Mildred Mortimer

Mildred Mortimer
University of Colorado/Boulder


Mémoire personnelle et collective dans Je ne parle pas la langue de mon père
et  Mes Algéries en France
de Leïla Sebbar.

           Née d’un père algérien et d’une mère française, Leila Sebbar représente les deux rives de la Méditerranée. Se situant aux carrefour des cultures occidentales et orientales, elle revendique pour elle-même l’identité de “croisée.” Dans Lettres parisiennes, un échange épistolaire avec l’écrivaine canadienne Nancy Huston, elle écrit:
            Je suis là, à la croisée, enfin sereine, à ma place, en somme, puisque je suis une croisée qui cherche une filiation et qui écrit dans une lignée, toujours la même reliée à l’histoire, à la mêmoire, à l’identité, à la tradition et à la transmission, je veux dire à la recherche d’une ascendance et d’une descendance, d’une place dans l’histoire d’une famille, d’une communauté, d’un peuple, au regard de l’histoire et de l’univers. (Sebbar et Huston 1986:138)
Etrangère en Algérie et exilée en France, cette femme de “l’entre-deux” va trouver son refuge dans l’écriture. Dans Lettres parisiennes, elle révèle l’importance de la fiction dans sa vie lorsqu’elle dit: “Et puis, pour moi, la fiction c’est la suture qui masque la blessure, l’écart, entre les deux rives”(138)
            Si ses trois Shérazade des années 1980 sont des romans “à coloration fantastiques,” selon Michel Laronde (Laronde 2003: 26), à partir des années 1990  elle produit des textes qui, même s’ils sont de la fiction, sont branchés sur des réalités sociales. Ainsi, La Seine était rouge (1999) réécrit un événement historique de la guerre d’Algérie, le massacre par la police française de dizaines d’Algériens qui participaient à une marche pacifique à Paris le 17 octobre 1961.  Rassemblant différentes perspectives sur le massacre, Sebbar signale l’importance de la ré-écriture de l’histoire, c’est-à-dire, le décryptage  du passé en dépit du silence d’un grand nombre de participants--victimes et agresseurs. C’est le silence à propos de la guerre qui pousse les trois jeunes protagonistes du roman à chercher des traces de ce passé occulté.
            Je ne parle pas la langue de mon père (2002) reprend le thème de l’histoire occultée. Cette fois-ci, la personne qui interroge n’est pas fictive. Il s’agit de Sebbar elle-même. L’individu qu’elle interroge--celui qui garde le silence--est son propre père. Le mutisme du père le rend aux yeux de sa fille “l’étranger bien aimé” (2002: 125). Empruntant une voie autobiographique, Sebbar va décrire ses  tentatives de rompre le silence du père à propos de l’histoire algérienne collective et personnelle. Elle ne va pas réussir; il mourra en 1997 sans partager avec sa fille ses souvenirs d’une période violente et traumatisante pour lui, sa famille, la nation algérienne.
            Le voyage autobiographique entamé par l’écrivaine se fait au pluriel. Dans la tentative de comprendre son propre passé, Sebbar cherche des témoignages des autres. Dans ce récit, l’écrivaine montre que des passés multiples s’entrecroisent en même temps que la réalité et la fiction se mêlent.  Suivant un modèle que l’on retrouve chez des écrivains antillais--Glissant, Bernabé, Confiant, Chamoiseau--Sebbar comble des trous de mémoire collectifs (l’histoire de l’Algérie coloniale)  et individuels (l’histoire de sa famille) en se servant de l’imaginaire. Ainsi, les personnages qu’elle insère dans ce récit  sont des personnages fictifs aussi bien que des gens qu’elle a connus.
            Pour les écrivains des diasporas multiples, le thème de la mémoire est souvent primordiale. Les exilés, ces gens qui vivent loin de leur pays d’origine et sont conscients du peu de probabilité d’y retourner, trouvent un abri dans la mémoire. Dans une étude consacrée au rôle de la mémoire dans plusieurs romans maghrébins, Birgit Mertz-Baumgartner explique que l’expérience de l’exil comporte toujours une prise de conscience qui re-voit, re-lit, re-travaille, re-pense et re-écrit  le passé. La critique ajoute:
            La mémoire devient ainsi une charnière entre présent et passé, entre pays d’accueil et pays d’origine, le symbole par excellence de la migration qui permet le voyage virtuel entre deux temps et deux espaces en construisant une identité migrante qui “n’en est pas une”.             (Mertz-Baumgartner 2003: 76)
Le voyage à travers deux temps et deux espaces est évoqué également par Edward Said dans un essai intitulé “The Mind of Winter” [L’Esprit de l’hiver]. Said explique que la pluralité du regard compense, du moins en partie, la dislocation psychologique ressenti par l’exilé. Le critique écrit:
La plupart des gens sont essentiellement conscients d’une culture, d’un espace, d’un chez-soi; les exilés ont conscience au moins de deux, et cette pluralité du regard suscite une conscience de dimensions simultanées, une conscience qui se situe, pour emprunter une expression musicale, en contrepoint. (Said 1984:55)
            Les écrits de Sebbar  confirment à la fois cette conscience en contrepoint dont parle Said et le besoin de ré-écrire le passé que Mertz-Baumgartner attribue aux écrivains de la diaspora.  Il faut  reconnaître aussi chez Sebbar l’importance d’une double tension: mémoire/oubli, fiction/réalité. Ces deux problématiques sont ancrés dans sa propre expérience de la guerre d’Algérie, une guerre qui opposait le colonisé au colonisateur, impliquant les membres des deux branches de sa famille. Il est bien évident que dans  la jeunesse de l’écrivaine, la réalité de la guerre d’Algérie pesait lourd, une réalité  à laquelle il était impossible d’échapper.
