourd'hui quelque peu résolu dans les pays d'Afrique Noire, pour les pays du Maghreb, il garde toute son acuité polémique.

     La multiplicité des dialectes autochtones dans chaque pays d'Afrique Noire, la carence d'ensembles linguistiques vernaculaires unifiés et transcrits, ont conduit les écrivains à se résigner à l'utilisation des langues étrangères. Au Maghreb dont la langue de culture séculaire est l'arabe, le problème est beaucoup plus complexe et nécessite une grande prudence quant à son appréciation.

     Mais il faudra avant tout pour nous, écarter les positions trop simplistes, passionnelles.

     On sait que les écrivains maghrébins d'expression française ont été accusés au cours de la période coloniale d'avoir trahi leur peuple en adoptant comme langue d'expression la langue de l'oppresseur, langue qui s'est substituée à la leur, l'a maintenue en état de péjoration, sinon de clandestinité.

     Cette accusation est arbitraire. Elle ne tient pas compte de deux données essentielles qui ont pu motiver cet emploi forcé: la quasi-totalité de ces écrivains formés dans les écoles françaises ont dû subir un système d'enseignement unilatéral, héritage traditionnel conçu pour un public autre. Ils se sont donc exprimés dans la seule langue qu'ils pouvaient manier avec aisance: le français.

     Les rudiments d'arabe, happés à la sauvette, ne pouvaient guère suffire à une expression aboutie.

     D'autre part, la conception de ces oeuvres nord-africaines en français ne saurait en aucun cas déprécier leur qualité de témoignage sur notre société et leur rôle de combat révolutionnaire. On ne trahit pas son peuple en glorifiant sa lutte quel que soit le moyen.

     Ecartons aussi une position simpliste qui provient cette fois-ci des écrivains maghrébins d'expression française eux-mêmes. Pour certains d'entre eux, l'usage du français fut une conquête individuelle précieuse. Cette conquête leur a permis d'exprimer dans une langue de "clarté et de souplesse" ce qu'ils n'auraient pas pu exprimer par un autre moyen. Les écrivains arrivent facilement à condamner et calomnier une langue arabe qu'ils avouent ne pas connaître. La langue arabe est selon eux sclérosée et ne correspond plus aux exigences de notre temps. Langue aristocratique, langue morte à moitié, elle a besoin de subir d'énormes mutations avant de devenir un instrument efficace de l'expression littéraire.

     On leur répondra aisément en leur indiquant ce que les écrivains arabes ont produit, ce qu'ils ont exprimé dans cette langue depuis vingt siècles, et ce courant fut rarement interrompu depuis les Mo'allaqats anté-islamiques jusqu'aux oeuvres de l'époque contemporaine.

     Il est vrai que ces écrivains ne connaissent de la littérature arabe que les rares textes glanés dans les squelettiques anthologies des orientalistes, la traduction leur ayant enlevé, de l'aveu de ces derniers, toute caractéristique propre et faut-il ajouter, toute authenticité.

     Une autre position assez simpliste et répandue serait de croire que la langue n'est qu'une sorte d'instrument neutre, et que l'écrivain, au seuil de l'écriture, peut choisir dans le répertoire des langues internationales n'importe quel idiome écrit pour s'exprimer. Certes non. Une langue ne saurait être un matériau brut. La langue d'un peuple est un réservoir vivant qui témoigne constamment de son évolution, des transformations de sa culture, de sa mémoire. Véhicule et organe de toute culture. Et il est certain que le destin du peuple arabe s'est longtemps confondu avec le cheminement de sa langue d'expression: l'arabe.

     Parallèlement à ces jugements trop sommaires, des réflexions lucides, signalées plus haut, ont déjà posé, dans le contexte de l'acculturation, les vrais éléments de cette problématique.

     Ainsi, Albert Memmi au début de son raisonnement dans le "Portrait du Colonisé" nous parle très justement du dualisme linguistique du colonisé comme ne pouvant guère être "assimilé à une simple diglossie".

     "La possession de deux langues n'est pas seulement celle de deux outils, c'est la participation a deux royaumes psychiques et culturels. Or, ici, les deux univers symbolisés, portés par les deux langues, sont en conflit: ce sont ceux du colonisateur et du colonisé". Pour Memmi encore, la langue maternelle du colonisé étant la seule dévalorisée, n'ayant aucune dignité à l'échelle nationale ou internationale, sa restauration seule permettra au colonisé de se récupérer, de reprendre en main une continuité perdue et une histoire

     Malek Haddad rejoint quelque peu ces affirmations en les poussant à des conclusions plus dramatiques, plus sentimentales et, je le crois finalement, à une déformation. Pour lui, l'écrivain maghrébin n'adhère pas totalement à la langue française. "Nous autres, dit-il, nous écrivons le français plutôt qu'en français. Nous nous faisons comprendre. Les mots, nos matériaux quotidiens, ne sont pas à la hauteur de nos sentiments. Il n'y a qu'une correspondance approximative entre notre pensée d'arabes et notre vocabulaire de français". Il y a pour lui une distance entre le langage intime vécu, et sa formulation en mots qui sont loin d'être de simples signes graphiques conventionnels. Entre la pensée et le signe graphique qui le fixe, il y a une fuite. "Quoi que je fasse, dit-il, je suis appelé à dénaturer ma pensée".

