Leïla Sebbar. Le Silence des rives, Stock, 1993, pp. 140-143 L'homme quitte le cabaret et marche sur la berge du fleuve, un matin d'été juste après l'aube. Un homme lui a demandé du feu dans sa langue, il n'a pas hésité, un inconnu. Ils sont restés silencieux un long moment, côte à côte allant du même pas. L'homme s'est mis à parler après le pont, comme s'il se parlait à lui-même, parfois une hirondelle passe à leurs pieds, pour saisir une plume blanche venue d'où, un fin duvet laissé là par les canards sauvages, à l'autre saison. Il parle d'un ami d'enfance, ils sont allés à l'école ensemble, l'été, ils gardaient les bêtes dans la montagne, ils se sont quittés au moment de la guerre, et ils se sont retrouvés dans le même réseau, l'un d'eux a failli mourir dans le maquis et l'autre en prison, où son ami l'a aidé jusqu'à la libération du pays où ils ne sont pas restés. Ils n'ont pas traversé la mer dans le même bateau, mais ils se sont rencontrés sur l'autre terre. Plus d'un demi-siècle comme des frères, et voilà que l'ami va le quitter. Il apprend qu'il est à l'hôpital, moribond. Il ne le savait pas si malade. Il n'a pas pu lui parler, lorsqu'il est allé dans le pavillon où il avait été transporté d'urgence, il n'était plus conscient. Allait-il revenir à lui? Il a pensé que oui, à cause du soleil, du ciel clair, le premier jour de l'été. Il s'est approché de lui, l'infirmière venait de fermer la porte, il s'est assis tout près et, penché à son oreille, il a récité plusieurs fois la prière des morts dans la langue des montagnes, la langue rude de l'enfance loin des plaines et des villes, les mots sacrés mêlés à ceux des bergers. Ses paupières et ses lèvres ont tressailli, il a entendu sa voix chuchoter les paroles amies glissées dans la prière. Il est mort le soir même de ce jour d'été, et ils ne s'étaient pas déclaré leur dernière volonté, ils n'y pensaient pas, ils avaient échappé si souvent à la mort... Quelques jours plus tard, c'est lui qui a tenu l'encensoir des cendres. La femme de son ami, elle n'était pas de la même langue, n'a pas voulu garder l'urne dans sa chambre. Dans un jardin, derrière, on éparpille les cendres du défunt sur un carré de terre, les cendres se sont répandues, légères, de la poudre sur la terre étrangère. Il ne l'a pas récitée à voix haute, en agitant l'encensoir, il a dit la prière des morts, plusieurs fois, comme à l'oreille de son ami. C'est arrivé il y a trois semaines. Sa femme est retournée au pays, sans lui, ses enfants vivent dans des pays étrangers. Il est seul. Il se demande si l'âme résiste au feu. L'homme qui fume des Gitanes maïs ne répond pas. Le compagnon du chemin de halage poursuit son monologue, il a beaucoup réfléchi à cette histoire de cendres, et d'urne, c'est moins lourd et moins cher qu'un cercueil plombé, parce que lui ne veut pas du carré réservé dans les cimetières d'ici. il écrira à son fils aîné, pour lui expliquer, qu'il fasse comprendre à leur mère qu'il sera plus facile pour elle de recevoir une urne. Si elle refuse, au nom de Dieu, qu'il s'en charge lui-même, son fils ne peut que lui obéir, et qu'il enterre l'urne sous l'olivier centenaire, celui de l'Ancêtre, sur la colline à blé, qu'il demande à un homme pieux de veiller à la cérémonie funèbre, qu'elle se déroule suivant les règles, et qu'il plante un bâton d'olivier solide, sculpté avec son nom, la date de sa naissance et celle de sa mort, personne ne viendra profaner sa tombe, il le sait. Ce soir, il écrit à son fils pour lui dire cela, il est décidé, rien ne le fera changer d'avis. Et lui? A-t-il réfléchi à ce jour? L'homme ne répond pas, il marche plus vite. Sur la gauche, de l'autre côté de la route secondaire, un café vient d'ouvrir. Ils se disent adieu avec des paroles de bénédiction et le geste ancien de la main droite posée à l'endroit du coeur. Le compagnon traverse, entre dans le café, il ne se retourne pas. |
Actualisation : juillet 2007 |