Brigitte LANE
Romance Languages
Tufts University (USA)
SHÉRAZADE, 17 ANS, BRUNE, FRISÉE, LES YEUX VERTS (Stock, 1982 ;
Bleu autour, 2010) de Leïla SEBBAR – roman, 268p et 254p. et autres bribes de correspondance plus récente entre Julien et Shérazade. Opuscules publiés en 2008 et 2010 par les Cahiers des Diables bleus.
« C’est une place difficile et vertigineuse à la croisée de l’Occident et de l’Orient,
cette position bâtarde, ambivalente qui m’inspire. C’est ainsi que Shérazade, la
descendante dérisoire et contemporaine de l’illustre sultane, se déplaçant dans une
errance illusoire, imagine une origine mythique et nécessaire, une généalogie métaphorique. C’est dans cette littérature particulière du passage, du déplacement,
de l’ambiguïté que je me situe avec d’autres écrivains français, dont les origines nationales sont ailleurs. »
Leïla Sebbar, La Quinzaine Littéraire (1er-5 mars 1995)
Shérazade, 17 ans est le premier volet d’une trilogie romanesque dont les deux autres volumes Les Carnets de Shérazade (1985) et Le Fou de Shérazade (1991), publiés à l’origine chez Stock, demandent à être réédités. On ne peut que louer Bleu autour d’avoir réédité le premier volume en 2010.
Shérazade 17 ans est, tout comme Le Chinois vert d’Afrique, un roman kaléidoscopique. Shérazade est une fugueuse qui, avant même de passer son bac, a quitté sa famille de la région d’Aulnay-sous-bois, Quartier des Mille-Mille, pour venir à Paris.
Son père travaille chez Citroën. Shérazade a l’intention d’aller en Algérie, elle a pris son passeport, ses carnets secrets et se cache en arrivant à Paris dans la bibliothèque de Beaubourg. Son père la fera rechercher par la police.
Le roman s’appuie sur trois éléments fondamentaux :
les errances de Shérazade, l’histoire d’amour entre Julien Desrosiers et Shérazade et, enfin, une série de portraits-vignettes de jeunes marginaux pour la plupart métissés.
Comme l’a fort bien exprimé Sebbar dans Shérazade, la syllabe perdue (1992)
la syllabe enlevée au nom de la sultane des Mille et une nuits (Shéhérazade) par l’Etat civil français marque la différence entre tradition et modernité car Shérazade, la beurette, n’est qu’une « Arabe de France » issue du ciment gris d’une cité pauvre HLM.
Rien de moins linéaire que ce roman dont la Table des matières indique les noms des jeunes compagnons d’errance de Shérazade, tout du moins les principaux.
Parmi eux, Pierrot, d’origine polonaise, le seul personnage ou presque d’origine non Exotique. Pierrot (clairement inspiré par le Pierrot-le-Fou de Jean-Luc Godard, du film du même nom, et venu du nord de la France) participe à un groupe armé de style Action Directe et organise des coups à main armée et des cambriolages. Lui aussi, tout comme Julien, tombera amoureux de Shérazade.
Étrange relation que celle qui existe entre Julien et Shérazade. Julien a 30 ans, Shérazade 17, comme l’indique le titre du livre. Elle finit par passer des nuits chez lui mais repart toujours sans dire si elle va revenir. Symbole de liberté certainement mais d’une liberté où perce parfois un certain désespoir.
Comme toujours, Sebbar voit ses personnages de fugueuses comme des personnages positifs. Au début des années 80, comme elle l’a déjà exprimé, le plus souvent le choix était entre être fugueuse ou recluse dans sa famille. Dans sa nouvelle La fille au juke-box (1990), Sebbar montre aussi comment la fugue peut conduire à la protitution, à la drogue, et à la mort.
Julien Desrosiers, issu d’une famille pied-noir libérale rapatriée et grand passionné d’art oriental tombe immédiatement amoureux de Shérazade quand il la rencontre dans un fast food où elle est en train de boire un coca-cola à la boîte, tandis que lui lit le journal Libé(ration). Fou de peinture orientaliste, il croit reconnaître en Shérazade une des femmes du célèbre tableau de Delacroix Les Femmes d’Alger dans leur appartement qui, elle aussi, a les yeux verts.
