Compte rendu de Métro, Instantanés et dessins de Carole Netter
(février 2007) Se rendre disponible, écouter, regarder, choisir, et noter sur le vif les paroles, traits physiques et interactions d’usagers du métro parisien venus de la banlieue, des quartiers, des cités “avec la terre natale, et les ancêtres, en arrière pays”, tel fut le travail préalable au livre de Leïla Sebbar, Métro, Instantanés, sorti en janvier 2007 aux Éditions du Rocher, une collection de dialogues, de saynètes et de portraits datée de 1997 à 2006. L’essentiel étant pour l’écrivaine française de mère française et de père algérien, à la suite des photographes orientalistes de l’Empire colonial, de privilégier et de nous faire voir “un siècle plus tard” des Français issus de la colonisation ainsi que des Français en provenance du réservoir inépuisable du Tiers-monde.
Le choix opéré par Leïla Sebbar répond à une volonté de faire circuler à un moment donné une collection significative de croquis qui s’éclairent, s’enrichissent les uns les autres et possèdent des structures et des codes de lecture communs. De la prise de notes au produit fictionnel fini ou “images qui vivent ici, dans le métro”, Leïla Sebbar s’attache surtout aux silhouettes sur les quais, hauts des corps dans les wagons, couleurs dominantes, coiffures, visages et vêtements. Les soixante-douze textes courts de cette collection (deux pages tout au plus pour les plus longs) opèrent les cadrages d’un visuel fragmentaire en pauses, mouvements, ou déplacements de personnes dans les espaces délimités du métro: escaliers d’accès et de sortie, couloirs, quais, murs d’affichage assortis de graffitis, wagons se divisant en barre centrale autour de laquelle s’organisent les scènes, carrés de places assises, strapontins et “boudoirs” situés au fond des rames, portes qui autorisent les voyageurs à faire leurs entrées et sorties, ainsi que fenêtres vers lesquelles se déplacent les regards qui s’excluent de la scène. Les figures d’ouverture et de clôture du recueil montrent les effets de la dissolution culturelle et l’espoir en la possibilité d’échanges positifs entre les communautés. Dans le premier texte, un jeune homme s’installe à l’une des places vides d’un carré et se bande les pieds avec de la gaze synthétique comme s’il voulait les embaumer. Cette cérémonie, qui pourrait aussi évoquer les ablutions à sec précédant la prière musulmane, s’arrête une fois les pieds et chevilles bandés car le jeune homme s’endort. Effet comique, dimension tragique de l’hybridité rituelle? Leïla Sebbar signale une perte symbolique, effet de l’exil (13-14). Le dernier texte met en présence trois jeunes gens, Black, Blanc, Beur, purs produits de la société du spectacle, gloussant et riant aux plaisanteries racistes dont ils se gratifient à tour de rôle. Perte symbolique, effet de l’intégration et de la surmodernité, l’humour gagne sur la haine (138-139). “Il nous faut retrouver le temps pour croire à l’histoire”, déclare Marc Augé dans Le Temps en ruines (Galilée, 2003, 45). C’est aussi la volonté créatrice de Leïla Sebbar qui magnifie les signes de cultures fragmentées, révèle les altérités brouillées par les déplacements et les oublis, et retrouve les imaginaires collectifs. Dialogues, saynètes ou portraits mettent en scène et décrivent une majorité de Nord-Africains et d’Africains (plus de cinquante-cinq récits), des Asiatiques, des Antillais, des Européens de l’Est, et une minorité de Français dits “de souche”. Moins un personnage est signalisé, c’est-à-dire, décrit avec précision, plus il se rapproche de la catégorie minoritaire des “Français français”. Une vingtaine de textes prennent la forme de dialogues le plus souvent entre deux personnes, parfois trois ou quatre. Leïla Sebbar évoque leurs accents et les restitue au plus proche de leur oralité. Lorsque ces textes comprennent peu d’éléments signalétiques en introduction au dialogue, elle indique le sexe, l’âge des locuteurs et suggère leur milieu