Anne-Marie Obajtek-Kirkwood

Anne-Marie Obajtek-Kirkwood

Les écrivains beurs des années quatre-vingts et leur témoignage (février 2008)

Jean-Marie Le Penn, et autres affiliés d’extrême droite, se gargarisent et nous abreuvent de "la France aux Français". Mais y a-t-il un Français dans la salle ? Ou pour reprendre le titre d'un ouvrage de Maurice Maschino, Etes-vous un vrai Français? En d'autres termes, appartenez-vous à la catégorie "autochtones" qui semble à certains  être la plus appropriée pour demeurer sur le sol français ? "Quitte à faire de la peine à Jean-Marie" 1, comme le chante Zazie, la France, compte parmi ses habitants des gens qui n'ont pas que du sang gaulois ou teuton  dans leurs veines, seuls métissages approuvés par Le Penn, à preuve dans le domaine de la littérature, objet de cette étude : Vladimir Volkoff, Andreï Makin , Russes; Michel del Castillo, Jorge Semprun, Espagnols; Andrée Chedid, Paula Jacques, Egyptiennes; Vénus Khoury-Ghata, Amin Maalouf, Libanais; Nancy Huston, Canadienne;  Michèle Rakotoson, Malgache ; Calixthe Beyala, Camerounaise, sans doute la plus médiatique d’une communauté importante qu’Odile Cazenave baptise d’« Afrique sur Seine » ; Malika Mokkedem, Assia Djebar,  Algériennes; Tahar Ben Jelloun, Marocain ; Linda Lê, Kim Lefèvre, Vietnamiennes ; Chadortt Djavann, Marjane Satrapi, Iraniennes ; François Cheng, Wei Wei, Shan Sa, Chinois, et la liste est loin d’être exhaustive. Nés hors des frontières de l'Hexagone, ces écrivains reconnus ne sont pas autochtones, ne satisfaisant pas au seul critère nécessaire, être né dans le pays même puisque, selon Le Petit Robert, est autochtone l'individu « qui est issu du sol même où il habite, qui est censé n'y être pas venu par immigration. »

Une génération plus jeune d'écrivains, née en France, de parents dont les racines viennent d’ailleurs pour l'un ou les deux, peut elle être qualifiée d'autochtone et c’est sur elle que se portera plus particulièrement notre réflexion. En font partie Marie Ndiyae par exemple, et la plupart des écrivains d’origine maghrébine, généralement rassemblés à l'époque, par leurs similarités biographiques et littéraires sous le terme d' « écrivains beurs ». Ces écrivains ont produit un corpus important de textes qui reflètent la réalité à laquelle leurs parents et eux-mêmes se sont confrontés dans l’Hexagone.

Nacer KettaneNacer Kettane donne la définition suivante du terme « beur » inclus dans le Larousse en 1986 : “Beur vient du mot ‘arabe’ inversé: arabe donne rebe, qui, à l’envers, donne ber et s’écrit beur. Mais il n’a rien à voir avec la signification académique du mot ‘arabe’. Beur renvoie à la fois à un espace géographique et culturel, le Maghreb, et à un espace social, celui de la banlieue et du prolétariat de France. » (Kettane, 1986: 21) Ce terme repris à leur compte par un grand nombre de jeunes d'origine maghrébine retourne le mot 'arabe' en verlan et leur permet de se démarquer dans la société française en détournant l’insulte. La « génération beur » va devenir dans les années 80 un phénomène de société. Et donc si l’on se réfère encore à Kettane: « Beur est donc un mot bien français qui renvoie au béton et au monde du travail. Mais ce n’est ni un concept ni un ghetto : il désigne des sensibilités et des cultures différentes. D’ailleurs, certains d’entre nous le récusent et préfèrent se définir comme Arabes ou Berbères de France. Le terme beur a été tellement utilisé par le pouvoir dominant dans le sens d’une assimilation pure et simple que, pour ne pas devenir « fromage », de nombreux jeunes se sont radicalisés dans la référence à leur langue maternelle, ou à une espèce d’arabité conceptuelle, en réaction à la négation de leur identité. Mais l’important n’est pas la revendication de telle ou telle appellation, c’est l’affirmation d’une identité, actuellement laminée par un jacobinisme outrancier qui fait l’objet du consensus de tous les partis politiques. » (1986: 22) 2

Ces lignes laissent entrevoir certains traits de la réalité « beure » : des liens avec le Maghreb, par le pays, le passé, la culture des parents, une situation socio-économique en général assez difficile : le béton , les barres ou HLM, et donc la banlieue et le prolétariat pour une bonne partie de cette communauté. Elles se réfèrent à un groupe divers et varié puisque d’origine algérienne, tunisienne ou marocaine, quoique en nombre l’algérienne domine, au point d’éclipser souvent les deux autres composantes. Il en ressort aussi un malaise dû à une assimilation ressentie comme imposée avec déni d’identité propre.


LE PASSÉ DES PARENTS

Cet « état des lieux » renvoie à un certain passé, surtout celui des parents des Beurs, que la France est obligée de confronter car on ne tourne pas si facilement la page des années colonialistes ni n’abolit un capitalisme qui fait peu de cas des considérations humaines. Ce passé se rappelle à la mémoire par la présence même des Beurs dans l’Hexagone. Pourquoi sont-ils relativement importants en nombre? Parce que « l’immigration maghrébine, globalement la plus massive en France, soit un million et demi toutes nationalités confondues pour les seuls étrangers, est la conséquence des liens étroits -et affectifs- que la France a eus avec les territoires du Maghreb depuis le XIXe siècle, durant cent trente ans en ce qui concerne l’Algérie. » (Roze, 1995 : 282) Parce qu’il fut un temps où le dynamisme du développement économique était tel que la France n’hésitait pas à faire appel, pour sa main d’œuvre non qualifiée, aux Turcs mais aussi aux Maghrébins, dans les années 70 et bien avant. Il fut un temps où les Maghrébins s’exilaient aussi d’eux-mêmes à cause de la misère sous domination française ou depuis leur indépendance !  Et quand s’abattit, en France, la crise des années 70, tout se dégrada pour ces gens qui n’avaient déjà pas une vie très facile : perte de travail ou travail plus éloigné de l’habitat et pour citer François Maspero : « Des heures de transport. Le chômage. L’aide au retour ? Plus besoin d’eux. Et […] on commençait aussi à beaucoup parler de seuils de tolérance, et […] les offices de HLM comme les municipalités commençaient à appliquer un peu partout, plus ou moins ouvertement, leur politique de quotas en refusant l’étranger et le coloré au-delà d’un certain pourcentage » (1992 : 53), avec en désespoir final, la perspective de l’expulsion parfois. Pour beaucoup d’écrivains beurs, leur  jeunesse s’est déroulée durant ces années difficiles, ils ont été les témoins de ces faits.  Nacer Kettane nous dit encore : « Qu’on puisse un instant penser que ces hommes et ces femmes ayant souffert le calvaire aient pu vivre comme n’importe qui, avec des passions, des joies, de l’amour, cela dépasse l’entendement de beaucoup de gens. Car -chose extraordinaire-  ces hommes et ces femmes ont fait des enfants qui, le plus naturellement du monde, se sont nourris au vécu de leurs parents. » (1986 : 27)