     Memmi et Haddad se rejoignent au bout de leur raisonnement. Pour eux, la littérature nord-africaine d'expression française est condamnée de par cette infirmité linguistique. L'écrivain d'expression française, s'il ne veut pas déployer une oeuvre de mauvaise foi, doit déposer sa plume.

     Malek Haddad ira jusqu'au bout. Il cessa d'écrire; jusqu'à nouvel ordre. Albert Memmi qui analysait malgré tout le problème en sociologue, de l'extérieur, puisque sa langue maternelle n'est pas l'arabe, continue d'écrire en français.

     Nous avons déjà spécifié que ces analyses furent formulées dans un cadre d'acculturation rigoureuse, qu'elles circonscrivaient des états psycho-sociaux provoqués par les tentatives d'assimilation et de dépersonnalisation.

     Nous avons aussi émis la nécessité de reformuler les éléments caduques du problème en même temps que les nouveaux éléments intervenus en termes de décolonisation.

     Ainsi, il est vrai que la frustration linguistique du colonisé a dépassé dans le contexte colonial une simple coexistence de deux modes d'expression. Elle a entamé le psychisme du colonisé et fut une arme de dépréciation de sa propre culture.

     Au niveau de cette phase répressive, le dualisme linguistique a été un drame. Drame qui n'aura pas été dépassé pour beaucoup d'intellectuels de l'indépendance même puisque les structures culturelles véhiculées par les nouveaux modes d'enseignement et les expériences improvisées d'arabisation n'ont pas bouleversé en profondeur les bases du statu quo colonial dans ce domaine. Non seulement le problème reste entier mais les nouvelles politiques de refonte d'enseignement ont entraîné une hécatombe sur le plan de la maîtrise par les adolescents d'une langue d'expression. L'adolescent colonisé, même s'il était frustré de sa langue maternelle, disposait malgré tout d'un véhicule de pensée où il pouvait formuler sa révolte, ses idées, où il pouvait extérioriser sa personnalité. L'adolescent de l'indépendance a perdu ce véhicule imposé mais il n'a pas encore reconquis l'autre. Il est aphasique. Sa pensée, sa personnalité profondes n'émergent qu'en bribes sporadiques, imprécises. Son infirmité linguistique ne provient pas d'un rapport de conflit mais de l'imprécision des méthodes, des tractations aléatoires de cette phase d'évolution ou de marasmes que vivent la plupart des pays nouvellement indépendants. Le drame aura changé de nature, de mobiles, en s'approfondissant.

     Pour en revenir au drame spécifique du colonisé, on peut dire qu'il n'a pas été ressenti toujours d'une manière identique et surtout il n'a pas été confronté avec les mêmes logiques, la même force de lucidité. Il a manqué à certains intellectuels et écrivains cette force et la volonté de pousser leurs raisonnements jusqu'à leurs ramifications les plus lointaines pour donner sur des solutions viables.

     Pour plusieurs, la prise de conscience est demeurée à l'état de constat douloureux qui les faisait s'adonner à un tragique caricatural, discours de pleureuses amputé d'une énergie réflexive qui porte le problème à son démontage.

     Une fois les mécanismes et les motivations du duel linguistique démontés, une fois opérée cette saisie lucide et cette actualisation, l'intellectuel colonisé aurait trouvé les vrais termes d'agression pour sa lutte révolutionnaire. Cette lutte se conçoit au sein d'une praxis dont la terminologie n'est pas celle des mots, de la graphie.

     La lutte pour l'instauration d'une dignité nationale, pour la reconquête du corps et du mental aliénés est le résultat d'une série de prises de conscience et d'actes de reprise intérieure. L'hypothèque du langage ne peut nullement dénaturer ce rebondissement s'il est réellement authentique.

     La reconquête d'une langue nationale n'est qu'une constituante d'une reconquête totale dont le mouvement intrinsèque concerne la personnalité dans son ensemble: pensée, chair, perception et aussi certes langage. La refonte de la personnalité du colonisé est une quête plus grave qu'on ne le croit. On a cru qu'il suffisait de se réclamer d'un terroir, de décrire minutieusement les lieux et les habitudes de ses compatriotes, de condamner avec une grande violence verbale l'ordre colonial, pour se récupérer, se restructurer. C'est là une erreur de positions, de situations.