socio-culturel. Ce sont des textes ouverts commençant par une rapide description des locuteurs et se terminant sur le dialogue que ne commente pas Leïla Sebbar. Cela donne aux lecteurs l’occasion de pester contre les préjugés racistes de franchouillards cinquantenaires, de s’amuser à entendre des propos sur les enfants, les chiens, la viande, les besoins élémentaires d’un SDF, et d’apprécier les préoccupations historiques de quelques Français: un couple commente une plaque commémorative sur la Libération de Paris, un autre, à la vue d’un Algérien vêtu à la mode des années soixante, en réclame une sur la nuit sanglante du 17 octobre 1961. Pour le 11 septembre 2001, on retrouve une même préoccupation historique mais déréalisée dans le dialogue d’un très jeune couple mixte. Autre contact entre cultures pour deux jeunes gens parlant de circoncision et de prise de sang ou pour des jeunes Franco-Maghrébines se plaignant des abus de pouvoir des petits caïds. Des jeunes Franco-Maghrébins dont on devine l’origine aux marqueurs d’identité tels mains de Fatma et tee-shirt Zidane, parlent de musique soufie, d’études et de projets d’avenir. Finalement une mère de famille encore très jeune et sa soeur ou sa cousine confrontent leurs différentes interprétations des modes de vie conformes à la religion musulmane. Le dernier texte du livre est le dialogue transculturel comique mentionné ci-dessus. Si le dialogue semble bien montrer les points de contact entre cultures, les frictions entre générations et le racisme, qu’en est-il des saynètes qui racontent des histoires comprenant des descriptions, des dialogues, un aboutissement ou un questionnement final? Ce qui caractérise ces saynètes, c’est le double objectif de Leïla Sebbar: regarder et vérifier si les voyageurs regardent ce qu’elle regarde. Si l’attention donnée à une scène entraîne la participation de voyageurs, la fête est à son comble. C’est le cas d’un jeune homme qui, ayant vu entrer dans le wagon “la vieille de la montagne”, l’aide à s’asseoir et accueille sa bénédiction, la transmission s’opère sur trois générations venues de Kabylie (28-29). Alors qu’une mère juive orientale couvre de baisers son enfant, une voisine s’émerveille au point d’abandonner ses mots fléchés (121). Même les lecteurs de Zola, de Gaston Kelman et d’autres se voient fustigés par Leïla Sebbar dont la formule “elle (il) n’a rien vu (rien entendu)” est une condamnation sans appel de la dissolution des liens sociaux. Prendre le métro, ce n’est pas seulement effectuer des itinéraires solitaires, c’est découvrir des personnes, repérer leurs interactions, prendre partie si nécessaire (22-23). Les rencontres privilégiées s’accompagnent de descriptions jubilatoires où le rouge, le noir, l’or et le blanc dominent pour évoquer lèvres, éléments vestimentaires, bijoux et voiles. Au cours des anecdotes, Leïla Sebbar se signale par le pronom personnel neutre “on” qui lui autorise précisions et commentaires: “on entend le bel accent de l’homme” (71), “on ne retrouvera plus ces foulards” (28), “on entend les bracelets en or” (31) ou “on les imagine, vedettes de l’émission”. Ce dernier commentaire correspond à un amusement si fort que Leïla Sebbar ouvre l’histoire racontée sur une autre fiction (67). Ces saynètes nous montrent tour à tour des relations familales réussies parce que les jeunes honorent les grands-mères, les mères choient leurs fils, et les pères, leurs filles. Très beaux couples originaires du Maghreb, de Madagascar, ou d’un pays non identifié à cheveux blonds et yeux bleus. Scènes de drague amusantes où les dragueurs n’arrivent jamais à leur fin; le pourraient-ils quand les jeunes filles deux par deux s’organisent pour se défendre (19-20, 43-44, 52-53)? Comique, ce jeune danseur qui se contemple dans la porte vitrée du wagon, puis effaré par la convoitise d’un groupe de jeunes filles, s’enfuit (136-137). Avec autant de divertissement, Leïla Sebbar croque des partisanes du voile caviar (67-68) ou du