L’habitat

Ségrégation spatiale et sociale, les lieux d’habitation de l’enfance beure se situent presque toujours à la périphérie des villes, recréant ainsi un schéma néo-colonial. Ils évoquent un univers d’un autre siècle, un cadre où l’industrie et la pollution sont omniprésents.

Au plus bas de l’échelle les bidonvilles, celui du Gone du Chaâba  dont la réalité est transcendée, évacuée par l’humour d'Azouz Begag ou de L’Escargot, beaucoup plus crûment dépeint par Jean-Luc Yacine : « Ici le ciel bleu avait valeur de conte. Seulement un horizon crémeux qui profitait de la chromatique sulfurée de rejets chimiques. Il avait fallu à Amar pousser là-dedans. Sous les rayons d’une lumière laiteuse. Pas loin de là, une monstrueuse usine glapissait à n’en plus finir. Cette insatiable goulue de chair fraîche puisait son lot de victimes dans ce que finalement on pouvait appeler un vivier. En vrai, une désagréable enfilade de baraquements sortis tout droit d’un roman de Zola .» (1986 :11)

A peine plus vivables sont  les cités de transit, décrites dans une veine fantastique par Antoinette Ben Kerroum-Covlet dans Gardien du Seuil: «  Il y a quelques décennies, on avait extrait une population ratatinée, croupie au creux du vieux Nancy dans des masures sordides. On l’avait relogée dans les flancs d’un imposant colosse en béton édifié sur le rebord ouest, au lieu dit ‘’le haut du Lièvre”. Les habitants des taudis, un peu hagards, avaient quitté l’humidité âcre et la pénombre. Le flot des relogés était entré dans la gueule béante de l’édifice qui en avala des milliers et encore des milliers, par grosses bouchées. Il en entrait mais il en ressortait aussi. Les déménagements se succédaient. Les appartements, les ascenseurs, les cages d’escaliers, tout souffrait de ce remue-ménage, si bien que, très rapidement, les entrailles du monstre de pierre se mirent à geindre. (C’est d’ailleurs en les entendant que les urbanistes eurent l’idée de dénommer le colosse: “cité de transit”). » (1988 :11).

Mehdi Charef nous précise ces deux types d’habitation: « La différence entre une cité de transit et un bidonville pour immigrés est facile à comprendre: dans les cités il y a l’eau courante dans chaque baraque, dans les bidonvilles, il n’y a qu’un robinet pour tout le monde. » (1989 :164). Confort  plus qu’élémentaire accompagné de son cortège de désagréments. Les H.L.M., le luxe en comparaison des habitations évoquées ci-dessus, ont cependant toutes les mêmes caractéristiques: « Les escaliers étaient sales et sentaient mauvais... - Mon Dieu, mais ce n’est plus un immeuble, c’est une porcherie » nous rapporte, écœurée, l’héroïne de Beur’s story. (Kessas, 1990 :16)

 

La situation professionnelle

Akli TadjerLes parents sont loin d’avoir une situation professionnelle enviable. Analphabètes, ouvriers non-qualifiés souvent, ils récupèrent les sales boulots, mal payés, à risques, rejetés par les Français. “Sous-prolétaires voués au marchandage à bas prix”, ils connaissent la vie dure des chantiers (Tadjer, 1984 : 107), avec le ciment qui  brûle les doigts (Begag, 1989 : 157) ou dans les usines de métaux, le fer qui ronge les poumons (Kettane,1985 : 47). Ils deviennent parfois invalides à vie, tel le père de Malika, tombé d’un échafaudage (Kessas,1990 : 46) ou celui de Madjid tombé d’un toit qu’il couvrait, ayant l’âge mental d’un enfant dorénavant. (Charef,1983 : 40-41)

« Brutale confrontation que celle des hommes avec leur histoire. Une histoire faite de dépossessions, de meurtrissures et de mépris» (Kettane, 1986 : 24), ceci sous la colonisation, aussi bien que, souvent, pour l’accueil dans le pays de l'ex-colonisateur. C‘est pourquoi sur son sol même, la France est rattrapée par son passé qu’elle a du mal à confronter avec lucidité : « L’émigration algérienne est donc liée à plus d’un titre à l’identité de la nation française. Elle lui colle comme une deuxième peau. Et, la plupart du temps, les diatribes dont elle est l’objet sont les manifestations spectaculaires d’un inconscient français qui n’a pas réglé son problème colonial, qui n’a pas -à cause d’une culpabilité paralysante- voulu aborder de front ses responsabilités. » (1986 : 25-26)


BEURS DANS LA SOCIETE FRANÇAISE


Rejet

Que ces liens troubles, difficiles à digérer entre ex-colonisateurs et la génération des anciens colonisés, existent, est très pénible en soi, mais qu’ils continuent à s’appliquer aux enfants des anciens colonisés est difficilement supportable, bien que ce soit souvent la réalité. Dans Béni ou le paradis privé, Béni se voit affublé du qualificatif d’ « immigré » par son copain Nick dans un contexte que lui juge relativement favorable : « Quand même il faut dire c’qui est, t’as du pot d’être immigré, tu peux niquer des deux côtés de la barrière ! » (1989 :78), ce à quoi Béni répond avec justesse : « Je lui ai fait remarquer, d’abord, qu’il n’y avait pas que des avantages d’être immigré, ce qui lui a semblé normal, ensuite que je n’étais pas immigré puisque je n’avais émigré de nulle part sinon de l’hôpital de la Croix-Rousse où je suis né, et qu’enfin, ce n’était pas une question de pot mais de classe.»

