Lettres parisiennes : Autopsie de l'exil.
Ecrit en collaboration avec Nancy Huston,
Barrault, 1986, J'ai lu, 1999. 224 p.

 

Lettre VII

Parlant de Paris, seule ville où Leïla Sebbar vit et souhaite vivre, elle évoque ses vagabondages.

Cargèse le 23 juillet 1983

Nancy1,

p. 39

Il fait trop froid.  Mais je regarde ce qui se passe.  Pas les lieux – encore qu’un peu plus maintenant -, les personnes.  Je peux traîner pendant des heures en vagabonde, comme si j’étais absolument oisive.  C’est aussi ce que j’aime dans le métro : m’arrêter, regarder, écouter.


Lettre XI

Paris, le 12 septembre 1983

Nancy,

pp. 61-62

On parle en ce moment de plus en plus de société multiculturelle, mutiraciale dans plusieurs pays européens, mais que se passe-t-il lorsque les communautés ne s’assimilent pas suivant les désirs de l’État, du pays d’accueil, lorsque les jalons de l’intégration sont refusés ou lorsqu’ils manquent par inertie ?  L’exemple de Dreux est inquiétant pour la France et une gifle aux voeux pieux de la gauche au pouvoir.  Contre les immigrés, la droite et l’extrême droite gagnent ; alliées, elles sont plus fortes que la gauche avec ses bonnes intentions et ses bons sentiments sans effet.  Les enfants de l’immigration feront violence à la France comme elle a fait violence à leurs pères ici et là-bas.  Ils sont sans mémoire mais ils n’oublient pas, je crois.  Ils auront, avec la France, une histoire d’amour mêlée de haine, perverse et souvent meurtrière.  Ils ne sont pas vraiment de leur pays natal, la France, ni du pays natal de leur père et mère.  Ils sont dans des banlieues, ils ont un pays : les blocs et les tours de l’immigration, la pauvre jungle des villes… Que feront-ils ?  Pour moi, d’où je les vois, d’où je les entends (je ne vis pas avec eux), je les voudrais inassimilés, singuliers et violents, forts de leurs particularismes et de leur capacité à saisir la modernité…  Ils sont ma mythologie, pour une part, j’ose le dire et l’écrire parce que, plus vieille qu’eux de dix ou vingt ans, loin d’eux et de leur pays d’immigration, toujours à distance (je crois que je changerai pas cette position malgré mes velléités douloureuses), je sais où je suis comme eux, proche et attentive en dépit de l’âge, du privilège d’être établie, de la différence…

Lettre XV

Paris , le 5 janvier 1984


Nancy,

pp. 95-96

Leïla Sebbar parle avec enthousiasme de leur collaboration au journal Histoires d’elles 2.

A Histoires d’elles j’ai aimé (et je recherche désespérement cela, sachant aussi que c’est fini)  ce lieu privilégié où se sont mêlés pendant plusieurs années, entre plusieurs femmes, le privé et le politique, dans une pratique autonome de travail et de jeu.  J’aimais le mélange des genres dans l’équipe et le journal.  C’est ce métissage des pays, des cultures, des corps, des vêtements, des accents, des voix, des gestes qui m’a attachée et je ne l’ai pas retrouvé ailleurs, sauf dans un imaginaire relié de loin au réel, dans des textes de fiction où je mets ce qui secrètement m’importe le plus.

 

Lettre XVI

Paris, le 18 janvier 1984

Chère Leïla,

p. 104

Selon toi, j’y étais à l’aise, à Sorcières, tout autant qu’à Histoires d’elles.  Ce n’est pas exactement mon sentiment.  J’étais un tout petit peu mal à l’aise ici et là : juste ce qu’il fallait de malaise pour sentir que j’existais…  Mais parfois je m’affolais : les deux groupes de femmes étaient tellement aux antipodes l’un de l’autre – le feutré vs le bruyant, le littéraire vs le militant – que je me disais qu’il fallait être schizophrène pour m’entendre avec les deux en même temps.  Ou bien schizo ou bien amorphe (à la recherche de “l’histoire toute faite” ?).  Et cependant les deux me plaisaient : j’étais intellectuellement stimulée à Sorcières et politiquement passionnée à Histoires d’elles.