     Toute la poésie militante algérienne par exemple est scandée au nom de la patrie. Elle est peuplée d'un toponymie délirante. Ce besoin de nommer n'est-il pas en quelque sorte la réaction contre une douloureuse perdition, un déracinement bitumé. Il n' y a dans cet ordre de perception que l'appel physique, dément, d'une personnalité en suspens, labyrinthe où s'engouffrer pour en ressortir, ressoudé. Revendication physique, non organique. Une grande partie de cette littérature est restée comme nous l'avons déjà indiqué, une littérature de colonisés, en dépit de son caractère révolutionnaire. Les réalités que l'écrivain mettait en cause n'étaient pas profondément palpées et senties, à un niveau organique. L'écrivain, en exprimant cette révolution physique n'est pas encore arrivé à adhérer totalement aux réalités de son peuple, à sa mentalité intrinsèque, à sa mythologie organisatrice du monde. Il n'avait pas réussi à appréhender ses propres racines, à reprendre contact avec la sève nourricière, la matrice populaire. Démarche-type de l'intellectuel colonisé, souvent en exil, cherchant dans les cafés de Saint-Germains-des-Prés l'inspiration d'une logique qui nous est bien connue. Aragon et Eluard (pour ne pas chercher dans les écrivains de second ordre) ont inventorié la topographie d'Alger et de l'Aurès et se sont mis à s'adresser au public habituel parisien, non pas à l'autre public, selon cette obscure syntaxe de ses réflexes et de ses nausées.

     Dès lors M. Haddad peut nous parler de son "orphelinat de lecteurs". Driss Chraïbi, Kateb Yacine ont aussi écrit en français. Mais ils ne sont pas particulièrement orphelins de lecteurs. Seulement, la mythologie que Kateb par exemple déploie dans "Nedjma" et le "Cercle des Représailles" dépassait de loin le cadre de la colonisation. Elle décolonisait admirablement en jetant le pont entre les fragments de l'histoire que le colonialisme a segmentés, pour éloigner les opprimés de leur mémoire, de leur corps et de leur patrimoine vivant.

     Son oeuvre constitue malgré tout ce qu'on en peut dire, une des premières oeuvres de la décolonisation. Elle s'est imposée d'ailleurs comme une composante de la littérature nationale algérienne et universelle. C'est parce qu'elle est une oeuvre qui parcourt des distances de l'histoire de l'homme et aussi parce qu'elle garde malgré ses fulgurances "éloignantes" une adhérence au concret, à l'événementiel, l'épaisseur d'un témoignage tranché dans le combat quotidien des hommes.

     J'affirme personnellement que l'on ne décolonise pas avec les mots. Seul une refonte mentale, une redécouverte de notre patrimoine, sa remise en question et sa réorganisation peuvent mettre en branle cette reprise en main de notre personnalité et de notre destin d'hommes. Nous aurons à ce moment-là entamé notre propre itinéraire et serons rentrés dans la phase effective, concrète, de la décolonisation.

     Il faut absolument entretenir au départ une méfiance vis-à-vis de la langue d'expression qu'on emploie. Que cette langue soit le français, l'arabe ou n'importe quelle autre.

     On peut voir à titre d'exemple, la production littéraire au Maroc qui s'écrit en arabe. Elle illustre parfaitement (à quelques rares exceptions), le prototype d'une littérature retardataire, en marge des secousses de l'histoire. Cet état ne vient pas de la langue. La langue arabe se prête à toutes les modulations, à toutes les variations. Mais la langue arabe au Maroc n'a pas encore trouvé d'écrivains qui puissent l'exécuter, s'en servir d'une manière singulière. Ces écrivains subissent un état de langue, s'y complaisent dans une jouissance de vaine et irréaliste nostalgie. A lire cette production, on a l'impression que tous les écrivains ont la même écriture. Les mêmes formules stéréotypées reviennent dans chaque texte, quelle que soit son envergure.

      Or l'écrivain de race est celui qui fait un usage singulier et irremplaçable de la langue. C'est celui qui nous propose et impose un langage nouveau, marqué du sceau de son univers créateur. A l'écrivain de chez nous de désarticuler cette langue qui est sienne, de la violenter pour lui extirper toutes ses possibilités. Encore faut-il qu'il possède cette faculté organisatrice et exorcisante que seul l'apprentissage des réalités profondes peut lui conférer.

     En définitive, le dualisme linguistique doit être posé à l'heure actuelle dans le vaste contexte de la décolonisation, non plus comme frustration coloniale mais comme usage particulier, comme conquête sur la désorganisation. C'est finalement un problème d'écrivains. Et là se pose le réactif du talent, du degré de perception d'une condition humaine donnée.

     Un écrivain qui arrive à accéder à ces strates lointaines où se débat le sang germinateur, peut communiquer ses angoisses, ses déchirements, ses élans dans n'importe quelle langue.

     Ne disposerait-il d'aucune de ces langues, qu'il imposerait au langage des sourds-muets sa vitalité.


     Approches en cours

     - La culture et son public.
     - Défense et sauvegarde du patrimoine culturel.
     - Remise en question du statut des sciences humaines dans le contexte colonial.
     - La littérature Nord-Africaine d'Expression Française en question.



1 : Consultez abdellatif laâbi : réalités et dilemmes de la culture nationale (II) (souffles, numéro 6)
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2 : Article publié dans un numéro d' "Esprit", repris par l'auteur dans son livre "Algérie-Nation et société".
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3 : Citons divers articles publiés dans "Novembre et Confluent", dans des hebdomadaires et quotidiens algériens, dans des journaux marocains aussi, enfin de multiples citations que J. Déjeux a eu l'avantage de réunir et de publier dans ses nombreux articles-témoignages sur la culture maghrébine.
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