Cette incapacité à dissocier la génération des parents de celle des enfants nés en France, et donc Français, se retrouve non seulement au niveau de remarques désobligeantes mais de tout un langage officiel qui qualifie souvent les Beurs d’immigrés de la seconde génération (ou plus), terme impropre s’il en est ! Françoise Gaspard et Claude Servan-Schreiber s’insurgent, à juste titre, contre cet abus de langage : « Cette notion de “seconde génération” d’immigrés n’est pas seulement une commodité de langage. Elle est chargée d’un contenu inadmissible au plan moral et politique: elle nomme pour exclure, marginaliser. Elle nie une évidence: ces jeunes ne sont pas des immigrés pour la simple raison que la plupart d’entre eux n’ont  pas émigré. En les désignant à travers l’émigration de leurs parents, on les identifie à ces derniers, à une histoire qui constitue leur héritage mais qui n’est pas le seul élément constitutif de leur identité. Tout se passe comme si on voulait leur assigner le même rôle social, les cantonner dans les mêmes fonctions économiques que leurs parents. Comme si, encore, on voulait nier le fait qu’ils sont ce que la France a fait d’eux. » (1985 : 48)

 

Absence de représentation politique

Ces préjugés, cet état de fait, rendent la participation des Beurs en politique très difficile. Les élites maghrébines sont très peu représentées, souligne Leïla Bouachera, auteure d’un rapport sur leur place dans la société française : « Il n’y a personne de notre génération ni à l’Assemblée, ni au Sénat, ni dans les grands corps de l’Etat. Si, trois commissaires ! C’est comme si, décidément, la France ne pouvait pas tourner la page de la guerre d’Algérie. Dans l’inconscient collectif, on continue à avoir de nous une image liée à la colonisation. Moi-même, j’ai beau avoir bac+9 et mon doctorat en poche, je me sens parfois regardée comme la fatma de service. Or, l’intégration, ça se fait dans les deux sens. » (Roze, 1985 : 317) Combien vraie est cette dernière remarque et comme on aimerait qu’elle opère à tous les divers niveaux de la société.  Lorsqu’on lit les textes des Beurs, dénommés romans très souvent, quoique largement autobiographiques, en particulier lorsqu’il s’agit de premiers livres, on ne peut que regretter, de la part de nombreux Français, le manque de désir d’intégrer ces Beurs, la réticence à les comprendre et à leur faciliter la vie.

Racisme et exclusion manifestes sous diverses formes

Cette attitude peut se doubler d’hostilité larvée ou déclarée qui se manifeste souvent au niveau populaire par des insultes témoignant de préjugés, de stéréotypes et de racisme. Qualificatifs du style 'bicot', 'bougnoule', 'sale Arabe' proférés de vive voix ou s’étalant sur les murs : “Des inscriptions menaçant les immigrés, blanches de chaux, injurieuses et meurtrières, imposaient leur ignoble anonymat.” (Yacine, 1986 : 93)  Les insultes peuvent se faire plus explicites : “Vous les ‘crouilles’, on devrait rétablir le couvre-feu pour vous. Comme au bon vieux temps.” (Yacine, 1986 : 64), menaçantes: “Retourne dans ton bled, sale raton!” (Tadjer, 1984 :171), portant l’exclusion: “La France aux Français !” (Charef, 1989 : 15), ou “Si par malheur tu as une carte d’identité française on te fait la peau, on ne veut pas de basanés dans les mêmes registres que nous, Bicot tu es, Bicot tu resteras.” (1989 : 28) Les préjugés sont tenaces: “Je ne veux pas que le petit Arabe vienne jouer dans le magasin... Les Arabes ça vole...” (Tadjer, 1984 :170), les stéréotypes fréquents: « -  Mes parents sont algériens. Mais j’suis né en France. - C’est pareil, vous êtes tous de la même race d’emmerdeurs.” (Yacine, 1986 : 64), “Je sais que les hommes de là-bas frappent leurs femmes et leurs enfants comme des animaux.” (Belghoul, 1986 : 121), “Nous inspirons plus souvent la haine que l’émotion, portant encore sur nos épaules le mythe de l’égorgeur, de l’ignorant  pétri de mauvaises manières.” (Kalouaz, 1986 : 33)

La parole se fait porteuse de violence et  parfois des mots aux actes il n’y a qu’un pas. On interdit à Béni l’entrée d’une boîte de nuit sur sa simple apparence physique (Begag, 1989 : 167-170); ailleurs, dans une autre boîte, deux costauds s’acharnent sur un homme de type méditerranéen dans l’indifférence générale (Yacine, 1986 : 74-75), sentiment que confirme un des personnages du Sourire de Brahim: “Oh! tu sais, les beurs sont constamment en insécurité. Et pas de risque qu’il y ait assistance à personne en danger quand un Algérien se fait agresser.” (Kettane, 1985 : 95) La violence est particulièrement courante dans les lieux d’habitation, les H.L.M.: « Les deux petits sont nés en août de l’été où il avait fait si chaud sur la France et dans la tête de quelques Françaouïs de prolétaires d’H.L.M. On en avait vu qui tiraient de leurs fenêtres sur des beurs qui avaient le tort de pétarader sur leurs mobylettes pour tuer l’ennui. » (Charef, 1989 : 207) Elle peut devenir mortelle: « [...] un petit ANI [Arabe non identifié] de même pas dix printemps se fait descendre comme un  lapin par un Gaulois qui a vu trop de westerns à la télé mais qui ne supporte pas le bruit des pétards quand ce sont ceux de l’Aïd! » (Tadjer, 1984 :172) Elle existe chez les légionnaires: « J’avais bu, et je voulais casser du raton parce que je les déteste... » (Kalouaz, 1986 : 97) et peut engendrer le crime. Trois légionnaires tuent un touriste maghrébin dans un train, sans que personne ne bouge, n’intervienne: « Sa peau, comme une offense à la faiblesse de leur cerveau, de leur intelligence nouée, serrée, petite. » (1986 : 91) « Parce qu’ils ont entendu la haine dans les journaux, dans les radios. […] Quelque part, ils ont cru comprendre qu’un arabe ça peut se mutiler, se flétrir, s’assassiner avec sang-froid .» (1986 : 45)