            Sebbar ne peut pas parler du passé sans questionner le rôle de la langue française dans son propre rapport avec son pays natal. Le titre du récit, “Je ne parle pas la langue de mon père” annonce la blessure qui devient le thème principal du texte. Se souvenant de son enfance, elle demande si le mutisme du père ne provient pas du monolinguisme de ses enfants. Si Leila avait appris l’arabe, aurait-elle pu percer le silence du père?
            Lorsqu’elle rassemble ses souvenirs de son enfance algérienne afin de reconstituer par l’écriture ce passé, elle nous dit que la langue arabe lui revient en forme d’insultes lancées par les garçons arabes du quartier, les gamins qui suivaient à distance les trois filles du directeur d’école, ces écolières dont les jupes courtes les distinguaient des petites filles arabes du quartier, qui chaque jour prenaient le chemin qui menait d’une école à l’autre: d’un côté, l’école où logeait la famille Sebbar, une école pour garçons arabes dont le père était le directeur et la mère une enseignante; de l’autre côté, l’école fréquentée par les trois filles Sebbar, une école pour les françaises de la colonie. Cette expérience de vivre “ici” et d’étudier “là-bas” représentait un grand écart pour cette petite écolière, l’encourageant à se réfugier dans les livres--ceux qu’elle lisait, et plus tard, ceux qu’elle écrivait.
            Si le père dit clairement qu’il cherche à oublier le passé troublant, la fille, elle, voudrait receuillir des souvenirs réconfortants. Ainsi, elle se souvient des deux bonnes, Aicha et Fatima, qui travaillaient pour la famille. Ayant perdu tout contact avec ces deux, Sebbar invente leur histoire. Un de leurs fils, personnage fictif, devenu rebelle, suit les ordres du FLN, et tire sur le directeur d’école--Monsieur Sebbar. Heureusement, le tireur manque sa cible; la vie du maître est épargnée. Un peu plus tard, Monsieur Sebbar est arrêté par les autorités françaises, soupçonné d’avoir aidé les rebelles. Il retrouve le fils de Fatima en prison. Partageant sa cellule avec le jeune homme qui a failli l’assassiner, il lui donne des cours d’alphabetisation.
            Ces deux fragments du passé sont ancrés dans la réalité. Sebbar décrit de mémoire son trajet quotidien d’une école à l’autre. Lorsqu’elle parle de son père, les éléments réels et fictifs se mélangent. Arrêté en 1957, le père  a passé quelques mois  en prison à Orléanville où il donnait des cours d’alphabétisation aux détenus algériens. Par contre, il n’a jamais rencontré les fils d’Aicha et Fatima. Parties au moment de leur mariage, les deux bonnes ont disparu de la vie de la famille Sebbar. Le père fut-il victime d’un attentat raté? Sebbar admet qu’elle ne le sait pas (2002:58). Ainsi, ces deux fragments, l’un qui transmet l’hostilité des garçons arabes envers les filles du directeur d’école, l’autre qui met en relief la situation dangereuse du père, soupçonné de trahison des deux côtés, français et algérien, expliquent clairement le recours à l’autobiographie au pluriel.  Pour décrypter le passé, l’écrivaine a besoin de l’aide de son père. Elle--enfant à l’époque--veut savoir comment lui--adulte à l’époque--a vécu ces moments difficiles. Pourtant, il refuse de commenter sur les souvenirs de sa fille concernant l’agression verbale des garçons arabes du quartier, et il refuse également de remuer les cendres de son propre passé et de s’exprimer devant sa fille.
