Leïla Sebbar. Shérazade, 17 ans, brune, frisée, les yeux verts, Stock, 1982, 1984.

Vanves, pp. 94-95

Shérazade habite un squatt avec des copains.   Deux d’entre eux, Pierrot et Basile, s’étonnent de sa disparition soudaine aux Puces de Vanves.  Voici un extrait de leur conversation.

- Qu’est-ce qu’elle a ?
- Qui ? demanda Basile.
- Shérazade, elle a disparu.
- Laisse-la… Tu la colles un peu trop.
- Moi ? Je la colle ? répète…, hurla Pierrot.
- Oui, tu la colles.
- Tu trouves.  Vraiment ?
- Ça se voit vachement.  Fais gaffe.
- Pourquoi ?
- Parce qu’elle va t’envoyer chier.
- C’est pas sûr.
- Tu verras.
- T’es jaloux ou quoi ?
- Moi ?  Jaloux ?  Alors là mon vieux… - Basile éclata de rire et poursuivit. – Si elle te dit qu’elle t’aime, je serai jaloux, mais là… elle t’a dit qu’elle t’aime ?
- Non, dit Pierrot à voix basse.
- Alors, tu vois.  Je te dis que tu la colles.
- On la cherche pas ?
- Non.
Lorsqu’ils revinrent au squatt, Shérazade n’était pas là.  Pierrot décida d’aller à sa recherche.  Basile trouvait ça con.
- Mais où vas-tu aller ? tu sais même pas où elle peut être.
- C’est vrai.
- On ne sait jamais où elle va quand elle part d’ici, alors c’est pas la peine.
- C’est pas compliqué.  Il suffit de traîner à Saint-Michel, Bastille, République, les Halles, toujours les mêmes endroits, Strasbourg-Saint-Denis, tout ça quoi.
- Vas-y tout seul, moi je regarde la télé.


Algérie, pp. 135-137

Après la soirée Tropique et Palmier avec France et Zouzou, Omar avait raccompagné Shérazade au quartier de l’horloge.  Elle sauta de la moto et monta à pied chez Julien.  Elle sonna plusieurs fois.  Julien ouvrit.  Elle ne l’avait pas encore vu avec ce kimono en coton léger à petits carreaux noirs et blancs, des sortes de damiers.  Elle lui dit :
- Je prends un bain, tu me le passes ?

Elle s’enferma dans la salle de bains avec la radio.  Elle chantait en se savonnant.  Elle commençait toujours par les pieds, et comme elle frottait consciencieusement ses orteils l’un après l’autre, du plus petit au plus grand, d’abord le pied droit, toujours le côté droit avant le gauche, elle ne savait pas pourquoi, elle revit au même moment l’Arabe solitaire qu’elle rencontrait parfois dans le quartier, sa couverture molletonnée sur l’épaule comme un marchand de tapis et sa bouteille d’Évian à la main.  C’était un vagabond qui vivait seul dans la rue, sous les ponts du métro aérien.  Il parlait en français avec un accent arabe et ne s’adressait à personne.  Un matin, elle l’avait vu assis sur une sorte de cageot, les pieds nus, le pantalon remonté jusqu’au mollet.  Il se lavait les pieds, comme son grand-père, mais avec l’eau de la bouteille d’Évian, sous le pont, près d’une bouche de métro.  Il posait le pied propre sur un carton étalé devant le cageot.  Il avait commencé par le pied droit, absorbé par sa toilette comme s’il s’était trouvé dans la courette en terre battue d’une maison de village en Algérie, lorsqu’il fait beau.  Cet homme perdu dans la ville qui se lavait les pieds lui rappela son grand-père, quand il se préparait pour la prière.  Il ne savait pas que Mériem et elle, assises sous le figuier, où elles habillaient des poupées fabriquées avec deux branches d’olivier en croix puis recouvertes de bandes de tissu pour former le corps, le regardaient toujours faire ses ablutions et suivaient ses gestes, jusqu’à la prosternation sur la natte de prière.  Il leur avait appris le texte des prières mais pas les ablutions.  Elles s’amusaient parfois, lorsqu’il n’était pas là, à se laver comme elles l’avaient vu faire, plusieurs fois le visage et la tête, les bras jusqu’au coude, les pieds jusqu’à la cheville.  Elles se disputaient lorsque l’une ou l’autre reprenaient pour le rectifier, un geste sur le pied ou le visage.  Les fois suivantes, elles observaient le grand-père et soulignaient à voix basse un détail qui leur avait échappé.  Le grand-père avait un jour sermonné Shérazade parce qu’elle jouait avec la tayemoum, la pierre lisse qui servait aux ablutions que son grand-père gardait près de la natte de prière.  Dans les mosquées et dans les maisons, près des tapis de prière, on voyait toujours cette pierre lisse que Shérazade trouvait parfaite pour sa marelle sous le figuier.  Le grand-père avait dû expliquer à Shérazade et Mériem, debout devant lui, que la tayemoum lui était nécessaire, le matin lorsqu’il priait vers quatre heures, ou les jours de grande chaleur lorsque l’eau manquait, pour procéder à ses ablutions : on passait la main sur la pierre puis sur les parties du corps qu’il fallait laver, comme si la pierre avait été de l’eau.  Il leur montra comment il faisait.  De ce jour, Shérazade respecta la tayemoum de son grand-père.

