Leïla Sebbar, L’Habit vert,  Editions Thierry Magnier, 2006.

L'habit vert

pp. 10-11

Aujourd'hui, elle dit non, non c'est non et rien ne la fléchira, ni personne. Elle décide seule, pour la première fois, seule. Ma mère est partie. Elle m'a laissée avec la première épouse et ses fils. Mon père, je ne l'ai pas entendu. Je le voyais si peu. Je me disais c'est quoi un père ? Je savais pas répondre. Je voyais les filles de l'école avec leur père, des pères prenaient la main de leur fille, ils marchaient ensemble en bavardant, parfois ils riaient. Moi, mon père... c'est quoi un père ? Mes frères, c'était pas des frères, des grands frères. J'ai pleuré souvent. A la bibliothèque, j'étais bien, à l'école non. J'arrivais pas. J'ai voulu travailler dans les parcs et jardins de la ville. J'ai raté l'examen. Chez moi, c'est pas chez moi, là où je vis, en foyer, je regarde la télé. Dans la chambre on est deux, on travaille dans la voirie à Paris. Moi dans le XIIIe, elle est dans le XVe. Avec le roule-sacs vert on fait la rue, les trottoirs, les rigoles. J'aime l'eau qui coule quand j'ouvre avec la clé de fontaine, si elle allait par les souterrains jusqu'à la mer et si elle s'arrêtait devant la maison de ma mère dans son pays, loin, parfois dans un roseau creux que je coupe dans un parc, je glisse un papier avec des mots pour ma mère, elle sait pas lire, toujours elle me disait : "J'aurais voulu aller à l'école, on a envoyé mes frères et moi on m'a mariée, on m'a préparée au mariage comme disent les femmes du village." Mais ces mots-là dans le roseau siffleront dans sa langue, elle comprendra. Ma voisine de chambre, elle, on lui disait, sa mère surtout, "Tu seras même pas capable de balayer les rues", pourquoi une mère dit ça à sa fille, pourquoi une mère n'aime pas sa fille ? Elle dit qu'elle aime ça d'être dehors avec l'équipe et balayer les rues, ramasser ce qu'on jette, papiers, vieux paquets de cigarettes, boîte à tabac à priser écrasées, boîtes de Coca ou de bière cabossées, prospectus, plastiques ou journaux gratuits périmés, ça l'ennuie pas, elle pique au bout du manche avec le crochet à trois pointes, une fois elle a attrapé, juste, juste, il a failli lui échapper, un billet de cent euros, personne ne l'a crue, c'était vrai.

Vichy

pp. 75-76


En même temps que les autres, ils sont arrivés dans cette ville, pas dans la ville, à côté.  Des immeubles construits en une nuit, pas vraiment, mais en peu de jours, des immeubles pour les pauvres.  Ils n’étaient pas tout seuls parmi les pauvres après le voyage en bateau, les cales bien sûr, serrés, hommes, femmes, enfants, vieux et vieilles.  Elles avaient gardé l’habit de la montagne, les femmes, pas seulement les vieilles, elles restaient près du chef de famille, les enfants autour, un dernier né dans les bras, sous la mousseline jetée à la hâte contre les moustiques, des fleurs partout et des couleurs, foulards, jupes et jupons, les petites filles aussi, contentes du voyage, certaines, pas toutes, la mer qu’elles n’avaient jamais vue et si elles l’apercevaient du haut d’une colline, elles ne l’approchaient pas.  Le père avait répété : “Vous restez là, avec nous, vous jouez pas là-bas avec les enfants, le quai c’est pas la rue devant la maison.  Attention.”

On avait tellement peur de tout, l’eau noire du port, les soldats debout avec les fusils et les grandes bottes, la sirène des bateaux, le bruit, là où tout le monde attendait.  On attendait quoi ?  Personne pour le dire et le père : “Restez tranquilles sinon on part pas ou on vous laisse là, tout seuls, alors, restez tranquilles, c’est tout, obéissez”. 
Actualisation : juillet 2007