Les légionnaires, les militaires à la retraite sont particulièrement coupables de crimes racistes, ce qui, dans une certaine mesure, est de nouveau à mettre au compte d’un passé colonial ou d’illusions de grandeur qui s’y accrochent encore: « Ce n’était pas le premier meurtre raciste dans la région. La musique était toujours la même. Celui qui tirait était souvent un ancien policier ou militaire à la retraite. Le genre de personnes qui ont toujours une arme chez eux pour faire des démonstrations aux copains. Et la nostalgie de la gâchette aidant, ils s’offraient un carton  de temps en temps, de préférence sur une cible basanée avec des cheveux frisés. Pour eux les émotions n’étaient jamais assez fortes et quand ils pouvaient casser ou flinguer du bicot, ils avaient droit aux éloges de leur entourage.... beaufs dérisoires, obsédés du canon scié, nostalgiques des ratonnades, ils se prenaient pour des héros. » (Kettane, 1985 : 132) Selim est attaqué un soir par des voyous qui le persécutent jusqu’à ce que mort s’ensuive (Charef, 1989) ; un vigile tue Amar qu’il prend pour un voleur alors que celui-ci poursuit le vrai voleur (Yacine, 1986 ). Rien d’étonnant à ce que le courroux gagne la communauté: “Qui sommes-nous pour mériter la mort au coin des rues? Dans les wagons, où vont la sueur et le tabac mêlés? La nuit...”, écrit Ahmed Kalouaz (1986 : 22).

Milieu scolaire

La fiction colle souvent à la réalité, emprunte au réel, et les différentes institutions du pays n’œuvrent pas toujours dans le sens de l’intégration. L’école perpétue l’incompréhension et les préjugés ambiants tant parmi les élèves que les professeurs et  n’offre pas le moyen de la réussite sociale dans la majorité des cas. L’ostracisme frappe Malika et Farida: en 1e au lycée, elles sont exclues des boums depuis la 6e (Kessas, 1990). Les enseignants ne font guère preuve d’une plus grande ouverture d’esprit que leurs élèves. L’institutrice de Saliha pense que « les Arabes ce n’est que des problèmes. Ils n’arrivent pas à suivre et du coup ils freinent les autres élèves. » (Charef, 1989 : 44) M. Teigne, le bien-nommé, s’acharne sur Brahim, élève brillant  pourtant, car il est « fils d’ouvrier et de surcroît immigré » et dans sa logique seul un métier manuel peut lui convenir: « Je vous assure il lui faut un cycle court. Je les connais ces petits Arabes. Ils ne seront jamais capables de faire quoi que ce soit de bon. Ils sont comme les parents, bons pour la chaîne ou le bâtiment, c’est écrit dans leurs veines. »  (Kettane, 1985 : 58)

Administration, presse

L’administration, quant à elle, n’est pas non plus d’une exemplarité positive. L’assistant social du harki, père de Selim, se lamente: « Des analphabètes, rien que des analphabètes! Qu’est-ce que vous voulez que j’en foute de ces bourricots? » (Charef, 1989 : 167) Ce même Selim assassiné par des voyous racistes est évoqué dans la presse locale: « Dans la feuille de chou du coin, le maire dit que la municipalité et la police avaient tout mis en œuvre pour arrêter les coupables et que ceux-ci méritaient un châtiment exemplaire. Mais il avait été élu de justesse à la Mairie, grâce aux voix de l’extrême droite.» (Charef, 1989 : 61)

Police

La police agit en toute absence d’égards élémentaires vis-à-vis des Maghrébins ou des Beurs,  accumule les insultes, les actions agressives, les injustices, en toute impunité. Non active, à la retraite, elle se laisse aller à des actes racistes mais également dans l’exercice de ses fonctions. Les contrôles d’identité sont fréquents (Kettane, 1985 : 126) et les représentants de l’ordre y mêlent une provocation délibérée (Yacine,1986 : 63-65). Ils perquisitionnent, sans mandat chez l’habitant avec grossièreté et manque d’égards (Kessas,1990 :145-147; 158-159). Ces mêmes gardiens de la paix se laissent parfois aller à la violence sur les personnes. Brahim est ainsi retrouvé inanimé après avoir été injustement tabassé par les flics. Et Kettane analyse toute l’ambiguité, toute la dualité des serviteurs de l’ordre, avec une ironie mordante : « Certains policiers, la nuit, ne connaissent que leurs instincts. Gardiens d’un ordre pourri, ils utilisent leurs pouvoirs spéciaux qui les mettent à l’abri de toute poursuite. Et puis un policier, ma bonne dame, c’est gentil, c’est propre, surtout avec son uniforme. Ils font traverser la rue aux vieilles dames, ils vous indiquent le chemin quand vous êtes perdu et ils sont si polis. Surtout si vous êtes en costume avec cravate, alors là, ils vous respectent. Et puis un policier a une parole qui n’est  pas à mettre en doute. Ils ne savent pas mentir. Ils sont si gentils. Bien sûr de temps en temps il y a des bavures. Mais il y a tellement de voyous qui rôdent. Surtout ceux qui sont un peu frisés et un peu basanés. Alors ceux-là, on peut toujours leur taper dessus. Même s’ils portent plainte, on ne les croira pas. Car qui peut croire un Arabe? Ils sont si menteurs, si fourbes. Et puis s’ils ne sont pas contents, ils peuvent toujours aller se faire voir ailleurs. Après tout on n’est pas trop méchant avec eux, sinon ils ne viendraient  pas en France, c’est écrit dans tous les journaux. » (Kettane, 1985 : 163) Ce à quoi Ahmed Kalouaz fait écho de manière très sobre: « Les morts, les victimes silencieuses de quelques sombres commissariats. » (1986 : 64).

