Leïla Sebbar. Parle mon fils, parle à ta mère, Stock, 1984.

pp. 25-26

Le fils explique qu'ils traversent les villes et les villages, les régions où vivent des immigrés. Il retrace pour elle l'itinéraire depuis Marseille jusqu'à Paris : la vallée du Rhône, la région lyonnaise, les villes de l'Est, le Nord et Paris, la région parisienne plutôt... la mère dit - Tout ça c'est les Migris? Elle prononce -migris- pour immigrés. Le fils dit qu'ils ne sont pas seulement là mais que là, ils sont nombreux. La mère redessine les lignes du voyage à pied. Le fils remarque le henné sur l'ongle de l'index. La mère appliquée suit de mémoire la route de l'est de la France. Elle s'arrête brusquement sur Strasbourg - Mais pourquoi on les voit jamais à la télé. Je mets les trois chaînes, j'aime changer, j'ai rien vu. Pour leur donner du courage ils pourraient les montrer en photos dans les informations non ? Il faut pas voir ça? C'est pas bien pour les Français? Qu'est-ce que tu crois, mon fils, dis-moi. Pourquoi ça passe pas à la télé? Ils ont peur? C'est des enfants. Qu'est-ce qu'ils vont leur faire? Ils sont seuls, ils vont à pied, ils ne mangent pas beaucoup, ils ont les mains vides juste un sac pour dormir... Et si on les attaque sur les chemins? Comment ils vont se défendre? Qui les protège? Ils sont jeunes... Ils se battront à main nue... Si on en retrouve morts dans les labours, à cause des chasseurs ? Qui le saura ? Qui le dira? Tu crois que les chasseurs sont méchants? Tu sais que la chasse est ouverte. Ils ont des fusils. J'ai vu à la télé des chasseurs avec des fusils et des chiens. Ils ont le droit et si un paysan n'est pas d'accord avec eux s'il n'aime pas les étrangers, les Migris, les Arabes... Mon fils, si tu vas avec eux marcher, tu fais attention aux fusils des chasseurs français... Ne va pas près des champs labourés, ne va pas dans les bois, ne va pas dans les vignes, reste sur la route bien au milieu avec les autres, ne pars pas tout seul... Tu m'écoutes, mon fils, mais attention, ne sois pas comme un jeune fou... Peut-être ils vont voir le Président dans son palais... Et toi aussi mon fils, à l'Ilisi... A Radio-Beur, ils ont parlé de la marche.

pp. 27-28

Je sais pas pourquoi ils disent Radio-Beur ; pourquoi ça Beur, c'est le beurre des Français qu'on mange sur le pain ? Je comprends pas. Pour la couleur ? ils sont pas comme ça, c'est pas la couleur des Arabes... les jeunes savent, moi je sais pas ; j'ose pas demander. Samira saura ; quand elle revient, je lui demande et toi tu sais ? Si tu étais dans tous ces pays... Tu ne sais rien? tu ne peux pas m'expliquer? Peut-être c'est le Pays... El Ber. chez nous, en arabe, ça veut dire le pays tu le sais, mon fils, c'est ça ou non ? - Le fils apprit à la mère que le mot Beur avait été fabriqué à partir du mot Arabe, à l'envers. Il eut du mal à la convaincre que Arabe à l'envers, en partant de la dernière syllabe, donnait Beur ; où étaient passés les a, on ne les entendait plus alors qu'il y en avait deux... Le fils ajouta que Beur n'avait rien à voir avec le mot pays. On disait aussi Rebeu pour Arabe... là il n'y avait plus de a et à l'envers, on obtenait facilement Beur. Elle ne croyait pas qu'on ne retrouvait pas le pays dans Beur... Et puis elle répétait que ça ne sonnait pas bien, que c'était trop comme le mot français pour cet aliment gras et mou qu'elle n'aimait pas... ça ne convenait pas si bien. Il cherchait à lui faire entendre les sonorités du mot, plutôt dures, abruptes, un peu brutales, qu'on prononçait aussi bien en arabe qu'en français. Ce monosyllabe lui paraissait beau et fort. Il ne parla pas de monosyllabe à sa mère; il se contenta de dire BEUR à haute voix, plusieurs fois, et une fois en roulant le r. Ça la fit rire et elle dit que les jeunes avaient peut-être raison.

pp. 39-40

Il prend un verre pour lui, un verre pour sa mère. Il suit les gestes de la mère, les mêmes depuis toujours: mesurer la quantité de feuilles de thé vert dans la paume, il remarque le henné sur les mains de sa mère, de belles mains à la fois fines et potelées; le jeter dans la théière d'argent; l'ébouillanter plusieurs fois; vider l'eau chaude qui a lavé le thé, en tenant haut la théière; couper et compter les feuilles fraîches de la menthe ; les ajouter au thé vert au fond de la théière ; ébouillanter à nouveau, en faisant tourner le contenu dans les deux sens ; vider l'eau une dernière fois, avant de sucrer et de verser l'eau qui bout, jusqu'au bord de la théière ; laisser infuser ; enfin servir et s'assurer que le thé a la couleur chaude et dorée qui convient, sinon il faut tout recommencer. Le thé de la mère est toujours le meilleur, il le sait bien et elle aussi. Ils boivent sans parler à petites gorgées sifflantes. Ils ne disent pas que c'est bon... ce serait une offense. La mère regarde le fils et sourit. Lui ne voit rien, ne regarde rien, absorbé par le thé brûlant. La mère sort des cigares aux amandes, craquants et moelleux, elle en mange un, tend la petite assiette à fil d'or au fils -Tiens, mon fils mange, c'est bon ; tu vois, moi aussi je mange - Elle fait un geste qui souligne son embonpoint et dit en riant - Allez, mange, mon fils, mange, tu es maigre toi, tout maigre, regarde comme tu es maigre, tu n'es pas malade?

Actualisation : juillet 2007