Denise Brahimi

"Leïla Sebbar: L'arabe comme un chant secret"
Paris, janvier 2008

Ce petit livre publié par les Editions Bleu autour en 2007 est un recueil de six textes déjà parus dans des ouvrages collectifs ou revues entre 1988 et 2006. Il ouvre ainsi une perspective sur le parcours de leur auteure pendant une vingtaine d'années. Mais il offre au lecteur beaucoup plus que le rassemblement de textes autrement épars et plus difficiles à retrouver dans leur premier lieu. Il permet en effet de mesurer l'importance du fil conducteur qui les rattache les uns aux autres dans l'histoire personnelle et dans l'écriture de Leïla Sebbar.

Ces textes relèvent de l'autobiographie, voire de l'auto-analyse, à travers une question quasi unique: celle du rapport de l'auteure à la langue de la mère, le français, qui est sa langue parlée et sa langue d'écriture, et à la langue du père, l'arabe, qu'elle ne parle ni n'écrit.

Il faudrait tout ignorer des travaux faits par Lacan et par son école pour s'étonner que la question de la langue ou des langues puisse ainsi conduire au plus intime, au plus secret de l'être (comme le dit le beau titre choisi pour ce recueil), à ce qui le constitue essentiellement, puisqu'intellectuellement et affectivement aussi bien. D'ailleurs, dans la majorité de ces textes, en tout cas dans ceux qui ont été écrits jusqu'en 2003, la mise en rapport du Moi et de la langue se trouve opérée ostensiblement dès le titre: "Si je ne parle pas la langue de mon père"; "Le corps de mon père dans la langue de ma mère" etc.

On constate chez l'auteure la volonté de projeter ce problème sur la scène la plus visible qui soit, comme si elle voulait se donner à elle-même le meilleur moyen de le déchiffrer, de s'en imposer le déchiffrement plutôt que de céder à la tentation de le refouler, peut-être, dans le non dit. Ce refoulement n'est assurément pas dans la manière de Leïla Sebbar qui est au contraire de rechercher toujours la plus grande fermeté ou la plus grande netteté...

Quitte à découvrir, comme elle semble le faire dans dans ce dernier livre, que la clef du problème ne peut être exhibée en pleine lumière, même par la volonté la plus obstinée qui soit (Ah! le rôle de la clef dans toutes les sortes de contes, qui continuent à nous parler si clairement de nos problèmes les plus généraux et les plus personnels à la fois!) Le surgissement du mot "secret" et de l'expression "chant secret" n'est évidemment pas dû qu'à un bonheur d'expression. Et ce d'autant moins qu'il y a glissement, voire trouvaille, à partir de la formulation précédente, celle qu'on trouve dans un texte encore très récent, celui de 2006, intitulé: "Entendre l'arabe comme un chant sacré" . Or, de sacré à secret  il n'y a qu'un pas mais un pas qui compte, ou qui conte, puisqu'il nous ramène à la profondeur indicible du conte que nous avons déjà évoqué. Cette histoire tant de fois exhibée, dite et redite, est pourtant une histoire secrète-qui l'eût cru-et une histoire interminable car le secret creuse le langage comme une possibilité de renouvellement infini.

Il y a certes beaucoup à apprendre, notamment pour les gens de l'entre-deux et de l'entre-deux-rives (comme Leïla Sebbar aime à dire à propos de la Méditerranée) à lire et à relire les réflexions de cette auteure pour leur contenu explicitement annoncé. Elle analyse une situation qui n'est pas que la sienne propre mais que peu de gens ont vécue avec la même intensité, ni perçue dans ses effets avec la même acuité. La formule banale de "couple mixte", du point de vue des enfants du dit couple, dit bien peu de chose si on ne s'emploie à la déplier et à la scruter, et personne sans doute ne s'est adonné à cette tâche comme Leïla Sebbar le fait depuis une vingtaine d'années.

Mais il est clair aussi qu'un tel travail ou plutôt que ce travail tel que fait par elle, ne pouvait que la mener au-delà des limites de la sociologie ordinaire (qui d'ailleurs n'a jamais été de son fait). Un travail que de manière singulière elle désigne finalement, dans son expression globale, comme "récit": c'est le mot qui apparaît en guise de définition sur la couverture de "L'arabe comme un chant secret".

Le mot "récit" surprend d'abord en ce sens qu'il paraît faible pour une telle recherche—et c'est aussi, évidemment, pour cet effet de surprise qu'il a été choisi. Mais dans sa simplicité apparente, il ouvre au contraire sur tous les possibles que ménagent les limites incertaines entre témoignage et littérature, analyse et poésie—ce dernier mot nous étant suggéré par celui de "chant" que l'auteur a choisi pour son titre.

L'arabe comme un chant secret, malgré la modestie de ses dimensions, est un livre immense en ceci qu'il ouvre des portes aussi bien sur l'histoire collective, celle de l'époque coloniale en Algérie, que sur l'histoire personnelle d'une vie que l'auto-analyse ne cesse de scruter.


Denise Brahimi est Maître de Conférence à Paris VII
Consultez la page qui lui est consacrée sur le site de Limag.


Actualisation : mars 2008