Milieu judiciaire

On pourrait espérer que dans la magistrature, le tableau serait un peu moins noir mais il n’en est rien: « Comment un Arabe  pouvait-il être innocent, à moins d’être mort? » (Kettane, 1985 : 41). On assiste en fait à une double échelle de valeurs et de jugements: « Après tout, messieurs de la loi,  pourquoi offrir à un Arabe la chance de se racheter s’il vous est possible de l’écraser? C’est vrai que certains ont le culot de parler de réhabilitation et de réinsertion... qu’ils sont sots! “Tant pis pour les victimes” avez-vous dit implicitement en votre âme et conscience... qu’est-ce qu’il nous chante cet Algérien avec sa dynamique de groupe et sa psychanalyse? C’est un fou-malin qui cherche à nous circonvenir, il faut le massacrer!... Votre cousin qui a tué comme un lapin (dans le dos!) un jeune Maghrébin qui syphonnait de l’essence dans sa voiture, vous l’avez laissé sortir de prison au bout de quatre mois!!! Je sais (j’imagine) que le juge a dû lui serrer la main et le remercier... » (Raïth, 1986 : 139-140) Le meurtrier raciste lui, par contre, a droit à un système de faveur: « [...] la musique était toujours la même. Les magistrats trouvaient toujours un alibi à la “défaillance” humaine. Le meurtrier, après avoir été gardé au secret quelque part, se retrouvait muté dans un autre département. Après ce temps de mise en veilleuse, l’affaire était étouffée, et il pouvait continuer librement sa vie ailleurs alors qu’il avait donné la mort. Cette justice à double vitesse, Brahim et ses copains la connaissaient bien. Alors qu’un jeune ayant dérobé un sac ou cassé une voiture se retrouvait en prison durant des années, le meurtrier raciste le plus souvent écopait d’un sursis avec, au bout, un recyclage “honorable‘’.» (Kettane, 1985 :133)

Partis politiques

Les partis politiques sont jugés incapables de faire un sort à ce monstre qui étend ses tentacules dans tous les domaines de la société française: « Les intellectuels véreux de gauche se fichaient de nous. Pour eux, on était des gamines naïves, non instruites. C’est normal, leur mode de vie paisible les empêchait de voir ce qui se passe derrière leur nombril. » (Boukhedenna, 1987 : 10) Pire, ces partis sont coupables d’incompétence, d’hypocrisie quand ce n’est  pas de racisme évident: « Oh! gens de gauche, parfois, je me mets, en vous voyant, à préférer l’ennemi de droite, car lui au moins je sais le situer. Vous, je ne sais plus. Oh! Que la droite est heureuse quand elle voit la gauche se bouffer. Elle est heureuse, la droite de manipuler tant d’ouvriers ignorants que la gauche par trop de discours illusoires, ne peut attirer dans son rang. La droite, elle permet à l’ouvrier de jouer au tiercé, au loto, elle lui parle avec le langage populaire. Ça plaît à Monsieur Dupont d’entendre: “Y en a marre des Arabes, dehors les immigrés”. C’est mieux pour lui que d’entendre “Camarade viens te joindre à nous”... Et moi, dans tout ce méli-mélo, qui dois-je croire, moi l’immigrée sans papiers... L’immigrée femme de la deuxième génération, comme ils disent les bonnes gens de la gauche française. Ceux qui  prétendent nous avoir permis de jouir de deux cultures. » (1987 :70)


Domaine de l’emploi

Le domaine de l’emploi n’échappe pas non plus à un bilan négatif. La génération des Beurs n’est pas analphabète mais « chômage de misère, galères permanentes,[est] leur lot quotidien. » (Kettane, 1985 :141)  L’école est souvent loin d’avoir rempli son rôle positif: « Je commençais sérieusement à me demander où allait cette vie que l’on nous obligeait à subir, d’école en stage et de stage en chômage... De la transition au CET, des vendanges au ménage, du ménage au stage et du stage au chômage. » (Boukhedenna, 1987 : 39) L’exemple de Sakinna n’est pas unique,  Madjid se retrouve dans le même cas après le même parcours, CET, agence pour l’emploi  et petite délinquance pour lui (Charef, 1983 : 149-150). D’autres fois, c’est une barrière administrative qui freine les jeunes. Sakinna a perdu sa carte de séjour donc aucune chance de travail sans ce papier (Boukhedenna, 1987 : 8). Pour Abdel, les diplômes ne sont d’aucun secours : « Très jeune, comme la plupart de ses copains, il avait été frappé de plein fouet  par le chômage qu’il n’avait pas cherché: il s’était dirigé vers le dessin industriel, mais cette branche s’était révélée sans débouché, partout où il se rendait, on lui réclamait la nationalité française. Alors,  dégoûté, il ne voulait plus rien faire et se contentait d’errer d’une cave à l’autre, d’une boîte de nuit à l’autre avec ses copains qui se trouvaient dans le même cas que lui. » (Kessas, 1990: 57) Il est ironique que, même avec la nationalité française, la situation ne soit pas plus facile cependant: « Papiers céfrancs ou pas, quand t’as une tête de bougnoule, les mecs y s’en foutent. » (Kettane, 1985 : 155) Tous ces facteurs engendrent donc chez certains Beurs la délinquance, la dérive vers les paradis artificiels: « Contre l’autodestruction, le silence, c’est la violence qui prend le dessus et on devient irrécupérable. » (Charef, 1983 : 63) Amar ne brosse pas un tableau plus optimiste : « Il la trouvait merdique sa jeunesse! Guère plus enviable que n’importe quelle autre jeunesse ou vieillesse. La servitude! A la laisse! A la traîne! le vol, L’alcool, la drogue, le racisme et avec lui, autour de lui, le malheur. Les chaînes de la féerie des mots aliénant le pauvre monde. » (Yacine, 1986 : 82-83)

