Extrait d’une conversation téléphonique avec Leïla Sebbar
au sujet de Métro, Instantanés (16 janvier 2007)
Carole: Comment as-tu procédé pour écrire cet ensemble de carnets de métro? Où te places-tu dans le métro?
Leïla : Je suis rarement assise à côté des personnes que je décris, je suis dans le même wagon et à une bonne distance pour les voir. Je prends des notes tout le temps. Les récits vont de 1997 à 2006. J’ai toujours du papier et des carnets dans mon sac. J’ai pris des notes, et à partir de 100 récits, j’ai sélectionné des récits que j’ai rédigés au moment où j’allais faire un carnet de métro que je publierais pour une amie des Éditions du Rocher. J’ai tout repris et rédigé. C’étaient des notes éparses et j’ai choisi et éliminé, j’ai gardé ce qui me plaisait. Je prends le métro depuis 30 ans, je ne prends que le métro. Je voulais que ce soit très diversifié. Alors pour écrire, je prends des notes brouillonnes, hâtives. Je dévisage discrètement quand je sais que je peux regarder la personne. Pendant que je vois la scène, je prends des notes et plus tard, j’en rajoute sur le quai ou dans un café pour ne pas oublier. Sinon, ce sont des croquis.
Carole: J’ai vu peu de violences physiques, pourquoi?
Leïla : Je ne vois pas de violence dans le métro ni tard le soir ni sur le quai.
Carole: Tout est visuel et sonore. Tu ne décris pas les odeurs?
Leïla : Si, une fois quand il y a sept places libres occupées par un SDF, un carré libre, les gens qui s’avancent s’aperçoivent qu’il y a un clochard puant et ils refluent. Je ne voulais pas parler des odeurs car les odeurs du métro sont toujours désagréables. Je n’ai jamais senti d’odeur agréable dans le métro.
Carole: Tes récits sont tendres et intimes.
Leïla : Quand je regarde des personnes qui m’intéressent, je suis avec elles. Quand je vois une jeune fille arabe avec le foulard ou sans foulard, je suis avec elle, même si elles sont un peu loin, je les regarde.
Carole: Quand tu mets ensemble deux jeunes filles, l’une traditionnelle et l’autre pas, c’est réécrit?
Leïla : C’est écrit, c’est une scène très courante de deux jeunes filles soeurs ou non dont l’une est musulmane traditionnelle et l’autre moderne. On peut voir la modernité dans la tradition, la tradition dans la modernité, elles sont interchangeables. Tu as lu la nouvelle intitulée “Vierge folle, vierge sage”?1 Quand elles sont enfants, elles font les mêmes choses, et adolescentes, elles divergent totalement, l’une prend le chemin de Dieu et l’autre pourrait être fugueuse, et elles sont soeurs. Dans la nouvelle “Le Baiser”2, le voile a le rôle de protection et d’enfermement. Se protéger du monde, du regard des autres, des hommes, de l’amour, c’est s’enfermer dans une solitude revendiquée qui se rattache à une communauté.
Carole: Qu'est-ce qui t'a guidée dans ta sélection?
Leïla : La sélection que j’ai opérée n’est pas sinistre. Le métro, ce serait un univers glauque, triste, sinistre pour ceux qui le prennent ou ne le prennent pas, mais là, j’ai voulu privilégier des scènes de bonheur.
1: Leïla Sebbar, La Jeune fille au balcon, Seuil, 1996, pp. 107-124.
2: Leïla Sebbar, Le Baiser, Hachette Jeunesse, 1997, pp. 21-36
Leïla Sebbar. Métro, Instantanés. Éditions du Rocher, Collection Esprit libre, 2007.
Prologue
Babel souterraine, pp. 11-12
Le métro à Paris, c'est Babel, les visages, les gestes et les corps posés sans voix, mais les yeux disent, dans la langue du pays perdu, quitté, abandonné, ce que des soeurs, des frères comprennent peut-être. Le pays, c'est la banlieue, les quartiers, les cités, à la périphérie toujours, avec la terre natale, et les ancêtres, en arrière-pays. Je les regarde, un siècle plus tard dans ce lieu souterrain et nomade où ils ne pensaient pas se trouver un jour, peut-être le savaient-ils en secret, le redoutant, le désirant. Je les regarde avec, en mémoire, l'oeil mécanique des photographes orientalistes, aventuriers de l'image, curieux de l'Étranger, de l'Étrangère, le deuxième oeil toujours prêt à saisir sur le vif ou en studio, un visage, le regard grave ou le sourire ironique, des gestes et des corps qui racontent à ceux qui ne voyagent pas, étoffe de soie éclatante, velours et mousseline, couleurs d'outre-mer. Des paysages étrangers ou fantastiques, des déserts et des savanes, des fleuves.
