Brigitte LANE
Romance Languages
Tufts University (USA)

DE LA « FOLIE » POSTMODERNE 
EN MÉDITERRANÉE ARABE OU MUSULMANE

dans La Confession d’un fou (Bleu autour, 2001) de Leïla Sebbar


Derrière La Confession d’un fou (Bleu autour, 2001) de Leïla Sebbar, ouvrage de ton tolstoïen divisé en 122 versets de longueur inégale et se présentant comme un journal personnel confidentiel, se dessinent à la fois le « Printemps arabe » et le portrait vague d’une Barbarie qui pourrait exister n’importe où mais qui se situe ici, de toute évidence, en Méditerranée arabe ou musulmane. La voix du héros narrateur (qui n’a pas de nom) est celle d’un homme jeune qui joue le rôle de « Justicier » et ne tue qu’à l’arme blanche (couteau ou rasoir). S’il n’était pas du bon côté (qui est celui de la révolte contre des chefs corrompus et meurtriers), il pourrait être considéré comme un terroriste.

Leïla Sebbar, sans indulgence ou sympathie aucune, à travers ce qu’elle a nommé par ailleurs la « littérature de l’ambiguïté », nous présente ici deux clans opposés de valeur universelle puisque aucun détail géographique ni historique n’est donné mais on ne peut s’empêcher de penser à la violence du monde arabe actuel et de comparer l’action du héros à un travail de Résistance – comme on parlait autrefois du mouvement, lors de l’invasion nazie en France, des maquisards.

Sebbar nous montre à la fois la naissance d’un « résistant » sur un fonds originel des « 1000 nuits » inversé. C’est un héros qui, comme je l’ai mentionné plus tôt, pourrait être perçu comme un terroriste mais qui est guidé par la tragique nécessité de tuer pour se défendre et protéger les siens et leurs valeurs. Le récit n’est fait que de tragédies : l’exécution du père du narrateur par les troupes ennemies décrites comme étant « de style militaire » qui le laissent sans sépulture , son cadavre étant alors livré aux hyènes et aux rats sous le grand arbre du village ; le fait que la mère devient folle : l’horreur dans toutes ses dimensions.

Récit circulaire, récit spiralé mais aussi récit posthume puisque les trois dernières phrases (voix du héros) sont :

 

« Je suis loin.
Je vis outre-tombe.
D’autres viendront. »

 

Des ombres d’amours impossibles avec des chanteuses de la « Maison bleue », courtisanes plus ou moins consentantes, qui seront détruites elles aussi et « le Grand Chef » ennemi, qui bien que jeune, beau et en plein pouvoir, se suicidera. Dans ce monde de puanteur humaine, seule reste une amitié profonde entre le héros principal et son ami d’enfance, le fils du palefrenier qui appartient au camp ennemi. Lui aussi sera tué. La voix du narrateur, quant à elle, nous rappelle celle de l’indifférence camusienne.

Sebbar nous présente ainsi une société métaphorique de barbarie, de chaos et de violence où dominent cependant quelques moments poétiques: par l’histoire d’Abraham et d’Ismaël (que la mère racontait autrefois au héros quand il était petit), par quelques beaux éléments esthétiques intertextuels issus de la peinture orientaliste et aussitôt déconstruits : tel « Sadarnapale », le célèbre tableau de Delacroix, qui tout comme « Le Radeau de la Méduse » de Géricault, représente un monde clos, axé sur la mort et voué inéluctablement à celle-là, sauf miracle inattendu.

Le seul espoir possible est celui d’une résistance aux forces du Mal, dont on ne peut qu’espérer qu’elle restera en action. Il faut également tenir compte de cet humble, bien que puissant symbole de l’amour et du sang, que représentent les tout petits oeillets rouges de poète qui poussent en ville sur la fenêtre du héros principal.

Parce qu’il tue à l’arme blanche des monstres pires que lui, ce dernier est-il donc « un fou » ? Il est aussi question d’hommes qui jouent au jeu de Dames, mais la couverture du livre dessinée par Sébastien Pignon va plus en profondeur en suggérant deux hommes arabes vêtus à l’orientale qui jouent aux échecs. L’issue de la partie croît donc en importance puisqu’elle devient symbolique d’un combat entre un Mal construit, élaboré, institutionnalisé par des forces puissantes et un individu isolé à qui ses chefs « Ils »  et « On » (tels qu’ils sont dénommé par l’auteure et dont on ne sait vraiment de qui il s’agit) ont donné des ordres de tuer sans la moindre pitié, à l’arme blanche, marque de primitivisme et de suprême cruauté.

La conclusion du livre est sobre et jusqu’à un certain point optimiste car elle implique qu’il y aura toujours des forces de résistance (issues d’un esprit de liberté) qui survivront, et des petits oeillets de poète rouges qui fleuriront aux fenêtres du quartier pauvre de la ville. Livre cryptique mais très beau récit, de style et de lyrisme contenus, sur la mort dans la vie, la vie dans la mort, l’espoir d’un monde meilleur et les rapports entre tradition et modernité.

A travers son habituelle dislocation du temps, Sebbar a créé ici une oeuvre pleine de résonances avec le monde arabe actuel même si celui-ci n’est pas concrètement défini et que l’ouvrage précède les faits socio-historiques récents. Une lecture à ne pas manquer dont le bestiaire est aussi également attachant : abeilles, beaux chevaux orientaux, ainsi de suite, souvent re-mythologisés pour être ensuite dé-mythologisés. Déconstruction ici aussi de l’idéalisme orientaliste visuel comme bonheur exotique suprême.

Fondamentalement, c’est aussi l’histoire d’un jeune garçon à qui son père n’a jamais montré d’affection puisque Sebbar fait remonter l’indifférence de son personnage central au manque d’affection du père comme l’indique la première phrase du livre: « Mon père ne m’a jamais serré dans ses bras ». Bien que, selon sa coutume, elle évite cependant toute psychologie, on ne peut s’empêcher de penser à la nouvelle de Sartre « L’Enfance d’un chef » qui raconte l’ascension d’un enfant bourgeois vers un personnage de dictateur « à la Hitler ».

En conclusion, faudrait-il, pour l’interprétation de ce bel ouvrage complexe, revenir au vieil adage : « La folie, c’est la sagesse » ? « Pas si fou que ça ce « fou »! » comme l’a fort bien exprimé une lectrice du Web au sujet de ce même récit. Livre puissant sur la violence extrême présente non seulement dans le monde moderne mais à travers les temps.
Phrases-clés et centre du récit demeure le verset 71 : « Je sacrifie pour la Liberté, la Justice, la Vérité pour mon peuple, même s’il ne me demande rien » et « Ne sommes-nous pas en état de Barbarie ? » 

Question fondamentale.

 

 

Actualisation : septembre 2013