C’est Julien qui amène Shérazade au Louvre pour la première fois. Elle n’y était jamais allée. En plus des bibliothèques où elle passe beaucoup de temps, les musées vont désormais jouer un rôle très important dans les errances de Shérazade avec, en particulier, les odalisques dont sa préférée sera celle de Matisse La jeune fille à la culotte rouge à laquelle elle s’identifie quelque peu. L’intertextualité est toujours très riche dans les romans de Sebbar qui en même temps démystifie, dans la lignée d’Edward Saïd, l’orientalisme mensonger des générations précédentes. Les couleurs favorites de Shérazade sont le rouge et le jaune auxquelles elle s’apparente. Shérazade porte un foulard très rouge et très jaune (couleurs de l’exotisme) et, à la fin du roman, la découverte d’un seul fil rouge indiquera sa présence. Elle porte aussi, d’ordinaire, des jeans, un blouson moto et des santiags.
Julien voudra aussi réaliser un film avec Shérazade. Celle-ci, méfiante, craint que son image soit récupérée en vue d’une représentation conventionnelle de fille guerrière ou de fille de la jungle, comme le font les photographes de mode parisiens épris d’exotisme vulgaire. Finalement elle s’échappera pour partir avec Pierrot en voiture vers le sud de la France. Ses voyages font du roman une sorte de roman picaresque féminisé qui, à la fin, se transforme en road-movie.
Par ailleurs, il faut noter que l’accent est mis dans le récit sur la question identitaire car la plupart des personnages ont une identité floue. Le titre du livre, une référence au signalement physique que l’on trouve sur une carte d’identité, souligne ce fait dès le commencement du récit. 1,65m , 48kg ajoute le signalement. Shérazade se donne trois noms et utilise l’un ou l’autre selon les circonstances: quand elle n’utilise pas Shérazade, elle se définit comme Camille (« prénom français et androgyne ») ou Rosa (pour Rosa Luxembourg). Basile, un Guadeloupéen beau garçon et un des compagnons de gang de Shérazade, a lui aussi de fausses identités. Il se fait appeler Louis (pour Louis Amstrong) ou Bob (pour Bob Marley). Sans travail, il a quitté la fac après avoir commencé des études de droit puis a fait toutes sortes de petits métiers. Bien que révolutionnaire antillais, il se laisse draguer par les femmes mais ne se fait pas payer.
Ainsi chaque personnage secondaire (garçon ou fille) a une histoire pour la plupart du temps tragique. Les personnages secondaires sont nombreux. On peut en compter environ une vingtaine qui gravitent autour de Shérazade toujours jolie et intrépide. Il s’agit généralement de jeunes minoritaires dont les origines sont dans d’anciennes colonies françaises et qui ont été abandonnés ou rejetés par leur famille à la suite de mariages mixtes ou autre raison. La drogue est partout mais Shérazade s’en abstient. Sebbar dépeint ainsi un tableau fort triste du monde parisien souterrain d’une jeunesse à la dérive. Eût-elle choisi la voie du réalisme pur, le livre aurait pu être sordide mais il garde un côté toujours tonique en raison du personnage de Shérazade, véritable picara fuyant constamment dans la direction de la vie et dont les départs créent toujours un certain suspense. Tout comme dans les mythes, Shérazade est une force qui emporte les autres. Le roman est fait d’une vaste série de croisements post-coloniaux qui se font par le métissage ou le voyage. Sebbar a senti très tôt le changement radical d’un monde issu de la fin du colonialisme, des migrations et de la globalisation. Sebbar glorifiera encore métissage et diversité dans Génération métisse (1988).
Qu’adviendra-t-il de la relation entre Julien et Shérazade ? La fin de ce premier roman de la trilogie est ouverte. Dans le deuxième volume, Shérazade va faire un tour de France en camion avec un routier, Gilles. Leur parcours est celui de la Marche des Beurs de 1983. Shérazade pense également à aller à Alger en quête de ses origines. Ira-t-elle jamais à Alger? Dans le troisième volume, elle va au Moyen Orient.