voile citoyen (95-96). Les SDF joyeux buveurs font l’objet le plus souvent de saynètes bon enfant, les mendiants sont décrits avec une conscience sociale repérable à l’ironie des conclusions: “Dans le gobelet en carton, le bruit amorti des petites pièces rouges.” (29) Entre les moyens que les mendiants déploient pour attirer les aumônes et les résultats obtenus, l’écart n’est que trop grand. Reste le témoignage politique de Leïla Sebbar contre les horreurs de la Guerre d’Algérie, le racisme (99-100, 71-72) et les violations des droits de l’homme dans les prisons d’Abou Ghraib et de Guantánamo (115-116), ce blâme rejoint celui de nombreux graffitis dans le métro. Récits engagés et récits fictionnalisés nostalgiques d’un monde où les différences auraient la complexité et la richesse d’une étoffe ancienne, les saynètes regorgent de personnages groupés parmi lesquels les soeurs africaines ou maghrébines, l’une portant le voile, l’autre pas, version fracturée de la “Jeune fille au balcon” dans l’Algérie post-coloniale, paire jusqu’au-boutisme attestant des déséquilibres identitaires (Leïla Sebbar, La Jeune fille au balcon, Seuil, 1996, 7-57).
Les portraits, quant à eux, isolent des personnages silencieux érigés en métaphores. L’écrivain public, est le portrait métaphorique croisé du père algérien de Leïla Sebbar, instituteur de l’école coloniale en Algérie et de l’auteure de Métro, Instantanés. Installé dans un lieu de passage sur un pliant mobile assurant agilité à ses prises de vue expertes, il porte des lunettes et se sert de “Papier à lignes bleues, Encrier, porte-plume” pour des missives “à écrire pour le pays”, lettres de l’exil et des liens tissés entre le pays perdu et celui qui assigne à résidence (24-25). La misère poignante consécutive aux déplacements brutaux de population de par le monde s’exprime en plusieurs portraits de quai, silhouettes isolées bouleversantes (122-123, 30), mise en contraste ironique entre des SDF endormis et une “éveillée” lisant Mrs. Dalloway de Virginia Woolf (80), égarement ou prophétie d’une “élue”, appel à l’amour de deux jeunes hommes égarés (126-127, 33), le portrait de la jeune fille à la tortue fait naître un souvenir de jeunesse attristant et comporte la seule incidence du pronom autobiographique “je” de ce recueil (21)… Pour des raisons émotionnelles liées à la solitude et au dénuement, ces personnages silencieux nous laissent sans voix. Le portrait de l’employé de “Propreté et Netteté” donne une note poétique plus légère à l’ensemble de ces portraits: “Il pousse l’eau en chantant, un air doux et lent, les mots d’une langue de savane, tendres comme la petite écume au bord de la lame.” (128)
Pour cette collection de dialogues, de saynètes et de portraits à dominantes descriptives, les langues étrangères et la musique des mendiants agissent comme mélodie émotionnelle. Dans Les Confessions, Rousseau se rappelle une chanson aux paroles en partie oubliées de sa toute petite enfance, chant fondateur dont le souvenir est d’autant plus fort qu’il y eut perte, décès de la mère et ultérieurement, exil. Pour Leïla Sebbar, la langue arabe, les langues des pays lointains entendues dans le métro réconfortent de la perte de pans entiers de la culture algérienne familiale, déficit accru par la guerre d’indépendance, l’histoire récente de l’Algérie, l’exil et la disparition du père algérien. Le témoignage de Leïla Sebbar sur le métro de Paris est un acte de solidarité et un acte politique. Dans un monde qui se fracture et où se durcit le communautarisme, tout la porte à célébrer les échanges positifs entre voyageurs venus de plus loin, poussés par des circonstances historiques dramatiques ou par des rêves de vie meilleure car “l’identité se construit par négociation avec diverses altérités: les ancêtres, les compagnons de classe d’âge, les alliés matrimoniaux, les dieux, etc.” (Marc Augé, 61) Métro, Instantanés
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Actualisation : juillet 2007 |