Journal intime et politique, collectif,
La Tour d'Aigues, Littera 05, L'Aube, 2003.

Leïla Sebbar. Mes journaliers, pp. 195-238
Jeudi 1er août - Mardi 15 octobre 2002

p. 196

La Gonterie, vendredi 2 août

La maison basse. La vieille treille et le vieux marronnier. La cour fermée comme un patio, la pierre plate où mon père s'asseyait pour le thé à la menthe. Les cèdres après la tempête et les derniers noyers. Les buis que je taille pour l'odeur. La glycine et les lilas. Les poires de curé, on fait des confitures. L'eucalyptus de la terrasse planté par Lysel, il est florissant, à côté de lui un cyprès longiligne. Les hirondelles dans les granges abandonnées, de l'autre côté de la rue. Les tourterelles boivent à la vasque de la fontaine. Danièle a planté du buis sur l'une des plates-bandes. Ma mère fait des gâteaux aux fruits cueillis le matin. C'est la maison des femmes. Mon père nous manque. On ne le dit pas.

pp. 203-205

Paris, mercredi 21 août

Je raconte mes rêves de la nuit à D.; le même rêve, toujours, avec des variations: je suis dans une ville inconnue; perdue, je cherche ma maison ou ma chambre d'hôtel, je n'ai ni adresse ni papiers d'identité, personne ne sait me renseigner. Cette nuit, Catherine Dupin tentait de m'aider, en vain. D. écoute à moitié. Les rêves des autres ennuient, je le sais.

Je vais, à pied, jusqu'au commissariat du XIIIe pour renouveler mon passeport. J'attends mon tour, sur une chaise neuve, métallique, bleu outre-mer. Je relis Le harem et les cousins. L'acuité ethnologique de Germaine Tillion. Je l'ai retrouvée dans son regard, chez elle, assise comme à sa table de travail. Elle parlait de ses jours dans les Aurès en Algérie, jeune savante intrépide. Je faisais une émission sur les premières femmes ethnologues du Maghreb, côté femmes, pour Les Nuits magnétiques, à France Culture. A l'Institut du monde arabe, il y a quelques mois, malgré sa fatigue (elle a plus de 90 ans), elle était présente au milieu d'un public français et maghrébin enthousiaste. Je ne sais pas si elle avait déjà publié ses photos de terrain, prises entre 1934 et 1940 dans L'Algérie aurésienne. J'aime les pieds nus de cet enfant, tout juste circoncis, la cheville droite ornée d'un "charme magique", composé de sel, charbon, feuilles de laurier hachées dans une boule de chiffon bleu.

Ce soir, je regarde le match de foot, amical, entre l'équipe de France et l'équipe tunisienne. J'aimerais que le la Tunisie gagne. D. n'aime pas le foot, mes fils non plus. Je suis seule devant l'écran. Je trouve ces hommes beaux. Ils ont tous une belle intelligence du jeu, de leur corps dans le jeu. Ils ont de la grâce. C'est Zidane que je préfère, bien sûr. Il est parfait. Ma mère est de mon avis. Je lui téléphonerai pour qu'elle regarde le match, seule, comme moi. Mon père ne ratait pas un match de foot à la télé; j'appelais à Nice à la fin du match et on faisait des commentaires.

Jeudi 22 août

Ce matin, j'écoute RFI . La seule radio où le continent africain existe dans sa complexité.

L'Imam de la mosquée de Bordeaux qui se présente comme un musulman éclairé et indépendant, affirme que la supériorité masculine est un "invariant transculturel". (Il dit réfléchir à l'intégration de l'Islam en France...) Il faudrait savoir ce que pensent les jeunes Françaises musulmanes de cet "invariant".

Vendredi 23 août

Tenir un journal. Je le fais depuis plus de vingt ans. Du plaisir jusque dans la mélancolie ou l'amertume, de la liberté, malgré la contrainte de durée, impérative pour publication.


p. 211

Mercredi 28 août

J'aime bien le nom du nouvel album du groupe de Toulouse: Zebda, Utopie d'occase.


pp. 221-222

Mercredi 11 septembre

J'ai repensé à ces jeunes hommes des cités françaises, devenus islamistes itinérants entre l'Europe, l'Orient, l'Asie, les USA - certains terroristes, d'autres non (pas d'Algériens parmi les kamikazes du 11 septembre). J'écrirai une fiction sur ces jeunes gens qui fuguent en enfer, croyant au paradis. J'ai écrit, il y a plusieurs années, le journal d'un terroriste. Le texte est enfermé dans un cartable en cuir.


pp. 226-227

Jeudi 19 septembre

A Radio-Orient, l'émission "Parenthèse" invite Gilbert Achkar pour son livre, Le choc des barbaries. Une analyse qui met l'accent sur la responsabilité américaine et saoudienne dans l'émergence de l'islamisme politique et terroriste (l'exemple afghan est manifeste, comme l'exemple égyptien).


p. 238

Mardi 15 octobre

Ce soir avec D., je vais voir le film palestinien de Elia Suleima, Intervention divine. Demain, "Picasso et Matisse"; le 17 octobre j'irai sur le pont Saint-Michel, pour les Algériens de la Seine.

Actualisation : juillet 2007