 

Lettre XXI

                             Paris, le 27 avril 1984

Nancy,

pp. 147-148

Depuis que je suis de l’autre côté, moins dans la consommation et plus dans la production, je ne sais plus donner de temps au plaisir de lire, à ce lieu solitaire et voluptueux où je me suis toujours protégée de moi-même, de l’Autre, du monde…  Je m’aperçois que je continue à monter et à consolider des défenses lorsque je suis dans l’artifice de l’écriture ; je me protège de l’exil, de mon déséquilibre à la frontière entre deux codes incertains : le commentaire et la fiction.  Le désir de fiction gagne, et me placer au coeur, au centre, dans la fiction fictionnelle, c’est me placer dans un lieu unitaire, rassembleur des divisions, des discordes meurtrières, des éclats de mémoire et d’Histoire avec toujours la tentation de la fuite, de la fugue, de l’aventure solitaire, du voyage au loin…, le lieu de l’éternité…  Mais il m’a fallu oser passer à la fiction : le code romanesque, même s’il ne s’est jamais agi d’autobiographie, me paraissait encore plus exigeant ; et je continue à penser que la fiction est plus redoutable, corrosive et excitante parce qu’on y met son âme.  Et puis, pour moi, la fiction c’est la suture qui masque la blessure, l’écart, entre les deux rives.  Je suis là, à la croisée, enfin sereine, à ma place, en somme, puisque je suis une croisée qui cherche une filiation et qui écris dans une lignée, toujours la même, reliée à l’histoire, à la mémoire, à l’identité, à la tradition et à la transmission, je veux dire à la recherche d’une ascendance et d’une descendance, d’une place dans l’histoire d’une famille, d’une communauté, d’un peuple, au regard de l’Histoire et de l’univers.  C’est dans la fiction que je me sens sujet libre (de père, de mère, de clan, de dogmes…)  et forte de la charge de l’exil.  C’est là seulement là que je me rassemble corps et âme et que je fais le pont entre les deux rives, en amont et en aval… Ailleurs, et dans un temps, un espace que je ne peux consacrer à écrire, je suis presque toujours mal, en risque permanent d’hystérie ou de mélancolie…, de folie criminelle contre quiconque m’empêche d’exister en ce lieu unique, solitaire, sauvage.

 

Lettre XXX

Paris, le 7 janvier 1985

Chère Leïla,

pp. 212-213

Vivre en France, pour moi, c’était choisir d’ ”étrangéïser” toutes mes habitudes : ma vie sociale, ma vie intime, et même plus tard, ma relation à ma propre fille ; c’était faire de toutes ces choses une source d’étonnement perpétuellement renouvelée (“Penser que moi, née à l’ombre des Rocheuses, j’ai accouché à l’ombre de la Tour Eiffel”, etc.) ; c’était ne jamais pouvoir me servir des clichés du discours féministe, amoureux, maternel, sans les répertorier aussitôt comme tels, puisque c’étaient des clichés appris et non pas spontanés.  Ecrire en français, c’était donc un double éloignement : d’abord écrire, ensuite en francais (ou plutôt l’inverse : d’abord en français, ensuite écrire).  En d’autres termes, j’avais besoin de rendre mes pensées deux fois étranges, pour être sûre de ne pas retomber dans l’immédiateté, dans l’expérience brute sur laquelle je n’avais aucune prise.  Au début, j’écrivais avec l’impression d’une impunité totale, comme si le fait d’employer une autre langue, en rendant mes textes illisibles à ma famille, me mettait hors d’atteinte.  Maintenant je sais que cette impression était illusoire (ne serait-ce parce qu’il existe d’excellents dictionnaires bilingues), mais aussi nécessaires – du moins pour commencer.

Mais qui sait ? Peut-être qu’un jour j’admettrai que le sortilège de la langue française est aussi fantomatique que celui de l’exil, et que le seul écart indispensable est celui du geste littéraire lui-même ?  A ce moment-là, anything can happen, non ?2

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1 : Informations sur Nancy Huston
http://www.peripheries.net/article171.html?var_recherche=Nancy+Huston

2 : Il est possible de consulter la collection Histoires d'elles à la bibliothèque Marguerite Durand (79, rue Nationale, 75013 Paris).

 

Actualisation : juillet 2007