Leïla Sebbar. Les Carnets de Shérazade, Stock, 1985, 286 p. Pendant 7 jours et 7 nuits, entre Marseille et Paris, Shérazade voyage en compagnie de Gilles, un routier au camion bleu Gauloises. Elle lui raconte ses aventures, extraites des carnets d’un voyage initiatique aux couleurs de l’Orient. p. 13 C’est à travers les yeux de Gilles, routier, que dans le passage suivant Leïla Sebbar décrit Shérazade. Gilles était encore debout au soleil. Jusqu’ici il n’avait pas vraiment regardé la fille. Il avait juste vu une forme endormie, plutôt féminine à cause des mains et des joues. Il avait vu tout très vite, d’abord les mains posées en croix sur le bord du siège, des mains fines et brunes, mais pas à cause du soleil. Il remarqua les joues aux pommettes saillantes, les boucles noires sur le front, une bouche enfantine dans le sommeil. Le teint mat n’étonna pas Gilles. A Marseille, il n’avait jamais vu de Blanc vraiment blanc… Un port où se mélangeaient les couleurs, les vêtements, les langues depuis les millénaires. Les cheveux brillaient parce qu’ils étaient sales. Ce détail le mit de mauvaise humeur. Il se méfiait des filles crasseuses ramassées sur les routes. Dans son camion, à Marseille dans les docks, il y a une fille endormie, une inconnue. Elle dort en chien de fusil. On voit mal sa bouche renflée à cause de la position du visage sur le skaï du siège molletonné. Elle a de longues paupières bistre, orientales. Ses yeux seront noirs. Elle est jeune, très jeune. pp. 103-104 Shérazade vit de petits boulots. Elle est en train de préparer le petit déjeuner à des enfants dont elle a la charge et se rappelle les petits déjeuners en famille. Flora et Iris passèrent devant la chambre des parents en marchant sur la pointe des pieds, alors qu’elles avaient couru, riant et criant, dans les escaliers de bois et aux étages. Elles arrivèrent dans la cuisine, au rez-de-chaussée, côté jardin. Shérazade prépara le petit déjeuner. Les petites filles décidèrent qu’on mangerait dehors sur la table en bois de châtaignier. Les bols du matin, sur la toile cirée de la table de la cuisine dans la H.L.M. Le désatre du petit déjeuner des jours d’école, le café au lait renversé, le pain mouillé près des bols des petits, la confiture d’orange qui colle partout, le beurre fait des yeux dans le fond des bols, les enfants parlent, crient, rient, se disputent les tartines. Shérazade prépare tout. Lorsque les enfants ne sont plus là, elle embrasse sa mère, assise au bout de la table, dans la cuisine. Sa mère lui dit – va ma fille, va, laisse, je vais faire tout ça, va – la mère a passé une gandourah sur la chemise de nuit, elle reste assise un moment seule, dans le silence de la cité, devant le désordre sale et liquide de la toile cirée à fleurs orange. Shérazade, de la porte de la cuisine, fait un signe de la main à sa mère – je reviens après la bibliothèque, ce soir vers cinq heures et demie – c’est bien ma fille. Apporte des livres pour tes frères et pour lire aux petits – Shérazade claque la porte. Sa mère assise au bout de la toile cirée… Shérazade rencontre Godard. pp. 130-134 Shérazade, dans le camion, cessa de parler. Gilles la regardait et souriait. Ses yeux, plus clairs quand il était gai, brillaient d’un bleu marin. Shérazade allait lui fermer la bouche de sa main, mais Gilles s’était écarté et se tenait collé à la portière. Il dit : Gilles dut klaxonner et ralentir. L’homme marchait droit devant lui, sans dévier d’une ligne imaginaire qui le rapprochait dangereusement du milieu de la route. Gilles s’arrêta à la hauteur de l’homme qui continuait à marcher du même pas, long et régulier. Shérazade regarda l’homme. Il portait des lunettes noires. Le camion marchait à son rythme de marcheur – C’est Godard ! s’écria Shérazade. C’est Godard ! – l’homme tourna la tête vers elle et s’arrêta net. Shérazade ouvrit la portière et il sauta sur le siège près d’elle.
p. 152 A la cité des Minguettes dans la banlieue lyonnaise. Pour passer plus de temps avec la mère de Farid, Shérazade avait couru dans le musée, comme avec Julien au Louvre vers Les Femmes d’Alger et Le Bain turc. Elle s’était arrêtée devant La Femme au perroquet de Delacroix, une jeune femme nue, blanche et blonde, une chaîne d’or autour du cou est étendue sur des étoffes satinées qui brillent. On ne voit pas ses yeux. Elle joue avec un perroquet vivant posé aux pieds du sofa. Elle porte une toque en voile. On dirait qu’elle va tomber, la toque. (…) Chez la mère de Farid, Shérazade se rappelait La Femme au perroquet, les femmes orientales de la peinture française, les esclaves blanches des harems, oisives et belles, dans le luxe des parfums et de la soie, languides et comme endormies… On les aimait. Et les femmes d’Orient en France, dans les cités au bord des capitales, sa mère, la mère de Farid, les mères du Nord à Douai, Roubais, Tourcoing, Lens, dans le froid et la brique grise et noire comme le lui avait raconté Néfissa à Marseille? Néfissa disait qu’elle allait chercher le soleil qu’elle ne retournerait jamais plus dans les corons. p. 171 Après avoir vécu quelques temps de rapines à la campagne, Shérazade, rebaptisée Camille, et Marie sa compagne de voyage sont recueillies par une famille d’agriculteurs alsaciens. Le dernier soir, Shérazade dit à Fernande qu’elle voulait lui lire un texte qu’elle avait écrit dans le lit paysan de la grande chambre. Elle lut à haute voix, après les informations à la télé, assise dans un fauteuil à bascule, face à Fernande qui finissait l’ourlet d’une jupe, des pages lyriques, un peu grandiloquentes, sur Rimbaud en Afrique. P. 172 Gilles écoutait Shérazade. Il aime qu’elle parle dans la nuit, qu’elle raconte des histoires auxquelles il ne croit pas toujours. pp. 174-176 Julien retrouve inopinément Shérazade dans un petit hôtel de Lure en Franche-Conté. Louisa donna la clé numéro 7 à Shérazade. Julien prit Shérazade dans ses bras et se mit à rire et à pleurer. Shérazade l’embrassait et le serrait en riant.
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Actualisation : juillet 2007 |