Retour au pays des parents

Si la France est loin d’être présentée comme une terre d’accueil au plein sens du terme et un pays bienveillant envers sa communauté maghrébine, les Beurs en particulier: « La France qui les a vus naître se comporte comme une marâtre embarrassée, sans tendresse et sans justice » nous dit Tahar Ben Jelloun (1984 :100), le retour au pays des parents ne constitue pas plus une expérience réussie. En Algérie ou au Maroc, le/a Beur/e est également perçu/e comme l’Etranger(ère) ou tout au moins l’Immigré(e) à cause de sa culture française.  Fatigué de la marginalité qu’il subit en France, le jeune s’attend à plus de chaleur dans le pays de ses pères ou désire renouer avec une culture qu’il n’a pas connue de près. Omar avait espéré connaître l’Algérie et s’y sentir à l’aise mais après trois semaines d’échec, il est heureux de rentrer dans son HLM de La Garenne-Colombe et d’y retrouver ses amis (Tadjer, 1984). Zeida connaît le même échec au Maroc: « Etrangère, voilà. Elle se sentait tout bonnement étrangère. Il n’avait pas suffi de revêtir une blousa, de tirer de l’eau du  puits pour devenir une autre. Tous, ils avaient essayé de lui faire plaisir, personne n’a pensé un seul instant qu’elle était sincère, qu’elle voulait effacer, faire une croix sur son passé, non, personne n’y a cru, et elle avait fini par se convaincre aussi, le choix de s’être retirée totalement de tout ce qui pouvait lui rappeler l’Europe n’avait fait qu’accentuer les contradictions qui l’habitaient. » (Zeida, 74)

Parfois le malaise est aussi d’origine politique. Brahim vante les vertus d’une « démocratie laïque et libérale dont peu de pays arabes pouvaient se targuer. » (Kettane, 1985 : 77) Tahar Ben Jelloun résume aussi bien l'attitude de l'Algérie en particulier: « L'Algérie, qui pourrait être une mère, est aussi exaspérée que la France; elle a en outre le comportement de la mère amnésique: elle veut bien les reprendre sous son toit, mais elle leur demande de s'adapter, c'est-à-dire de changer: parler arabe, oublier l'enfance, se forger une nouvelle mémoire et surtout bien se tenir, ne pas poser trop de problèmes et ne pas perturber le paysage apparemment tranquille de la jeunesse locale. » (1984 :100) Quant à Sakinna -point de vue féminin- elle écrit dans son Journal, après ses désillusions en Algérie: « La France est raciste, mais en France je peux vivre seule, sans mari, sans père, mère, et la police ne m’épie pas tous les jours. Je peux crier ‘non’ au racisme, ‘non’ à l’exploitation de la femme, je me sens un peu plus libre que sur ma terre. » (1987 :100-101)

Pour la majorité des Beurs, la France reste le pays où ils choisissent de demeurer. Dénigrés, rejetés, méprisés, exploités par nombre d’autochtones pour qui ils représentent encore l’Etranger, l’Autre et donc aussi l’Envahisseur, le Déstabilisateur, ils revendiquent leur “étrangeté”, leur richesse culturelle en fait, et l’imposent. Plus maghrébins à 100% comme leurs parents, pas français à 100% non plus, ils clament leur double culture et revendiquent une autre identité, une troisième voie: celle de Beurs. « Je suis beur signifie que je suis ni ici ni là. Inclassable. Non désireux de l’être. » (Begag et Chaouite, 1993 : 19) Pour Brahim, les conditions ne s’amélioreront que lorsque les Beurs lutteront et acquerront le pouvoir politique (Kettane, 1985 : 168, 172). Pour Sakinna la solution est de se “réarabiser” en terre française (1987 : 107). Qu’elle opte pour l’intégration ou soit tentée par l’intégrisme, cette génération de Beurs, avec sa dualité de culture et de traditions, aura été marquée par la vie, l’exemple des parents et les difficultés rencontrées dans sa propre vie, comme le souligne Leïla Sebbar : « Ils sont sans mémoire mais ils n’oublient pas, je crois. Ils auront, avec la France, une histoire d’amour mêlée de haine, perverse et souvent meurtrière. Ils ne sont pas vraiment de leur pays natal, la France, ni du pays natal de leur père et mère. Ils sont des banlieues, ils ont un pays: les blocs et les tours de l’immigration, la pauvre jungle des villes... Que feront-ils ? »  (Sebbar et Huston, 1986 : 60)

Quelques facteurs positifs

Est-ce un bilan tout à fait négatif de cette France que décrivent les écrivains beurs des années quatre-vingts ou y a-t-il, ça et là une lueur d’espoir ? Le plus grand espoir réside, semble-t-il, dans l’école comme facteur d’intégration et de promotion sociale et il n’est de meilleur porte-parole de cela qu’Azouz Begag : « […] je dois beaucoup aux professeurs qui m’ont emmené avec confiance vers l’acquisition du savoir. Quand on est fils d’immigré, il y a deux attitudes possibles : l’une qui consiste à se marginaliser en disant ‘on n’est pas français ; on n’a aucune raison d’apprendre l’histoire des Gaulois puis celle des rois Louis ‘ ; l’autre qui fait le pari que l’école permet d’envisager un avenir meilleur. Mon père pensait que son fils devait réussir à l’école, pour avoir des diplômes, et devenir quelqu’un de plus important que lui. » (1998 : 52) 3

Dans les diverses œuvres citées, il y a tout de même, aussi, des Français sympathiques, non racistes qui montrent de la compréhension envers les Beurs ou les aident, tels les personnages de la bibliothécaire (40), de l’infirmière (220-221) ou un des flics (148 et 156) dans Beur’s story (Kessas, 1990 ) ou M. Loubon, le professeur de français pied-noir pour Béni. Tous les Beurs ne sont pas non plus des cancres. Azouz et Béni (Begag, 1986, 1989) travaillent très bien en classe. Selim aussi fait de brillantes études universitaires et son père a assez bien réussi socialement (métier et logement) (Charef, 1989). Malika travaille bien au lycée et a l’espoir de continuer à l’université (Kessas 1990). L’intégration est assez réussie dans Le Gardien du seuil mais avec des limites puisque le petit-fils doit s’appeler Joseph et non Youssef !  Si l’on écoute le point de vue féminin sur l’école, on s’aperçoit que les filles travaillent en général nettement mieux que les garçons et que ce n’est pas simplement une histoire d’école française mais aussi de culture arabe. Ferrudja Kessas n’accuse pas le système comme seul responsable de l’échec scolaire. Elle y voit aussi une certaine démission des parents et parlant des garçons, elle ajoute: « Mais hélas, les études n’étaient pas leur fort, munis d’une trop grande liberté, ils négligeaient totalement l’école. Une fois qu’ils savaient lire et compter, le monde était à eux. Le collège c’était pour s’amuser, montrer force et bêtise. Ils s’y retrouvaient en groupe le plus souvent dans des classes spécialisées, où chacun s’ingéniait à être plus nul que son voisin. Et après, ils s’étonnaient de se retrouver à seize ans, au chômage. Ils trompaient cet ennui et cette indifférence en se marginalisant. » (1990 : 56)