Je peux, ainsi, regarder longuement un profil pharaonique ou assyrien ; les boucles noires, serrées, d'une petite fille de l'Atlas marocain dans les salles claires du Louvre ; la coiffure subtile et savante de la statuaire africaine ; les tatouages bleus de l'Aurès algérien ; les rayures brillantes du foulard kabyle fabriqué en Chine ; fibule argent et corail, broche du Djebel Amour, mains de Fatma, mais ni diadème ni plumes d'autruche.
Je note, indiscrète, le beau sourire bavard d'une jeune amante entre Afrique et Asie, sa peau dorée chante une géographie insulaire et les mots de sa langue, à l'homme assis contre elle sur la banquette; l'Asie, ses hautes pommettes, et l'Inde des miniatures avec les robes de fête qui traversent le wagon ; les cheveux crêpelés, gonflés en coquilles latérales à la manière de l'aïeule antillaise ; le chèche nomade et le keffieh, la calotte blanche de celui qui lit le Livre saint.
Les photographes ont voyagé dans l'Empire au-delà des mers, leurs images vivent ici, dans le métro.
Passages
La sélection suivante ne représente pas la diversité de Métro, Instantanés, elle souhaite montrer l'un des émerveillements de Leïla Sebbar, la famille nomade comme lieu de transmission des valeurs et de l'amour.
Juillet 1998, Chevaleret
La vieille de la montagne, pp. 28-29
Le vieille femme marche avec peine, sur le quai.
On voit de loin les couleurs de la montagne kabyle. Le foulard acheté à Barbès, “fabriqué en Chine, 100% rayonne”, noir et rouge, une bande médiane frappée d’étoiles d’or autour de la main de Fatma, sertie d’arabesques dorées. Les marchands de tissu disparaissent l’un après l’autre avec la métamorphose du quartier, on ne retrouvera plus ces foulards ni les tissus de fête, ni la Fouta à rayures rouges, jaunes et noires que la vieille a serrée autour de ses reins, par-dessus la robe soyeuse d’un jaune éclatant.
A son front, des tatouages. Elle porte des chaussettes blanches et des chaussures de ville à la taille de son pied montagnard. Sa petite fille l’accompagne et la guide, comme un enfant conduit un aveugle, jean, tennis, blouson de cuir noir, elle lui parle doucement à l’oreille.
Un jeune homme se lève, autour du cou, un keffieh noir et blanc, il prend la main de la vieille et l’aide à s’asseoir. Il lui dit quelques mots en kabyle en s’inclinant vers elle puis il s’en va avec la bénédiction de la vieille femme.
Juillet 2000, Parmentier
La plus jolie, pp. 47-48
Une famille pakistanaise en habits de fête.
Famille nombreuse, élargie aux cousins, cousines.
Répandus dans le wagon, de l’avant à l’arrière, les enfants s’amusent, sans bruit, garçons et filles, les filles entre elles, les garçons entre eux.
Une petite fille à l’écart avec son père qui guette les stations. Il sait lire les lettres romaines, lorsqu’il fera un signe, il faudra descendre. Il est assis comme un patriarche. Quel âge peut-il avoir? Quarante ans, quarante-cinq, cinquante ? Sa fille est debout contre lui. Sous ses cheveux lisses, très noirs, de fines boucles d’oreille en or. Il lui parle, elle aussi, ils chuchotent. Elle montre à son père une broderie sur sa robe à volants, jaune poussin et sur son boléro jaune poussin en tulle.
Attentif, le père se penche vers l’habit de fête, passe le doigt sur les perles brillantes.
Il dit dans sa langue : “C’est joli, ma fille. Ma fille est la plus jolie.”
Janvier 2005, Belleville
Les baisers, p. 121
Elle a relevé, sur sa nuque, ses beaux cheveux torsadés, couleur de henné. Suivant les gestes de la jeune mère, ils brillent, flamme ou cuivre.
A Barbès, les bijoutiers juifs reprennent les modèles anciens les plus fameux des bijoux de noces, or ciselé, perles baroques. Ses boucles d’oreilles (le cadeau d’une aïeule? une surprise conjugale pour les fiancailles d’une cousine?), les cheveux de l’enfant les frôlent. La voisine qui s’applique à ses mots fléchés a levé les yeux sur la mère et l’enfant. Elle oublie les mots et les flèches, regarde la mère et son fils, comme éblouie. Quel miracle?
L’enfant est assis contre le flanc maternel, collé. Sa mère l’embrasse, les baisers sonores, joyeux, sur la joue ronde. Des baisers, encore des baisers. Le fils s’abandonne, indolent, heureux, absolument.
Le regard s’absente. Il est au paradis.
Manuscrits pour "Les maths" et "La viande"
Compte rendu de Métro, Instantanés (Carole Netter, février 2007)