Shérazade regarda autour d’elle mais ne vit pas de pierre ponce pour ses talons.

Elle enfila le kimono à damiers, s’essuya les pieds parce que le sol près de la baignoire était mouillé.

Les volets étaient baissés dans les deux pièces.  Il faisait sombre.  À tâtons, Shérazade se glissa dans le lit de Julien, à sa droite.  Il ne dormait pas.


Chatelet, pp. 209-210

C’est au Forum des Halles en direction des quais du R. E. R. banlieue que se passe la scène suivante.

[Shérazade] avait suivi une famille algérienne depuis les escaliers jusqu’aux quais, attendant le départ du wagon dans lequel le père, la mère un bébé dans les bras, et les cinq filles étaient montés.

Shérazade avait vu de loin un homme de cinquante ans environ, en gabardine beige et chaussures noires vernies, qui tenait avec précaution une très grande boîte de gâteaux, elle devait bien en contenir une douzaine.  Il donnait la main à une petite fille de deux ans et demi environ qui elle-même tenait la main de sa soeur de trois ou quatre ans.  Derrière le père marchaient les deux soeurs aînées, des jumelles de neuf ans qui bavardaient sans s’occuper de leur soeur qui attendait la mère un peu inquiète… La mère était une jeune femme de trente ans en jupe à plis verte, et longue veste en fibre acrylique ; elle portait un gros bébé endormi.  Elle marchait lentement et le père se retournait souvent surtout lorsqu’on arrivait aux escaliers mécaniques où il fallait entraîner tout le monde à la fois, avec le rire des unes et l’appréhension des autres.  Shérazade surveillait la boîte à gâteaux qu’elle croyait toujours en déséquilibre, lorsque le père prenait la plus petite sous le bras pour sauter au bout des escaliers mécaniques.

Sur le quai, la mère vérifia si les jumelles avaient bien chacune le grand sac Tati qu’elles traînaient presque et qui les tirait sur le côté.  Shérazade, tout près de la famille regardait, écoutait.  Personne ne faisait attention à elle.  Le long voyage en métro les occupait tous, complètement.

Dans la précipitation, l’une des petites filles qui s’était détachée de sa soeur faillit rester sur le quai.  Les voyageurs se bousculaient.  Shérazade eut juste le temps de prendre la petite dans ses bras et de la déposer près de sa mère au bord du wagon.  La jeune femme regarda Shérazade et lui sourit derrière la vitre de la porte qui claquait.  Elle avait des tatouages bleus entre les yeux.

Actualisation : juillet 2007