MargueriteLeïla Sebbar. Marguerite, Eden productions / Folies d'encre, Collection Babel J, 2002.

pp. 27-29

Marguerite est éblouie par le soleil au-dessus du châtaignier de la cour pavée. Tôt le matin, le ciel est clair. Elle ferme les yeux et lâche les poulets qui s'enfuient. Elle entend le rire de l'homme: "Ils sont libres, ils sont contents..."
Elle dit :
"Il faut les rattraper... On les mange à midi."
L'homme, d'un bond, saisit les poulets et les rapporte à Marguerite qui dit :
"Je ne sais pas les tuer."

Le Marocain fouille dans les poches de son pantalon de travail, en sort un canif qu'il lui demande d'ouvrir. La lame est longue et effilée. Il marche à grands pas, les poulets dans une main, le canif dans l'autre, vers un arbre de l'autre côté des hangars. Personne n'est encore réveillé. C'est dimanche. Elle reste derrière l'homme qui se penche vers la terre. Elle ne voit pas ce qu'il fait, seulement le sang qui coule, aussitôt absorbé. Il pose le poulet égorgé sur l'herbe qui rougit à l'endroit du cou, prend l'autre, se penche à nouveau au pied de l'arbre et le sang coule. Il essuie la lame du canif sur l'herbe près des poulets couchés côte à côte : "Voilà, c'est fini."

Il plie le canif le met dans sa poche, prend les poulets par les pattes et marche en avant vers la ferme. Elle le suit. Des gouttes de sang tachent l'herbe et le chemin, les têtes des poulets tiennent encore au cou tranché, rouge, et remuent au rythme des pas de l'homme.

Le beau-père, assis sur une chaise en fer qu'on laisse rouiller à la pluie, comme la vieille table ronde, écosse des haricots. Il voit arriver l'homme qui tient les poulets et Marguerite : "Tu aurais pu m'attendre, je l'aurais fait. Je me suis levé juste après toi. Je t'ai vue marcher avec ces poulets, j'ai pas compris ce que tu voulais en faire. Je vais les plumer, les enfants continueront les haricots."

Il invite l'ouvrier agricole à prendre un café, dehors, il fait frais, le soleil est encore doux. C'est lui qui a préparé le café. Marguerite s'occupe du petit déjeuner des enfants et de Simon. Le beau-père ne l'a pas invitée à s'asseoir avec eux. De la cuisine, elle les entend parler, elle a ouvert la petite fenêtre qui donne sur la tonnelle de vigne sauvage. Le Marocain roule les "r". Il bavarde, sa voix est sonore et rude. Simon va l'entendre, de la chambre au premier étage, s'il ouvre les volets sur cette façade de la maison. Il sera de mauvaise humeur jusqu'au lendemain, ou il s'en ira à la ville, dans la nuit. Pourtant le saisonnier ne parle pas en arabe. Tous les jours, Simon demande à son père quand prend fin le travail des ouvriers. Il répond chaque fois que tout dépend du temps. S'il fait encore beau, ils n'en ont plus que pour cinq jours, sinon huit ou dix jours.

pp. 35-36

Le saisonnier marocain parle de l'odeur des fleurs quand elles commencent à s'ouvrir, de l'eau de fleur d'oranger que les femmes mettent dans les gâteaux, de la sieste à l'ombre des arbres, des fruits qu'il faut surveiller; du moment où on engage des enfants, garçons et filles, des hommes et des femmes pour cueillir les oranges dans les grands paniers d'osier qu'on a remplacés par des cageots. Les femmes travaillent d'un côté, les hommes de l'autre, des vieilles surveillent. Comme ils mangent ensemble à la pause, les hommes et les femmes à part, mais au même endroit, les vieilles n'empêchent pas les bavardages bruyants et indiscrets, les rires provocateurs, les histoires grivoises. Les femmes, pour aller chercher l'eau au puits dans l'orangeraie, passent devant le groupe des hommes, protégées par les enfants qui crient autour d'elles. Les ouvriers font semblant de ne pas les regarder, les femmes aussi, mais ils savent voir tout, sans être impudiques, et les femmes se racontent les saisonniers, les plus jeunes, les plus beaux, cherchant à savoir d'où ils viennent. Les saisonnières qui travaillent ainsi ne sont pas voilées. Des foulards couvrent leurs cheveux et elles portent des sortes de blouses longues par-dessus les robes à fleurs ou à rayures.

pp. 57-58

Seule, elle ne s'est jamais aventurée dans un café. Avec Simon et les enfants, parfois, le dimanche, quand il avait gagné une petite somme au tiercé, il offrait des Cocas et des glaces, les enfants étaient heureux. Elle prenait une menthe à l'eau, et Simon plusieurs demis. Ils venaient au Café de France. Le Coca-Cola a une couleur de caramel, il pétille dans le verre haut. Elle le fait couler lentement sur la tranche de citron. Les enfants réclamaient des pailles, ils disaient que c'était pour séparer les bulles.


Actualisation : juillet 2007