Brigitte LANE
Romance Languages
Tufts University (USA)
Leïla Sebbar, MARGUERITE:
Coll. Folies d’Encre, Eden, 2002; Babel J., Actes Sud, 2007.
Marguerite, roman bref, est une claire illustration de l’art du palimpseste pratiqué par les auteurs contemporains tels que Leïla Sebbar. A son origine, existe une longue nouvelle intitulée « Jeanne et Saïd » (1982) qui servira de base à la réécriture. L’essentielle différence entre les deux textes est le changement de nom des personnages : ainsi au départ Simon s’appelle Marcel, Marguerite se nomme Jeanne et Sélim est Saïd ; s’y ajoute le fait crucial que le mari (Marcel/Simon) n’a pas fait la guerre en Algérie.
Dans les deux textes, Sebbar joue avec la puissance d’un exotisme quotidien et ordinaire et de son impact sur la vie d’une femme de quarante-cinq ans (Jeanne/ Marguerite), petite provinciale, issue de la « France profonde » qui habite une petite ville de l’est.
Cette femme découvre tout d’abord l’existence d’un «ailleurs » incarné par un ouvrier marocain saisonnier aux yeux clairs qui travaille sur la ferme de son beau-père.
Alors que son mari la néglige et la maltraite, le Marocain, lui, fait preuve envers elle de déférence et de courtoisie. Après la mort de son mari, elle rencontrera un « double » du premier Marocain aux yeux clairs dans la personne du colporteur algérien Sélim qui l’introduira au monde extérieur (la mer, Paris) et lui fera connaître l’amour. S’opère ainsi une véritable métamorphose de Marguerite. Sept ans ils vivront ensemble en dépit des critiques du fils aîné qui s’est engagé, dans la lignée de son père, en Algérie et ne peut accepter une liaison de sa mère avec un Arabe, d’autant plus que Sélim est algérien. Marguerite partage avec cet homme un bonheur tranquille jusqu’à ce que la tragédie les frappe. Toutefois, l’oranger que Sélim avait planté pour Marguerite, arbre symbole du Sud méditerranéen et symboliquement « arbre de vie », continuera à pousser devant sa maison, témoignage de leur amour et du croisement positif de cultures qui s’est opéré à travers leur alliance et la formation d’un couple mixte.
Dans ce récit circulaire, il s’agit, comme le dit Sebbar elle-même, de raconter des « vies minuscules » selon Pierre Michon à travers son livre du même nom (1984). Le but est de montrer au lecteur que de grandes choses se passent dans de petites vies, très banales.
Chez Sebbar, le choc de l’amour se révèle à travers les yeux, la voix et la tendresse. Tout comme chez le Clézio, aucune description sexuelle. Le bal est le moment crucial du livre et rappelle la nouvelle du même nom où Sebbar raconte la rencontre de ses parents.
Beau livre avec renversement des stéréotypes où les amours honnêtes de Sélim avec Marguerite, veuve et mère de cinq enfants, correspondent à une ouverture d’esprit qui fait que le personnage-type du colporteur n’est pas représenté ici, comme dans la littérature du 19ème siècle, sous la forme d’un personnage négatif sinon diabolique.
Ici, au contraire, sous sa forme arabisée, ce dernier devient l’incarnation du Prince Charmant – l’une des raisons sans doute pour laquelle Sebbar se sent obligée de donner une fin tragique à son récit afin d’éviter de tomber dans le conte de fées.
En fin de récit, à cinquante-deux ans, Marguerite se retrouve seule avec ses enfants. Et on peut imaginer, qu’émancipée et éclairée, elle finira sa vie dans le souvenir d’un bonheur inattendu vécu avec Sélim.
Le roman est extrêmement bien structuré autour du passage du personnage du facteur (début, milieu, fin) qui reflète à la fois l’attente, l’ennui de la vie provinciale et illustre les contacts réduits de Marguerite avec le monde extérieur, contrairement à sa voisine Gisèle, qui, mariée trois fois, traîne sa vie à travers les continents. Au passage du facteur s’opposent les visites du colporteur dans sa camionnette bleue.
Deux images symboliques illustrent le récit : celle du chasseur de lion sur le petit tapis que Sélim donne à Jeanne (on pense au ridicule « Chasseur d’Afrique » de Daudet dans Tartarin de Tarascon, reflet ironique sinon grotesque de l’Algérie coloniale) et celle des roses rouges, jaunes et blanches du jardin de Marguerite, symboles de l’amour.
Le titre de cet ouvrage, qui domine (et annule) les stéréotypes racistes, pourrait peut-être suggérer un hommage à Marguerite Duras mais, plus que toute autre chose, c’est à la fleur du même nom qu’il nous fait penser, celle-ci étant considérée dans les vieilles traditions françaises comme le baromètre de l’amour (« Je t’aime, un peu, beaucoup… »). Bien que Marguerite ait été trop âgée pour avoir des enfants avec Sélim, Sebbar n’en fait pas moins passer ici de nouveau dans ce livre son message coutumier en faveur des couples mixtes et du métissage.
Aucune diabolisation. Seule la dénonciation des punks qui s’attaquent aux immigrés au « Café de la France ». Juste un constat. Au-delà de l’intrigue, le roman est essentiellement une histoire d’amour que tout le monde peut lire et qui a l’originalité de montrer un lien profond entre deux personnes très simples : un colporteur algérien et une femme d’une petite ville française, histoire d’amour qui aurait pu se passer dans n’importe quelle partie de la France rurale entre la guerre d’Algérie et même, peut-être, aujourd’hui encore, d’autant plus qu’elle a été inspirée par une histoire vraie comme le montrent les textes en annexe à celui-ci.
Bibliographie :
- Donaday. Anne, Marguerite : A Literary Model for Positive Cross-Cultural Relations.
Contemporary French and Francophone Studies. Vol. 13, No.3 (June 2009) 359-366.
- Sebbar, Leïla. « Le Bal ». In Mes Algéries en France. Ed. Bleu autour, 2004.
- Sebbar Leïla, Amadou Gaye, Eric Favereau. Génération métisse. Paris /Syros/Alternatives, 1988.