Sebbar a publié beaucoup plus tard des fragments de récits, dont Shérazade à Alger (1995). Le titre nous fait assumer que Shérazade est en Algérie. En route, alors qu’elle risque d’être capturée, elle rencontre dans le maquis algérien Jaffar, un jeune de la banlieue parisienne en battle dress. Elle l’a connu autrefois en France avant qu’il ne parte pour l’Algérie. Tous deux vont ensemble rendre hommage à la tombe du grand écrivain algérien de l’Indépendance Kateb Yacine et lisent, comme une prière, le début de son roman Nedjma dont le nom symbolise l’Algérie indépendante.
Quant à la relation avec Julien, elle semble continuer à travers les années grâce à une correspondance réciproque dont des échantillons sont publiés dans deux petits opuscules l’un paru en 2006, l’autre en 2009. Selon la convention de la fiction, Julien a éternellement 30 ans et Shérazade 17 ans. Tous deux se voient de temps en temps « au hasard des pérégrinations de chacun. » Dans l’opuscule de 2006 (Lettres 1, 2 et 3) les lettres 1 et 3, datées 2006 et 2007, sont de Julien à Shérazade. Lui aussi a voyagé et est allé à Gaza et dans toute la Cisjordanie avec un ami cinéaste. Dans la lettre 3, datée de 2007, il est rentré à Paris et dit à Shérazade qu’il l’y attend. Il signe sa lettre « Pour toujours ». Dans la lettre 2, datée de décembre 2006, Shérazade est en Algérie où elle dit avoir rencontré Zidane. Elle dit aussi avoir appris l’arabe et lu le Coran. D’autres personnages icôniques sont mentionnées au fil des trois lettres, tels que Jacques Derrida, Simone de Beauvoir, Michel Seurat, sociologue français du CNRS, qui fut pris en otage en 1985 par le Hezbollah (Jihad islamique libanais) et dont la mort fut annoncée en 1986. Dans l’opuscule de 2009 : Lettre de Shérazade à Julien, (Lettre 4) Shérazade parle de la Palestine et, en particulier, du Camp de Khan Younis à Ghaza. Des photos de Marc Fourny montrent le Camp en 1993. La voix de Shérazade est évidemment celle de Leïla Sebbar qui accuse ce qu’elle appelle « les choix de violence d’Israël » dont elle ajoute qu’ils ne peuvent qu’être « mortifères pour Israël ». Voici donc une Shérazade engagée et témoin de son temps que Sebbar décrit aussi comme « une odalisque vagabonde et évadée ».
Les traces que Shérazade laisse sur ses pas, à travers ses voyages aventureux, contribuent à nous faire pénétrer dans une géographie déplacée et nous forcent à repenser la géographie humaine d’une autre façon. Shérazade ne porte jamais de montre et ses voyages à travers le temps et l’espace vont conduire Leïla Sebbar à repenser la carte de France dans plusieurs Carnets de voyages publiés entre 2004 et 2013. Dans les trois premiers, il est surtout question de l’Algérie (le pays de son père). Le dernier, publié par Bleu autour et intitulé Le Pays de ma mère : Voyages en Frances (2013), nous ramène en France métropolitaine. Nous découvrons à travers ces Carnets qui prennentla forme d’autobiographies collectives une France plurielle qui est aussi celle des deux rives de la Méditerranée. Nous sommes bien loin du Tour de France par deux enfants, le texte nationaliste bien connu de G. Bruno (première édition 1877) qui fut utilisé dans l’enseignement public pour l’apprentissage de la lecture des enfants des cours moyens jusqu’en 1950 et prônait le colonialisme aussi bien que le patriotisme.
S’il est question d’Histoire dans la trilogie de Shérazade, on parle peu de la Mémoire, qui reste un non-dit. «Ils ont tous perdu la mémoire » a déclaré Leïla Sebbar en parlant des jeunes d’origine immigrée. Le parcours de Shérazade, à travers ses divers voyages, a pour but entre autres choses de faire renaître cette mémoire.
A travers les deux personnages de Shérazade et Julien, Sebbar aura trouvé, au fil des années deux voix pour s’exprimer : celle extrémiste et radicale de Shérazade et celle plus modérée de Julien.
À travers la trilogie romanesque de Shérazade et cette dernière dont le regard est toujours tourné vers le monde arabe, Leïla Sebbar a inventé un mythe post-moderne, un mythe avant tout féministe.