Dans certaines œuvres aussi, comme Le Thé au harem d’Archi Ahmed, le problème des Beurs s’inscrit dans un cadre plus large. Madjid partage le sort de ses copains algériens mais aussi antillais ou français. Les dures conditions de vie socio-économiques touchent les Beurs mais aussi les Français. Josette est divorcée, au chômage et tente de se suicider. Le meilleur ami de Madjid, Pat, est français. Il se montre solidaire de Madjid au point de se laisser emmener en fourgon cellulaire avec lui. Amar lui aussi ne se trouve pas tellement différent de Gérard: « Amar savait maintenant que ce qu’il vivait en tant que fils d’immigré, Gérard l’éprouvait dans son quotidien de défavorisé dans une société de nantis. » (Yacine, 1986 : 108)


ÉCRIVAINS BEURS ET EXPRESSION LITTERAIRE

A la lumière des écrits beurs donc, la France de la Déclaration des droits de l’homme  peut faire mieux, doit faire nettement mieux, et ce n’est pas la réalité quotidienne qui le démentira 4. Pour en revenir à la littérature même, quelle place la « France, mère des arts, des armes et des lois », comme la chantait Du Bellay (1558 : Les Regrets, IX), accorde-t-elle à la production beure dans le cadre de sa tradition, de son canon littéraire ?  Si l’on se réfère à la définition de la littérature donnée par Wellek et Warren : « One way is to define ‘literature’ as everything in print 5» (1977 : 20), les écrits beurs ne peuvent être que de la littérature. Si l’on passe à leur deuxième définition : « Another way of defining literature is to limit it to ‘great books’, books which, whatever their subject, are ‘notable for literary form or expression’. Here the criterion is either aesthetic worth alone or aesthetic worth in combination with general intellectual distinction. 6» (1977 : 21), on peut comprendre pourquoi cette « littérature » pose problème à certains en fonction de critères esthétiques jugés manquants ou insuffisants ou en fonction de la matière même, jugée répétitive de livre en livre. Ces attaques contre les romans beurs proviennent de divers critiques y compris d’une Beure, écrivaine et cinéaste, Farida Belghoul, qui affirme : « La littérature en question est globalement nulle […] Elle ignore tout du style, méprise la langue, n’a pas de souci esthétique, et adopte des constructions banales. » (Begag et Chaouite, 1993 : 103), façon peut-être aussi de rehausser son Georgette ! qui en effet ne tombe pas dans ces catégories. Et le coup de grâce est donné par Hocine Touabti : « …il serait illusoire de prétendre qu’il existe une littérature beur. Le niveau en est tellement moyen, voire affligeant qu’on ne saurait sur quels arguments s’appuyer. Donc exit» (Begag et Chaouite, 1993 : 104)  Ces jugements sont élitistes et trop généraux. Georgette ! témoigne d’un important travail d’élaboration de l’espace-temps, de même Point kilomètrique 190 d’Ahmed Kalouaz joue de la voix narrative, et de la rétrospection, Begag de la distanciation par l’humour. De plus certains auteurs, Kalouaz, Begag, Houari, Imache, Yacine ont dépassé leur premier récit témoignage pour constituer une œuvre fictionnelle dépassant les limites du parcours personnel beur.

La littérature beure existe donc, n’en déplaise aux esprits chagrins, et se porte bien ! Le corpus continue de croître. Alec Hargreaves, autorité en la matière, avance que d’un corpus de 25 récits de 17 auteurs en 1989, on est passé à un corpus de 70 récits avec environ 12 nouveaux auteurs en 1997 et le nombre n’a fait qu’augmenter avec de nouvelles plumes qui depuis sont encore venues s’ajouter à la liste et parfois dans une veine beaucoup plus sombre, beaucoup plus cynique à côté de laquelle les auteurs confirmés font figure d’enfants de chœur  7! Dans sa classification des littératures francophones, Michel Laronde 8 divise celles-ci en littérature française, coloniales et post-coloniales dans lesquelles il place la littérature des immigrations, arabo-française/beure et afro-française. A ceux qui reprochent à la littérature française de ces dernières décennies d’être trop étroite, trop repliée sur elle-même, trop entachée de formalisme ou de frilosité, cette littérature est salutaire parce qu’elle bouscule, dérange les habitudes et les certitudes, éclaire une autre réalité sociale et historique française  ! Malgré certaines imperfections de style parfois, certaines maladresses, pourquoi serait-il dénié aux Beurs de s’épancher dans au moins un récit autobiographique ? Il est d’ailleurs bien des gloires confirmées qui écrivent dans la même veine le même livre toute leur vie. Il semble aussi que les écrivains plus récents, Minna Sif, Rachid Djaïdani, Faïza Guène, Zahia Rahmani, ne soient plus soumis à ce genre de critique et de rejet, preuve que les mentalités lentement évoluent positivement, et la place de ces écrivains dans la littérature hexagonale aussi.

