Leïla Sebbar. Le Fou de Shérazade, Stock, 1991, 204 p. pp. 108-109 Shérazade est attendue pour tourner un film dans sa cité. Sa mère apprend qu’elle a été prise en otage à Beyrouth. La femme qui sanglote s’assoit, autour d’elle ses amies, debout contre l’estrade les voisines, les ouvriers font face aux femmes, perplexes, ils regardent vers l’homme aux lunettes noires, enfermé dans la cabine du poids lourd, qu’est-ce qu’il attend, de quoi il a peur ?… Ils le voient enlever ses lunettes et prendre un appareil photo. Il n’entend pas distinctement les femmes mais un nom répété à plusieurs reprises : Shérazade. Il écoute. - C’est elle, ma fille, je l’ai vue ce matin à la télévision… Pour la première fois, j’ai laissé la cuisine en l’air et j’ai mis la télé. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être que j’étais un peu en retard ? J’ai pas regardé l’heure, j’ai juste appuyé sur le bouton, je mets toujours la même chaîne quand je suis seule… J’entends le journaliste qui parle d’une voix bizarre, il annonce une minute de film, des images envoyées du Liban par un groupe inconnu. “J’étais là, debout, mes mains tremblaient comme si j’étais malade tout à coup, et mon coeur qui battait à cent à l’heure… Je me suis appuyée sur le dos du fauteuil. J’ai regardé, j’ai vu ma fille, ma fille… C’était elle sur l’écran, je me suis approchée pour lui parler, comme une folle, j’ai touché ses joues, j’aurais voulu l’embrasser, la serrer dans mes bras, j’ai dit : Shérazade, ma fille, ma petite fille, tu es vivante, regarde-moi, je suis là, moi, ta mère, et Dieu te protège, je le sais, écoute-moi ma fille, ma petite fille… J’ai pas eu le temps de lui parler plus longtemps, le journaliste a dit : Cette jeune fille a été prise en otage à Beyrouth par un groupe inconnu, anonyme, qui ne réclame rien. Nous attendons d’autres informations. Nous ignorons l’identité de l’otage, aucun nom n’a été avancé. La bande est muette, nous la repasserons au prochain journal télévisé… J’ai laissé la télé allumée, j’ai pas réveillé Mériem. Je me suis mise à pleurer. J’ai pas entendu sa voix, elle a pas pleuré, je sais pas pourquoi, elle a rien dit, on la voyait assise puis debout, mais on la maltaite pas. Dieu la protège… Dieu le miséricordieux… Elle avait un tricot blanc, un pantalon gris en toile, la bande était en noir et blanc, je sais que c’est ma fille, je sais que ses yeux sont verts, je sais qu’elle a de jolies boucles noires, j’ai brossé ses cheveux combien de fois, là ses habits étaient propres mais pas ses cheveux, mal coupés, mal peignés… Qu’est-ce que je pouvais faire ? Ma fille prise en otage, ma fille… Par qui ? Pourquoi ? Ma fille à Beyrouth ? Pour quoi faire ? Elle devait venir ici, dans la cour de la cité, pour le film…
pp. 174-175 Shérazade est à Jérusalem. Shérazade marche seule dans une allée bordée de cyprès verts, presque noirs. C’est l’heure où l’on cherche l’ombre. Elle aperçoit, au-delà des jardins, le dôme de la mosquée, la coupole dorée. Son père lui a parlé de ce lieu saint, le plus célèbre après La Mecque. Elle1 est la seule à prélever les pièces qui lui manquent pour la maison, elle plonge le bras au fond, à gauche, dans la grande armoire, entre les serviettes de toilette et les draps, il reste encore des pièces, la jarre ne doit pas être vide, mais le père ne la voit jamais pleine et il accuse sa femme, elle ne veut pas qu’il aille à La Mecque sans elle, la mère dit que non, elle sait qu’ils n’auront pas assez pour deux, il ira, lui, pour la famille et surtout qu’il n’oublie pas l’eau du puits, le zem zem, l’eau sainte qui guérit, elle pense aux enfants. 1: La mère de Shérazade |
Actualisation : juillet 2007 |