Mohammed DibPourquoi les Beurs écrivent-ils ? Pour ne pas oublier, pour témoigner de la vie de leurs parents et de la leur propre sous toutes ses facettes, pour revendiquer, justifier, se dire et ainsi s’affirmer, trouver leur identité. Leur projet d’écriture n’est pas différent de celui de Mohammed Dib  pour lequel « [l’]écriture est une forme de saisie du monde.» (1994 : 53) Comme Dib, les Beurs doivent ressentir qu’ « on vient à l’écriture avec le désir, inconscient, de créer un espace de liberté, dans l’espace imposé à tous, des contraintes. […] On y vient aussi, toujours, avec ses propres références.» (1994 : 61) L’écriture pour les Beurs est donc un acte littéraire, politique et identitaire puisque, pour citer Calixthe Beyala, « […] dans l’écriture, on cherche avant tout à se connaître, à communiquer quelque chose, qu’on a découvert et qu’on ne peut garder pour soi. C’est à la fois, un accomplissement, une remise en cause permanente de soi et des autres. Il y a une connaissance profonde qui passe par l’écriture qu’on ne retrouve pas avec la parole. 9»  Et donc cet autochtone puisque né sur le sol français et portant un certain ailleurs en lui, en écrivant, se définit et s’enrichit et nous enrichit, puisqu’après tout nous sommes tous, s’il faut en croire Villon, « frères humains  10»  et « sœurs humaines »… 

 


 

BIBLIOGRAPHIE

ROMANS, RECITS DE VIE BEURS

Begag, Azouz, Le Gone du Chaâba, Paris, Seuil, Folio, 1986.
-- --, Béni ou le paradis privé, Paris, Seuil, Folio, 1989.
Belghoul, Farida, Georgette!,  Paris, Barrault, 1986.
Ben Kerroum-Covlet, Antoinette, Gardien du seuil, Paris, L’Harmattan, 1988.
Boukhedenna, Sakinna, Journal. “Nationalité: immigré(e)”, Paris, L’Harmattan, 1987.
Djaïdani, Rachid, Boumkeur, Seuil, 1999.
Charef, Mehdi, Le Thé au harem d’Archi Ahmed, Paris, Seuil, Folio, 1983.
-- --, Le Harki de Meriem, Paris, Mercure de France, 1989.
Chimo, Lila dit ça, Plon, 1996.
-- --, J'ai peur, Plon, 1997.
Houari, Leila, Zeida de nulle part, Paris, L’Harmattan, 1985.
Imache, Tassadit, Une Fille sans histoire, Paris, Calmann-Lévy, 1989.
Kalouaz, Ahmed, Point kilométrique 190, Paris, L’Harmattan, 1986.
Kessas, Ferrudja, Beur’s story, Paris, L’Harmattan, 1990.
Kettane, Nacer, Le Sourire de Brahim, Paris, Denoël, 1985.
Mounsi, Les Noces des fous, Stock, 1990.
Raïth, Mustapha, Palpitations intra-muros, Paris, L’Harmattan, 1986.
Tadjer, Akli, Les ANI du “Tassili”, Paris, Seuil, 1984.
Yacine, Jean-Luc, L’Escargot, Paris, L’Harmattan, 1986.

AUTRES

Begag, Azouz, Tranches de vie, Stuttgart, Klett Verlag, 1998.
Begag, Azouz et Chaouite, Abdellatif, Ecarts d’identité, Paris, Seuil, coll. Points Actuels, 1993.
Ben Jelloun, Tahar, Hospitalité française. Racisme et immigration maghrébine, Paris, Seuil, Coll. L'Histoire immédiate, 1984.
Gaspard, Françoise et Servan-Schreiber, Claude, La Fin des immigrés, Paris, Seuil, coll. Points Politique, 1985.
Dib, Mohamed, Tlemcen ou les lieux de l’écriture, Paris, Editions Revue noire, 1994.
Heargreaves, Alec, Immigration and Identity in Beur Fiction. Voices from the North African Community in France, New York, Oxford, Berg, 1997.
Kettane, Nacer, Droit de réponse à la démocratie française, Paris, La Découverte, 1986.
Maschino, Maurice, Etes-vous un vrai Français? Paris, Grasset, 1988.
Maspero, François, Les Passagers du Roissy-Express, France, Seuil, coll. Points, 1992.
Roze, Anne, La France arc-en-ciel, Paris, Julliard, 1995.
Sebbar, Leïla et Huston, Nancy, Lettres parisiennes, Paris, Barrault, 1986.
Wellek, René & Warren, Austin, Theory of Literature, New York, Harcourt Brace Jovanovich, Publishers, 1977.

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1: Zazie , « Tout le monde », in Zazie [MADE IN LOVE],1998 Mercury France.

2: Le terme "beur", contesté dès le début de son usage, est parfois remplacé par Franco-Maghrébin, Franco-Algérien, Franco-Marocain, Franco-Tunisien (à l'instar de l'américain African-American, Italian-American). L'usage n'en est pas périmé pour autant. Il est même revendiqué par une association féministe comme "Les Nanas Beurs" (sic) ou la station de radio Beur-FM.

3: La discrimination positive favorisant l'entrée des jeunes de banlieue dans les classes préparatoires aux Grandes Ecoles se met en place.

4: En 2007/2008, une certaine représentation au plus haut niveau de la politique est visible : Azouz Begag, ministre du gouvernement Chirac/Villepin, Rachida Dati et Fadela Amara, respectivement, ministre et secrétaire d'état du gouvernement Sarkozy/Fillon... Arbres qui cachent la forêt?

5: « La littérature peut se définir par tout ce qui est imprimé ».

6: « Une autre façon de définir la littérature est de la limiter aux ’grandes œuvres’, aux ouvrages qui, quelque soit leur sujet, sont remarquables par leur forme ou leur expression littéraire. Ici le critère est soit la qualité esthétique seule ou la qualité esthétique alliée à une distinction intellectuelle générale ».

7: Voir par exemple : Djaïdani, Rachid, Boumkeur, Seuil, 1999 ou  Chimo, Lila dit ça, Plon, 1996 et J'ai peur, Plon, 1997.

8: Classification distribuée lors de sa communication : « Nouvelles tendances de la postcolonialité en France ». Kentucky Foreign Language Conference, 24 avril 1999.

9: Bah Diallo, Assiatou. « Un nouveau roman de Calixthe Beyala. » Interview d’Amina. 1.
http://www.arts.uwa.edu.au/AFLIT/AMINABeyala1988.html

10: Villon, François. « L’Epitaphe Villon ».

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Anne-Marie Obajtek-Kirkwood est Associate Professor à l'Université de Drexel (Philadelphie)

 

Actualisation : février 2008