            Pour l’auteure de Je ne parle pas la langue de mon père la mémoire fait remonter les souvenirs d’une rupture, la séparation créée par la langue et par les moeurs. Mes Algéries en France (2004) reprend les mêmes problématiques. Michelle Perrot, dans sa préface, note que  le nouveau texte ne met pas un point final à la tentative de l’auteure de renouer les fils rompus; il y met plutôt un point d’orgue (2004:9). Intégrant un roman familial, l’histoire du jeune couple franco-algérien d’instituteurs, dans un contexte plus large, ce “carnet de voyages”  fournit une documentation visuelle pour le texte littéraire: photos de famille, photos de deux époques (les années 1960, les années 2000),  cartes postales, et croquis et aquarelles de Sébastien Pignon, fils de l’écrivaine.
                         Quant au  texte littéraire, il est composé de récits, portraits, reportages, entretiens. Toute une panoplie de personnages figure dans ce carnet de voyages, y compris une figure historique, Emir Abd-el-Kader et une vedette d’aujourd’hui, le footballeur Zinedine Zidane. Dans sa série de portraits, Sebbar rend hommage aux Français et Algériens courageux et idéalistes: Mouloud Feraoun, l’écrivain kabyle assassiné par l’OAS en 1962, Josette Audin, la veuve de Maurice Audin, jeune professeur assassiné à Alger par l’armée française en 1957, Germaine Tillion, l’ethnologue française célèbre. Et dans son enquête, Sebbar n’oublie pas les vaincus: les harkis et leurs familles, ces survivants de la guerre d’Algérie qui se sont trompés de côté.
            Accentuant  la fragmentation textuelle,  des portraits journalistiques et des entretiens se croisent, créant un texte polyphonique. Pour répondre au  silence de son père, le vide comblé par l’imaginaire dans le texte précédent, Sebbar fait appel aux membres de la génération de ses parents. Parmi eux figurent Aimée Chouraqui-Bensoussan, témoin des massacres commis par l’OAS à Oran en 1962, et Marthe Stora, la mère de l’historien Benjamin Stora. Ces deux femmes d’origine juive--l’une de Tlemcen, l’autre de Constantine--évoquent leurs souvenirs, insistant sur la difficulté de s’adapter à leur nouvelle vie en France, après avoir quitté l’Algérie en 1962.  Chouraqui dit: “A l’heure actuelle, je ne suis pas intégrée”(2004:133). Marthe Stora, qui exprime le même sentiment, admet que l’émigration a offert une nouvelle vie à ses enfants: “Si on était restés en Algérie, mes enfants n’auraient pas pu continuer leurs études, on n’avait pas les moyens de les envoyer à Alger” (2004:126). A travers la multiplicité de voix, de réflexions, et de documents, Sebbar nous fait comprendre la difficulté d’évaluer les effets de la migration sur une communauté; il y a toujours ceux qui perdent et ceux qui gagnent.
            Le lecteur des deux textes remarquera une continuité. Mes Algéries en France  complète Je ne parle pas la langue de mon père en fournissant plus de détails sur des personnes et événements mentionnés dans le texte précédent. Par exemple, dans Mes Algéries en France, Sebbar donne le prénom de son père, Mohammed, ainsi que celui de sa mère, Marie, née Bordas. Ayant fait référence dans Je ne parle pas la langue de mon père à une sage-femme des Vosges et une militante de 16 ans capturée dans le maquis, elle les nomme dans ce texte: Juliette Grandgury  et Djamila Amrane. A peine décrites dans le premier texte, ces deux femmes ont chacune un chapitre consacré à leurs exploits et une photo. Il me semble important de noter que ces deux femmes qui ont vécu en Algérie sont actuellement en France. Historienne de la lutte des femmes de la guerre d’Algérie, Amrane est venue enseigner en France lorsqu’elle s’est trouvée menacée par les intégristes en Algérie dans les années 1990.
            Ainsi,  les réflexions sur le passé et le présent mènent Sebbar à formuler une critique acerbe de la politique algérienne, et exprimer sa déception envers la xenophobie qu’elle discerne en Algérie actuelle. Evoquant le parcours de Josette Audin qui vit en France, Sebbar écrit: “Si l’Algérie indépendante n’avait pas eu peur de ses “etrangers”, Josette Audin aurait élevé ses enfants dans son pays natal, elle aurait participé aux marches de protestation avec les femmes algériennes, fidèle à son jeune mari disparu, à son rêve algérien” (2004:138).
            Avant de conclure, je voudrais retourner aux propos de Michelle Perrot qui dans son introduction à ce texte, nous rappelle que tous les lieux de mémoire sont fragiles, menacés par l’usure du temps; il ne reste que l’écriture et les photos pour préserver nos souvenirs. Dans ses deux textes consacrés à la mémoire, Sebbar nous rappelle que  l’histoire collective est une mosaique composée de maintes histoires personnelles. Si son propre rêve est de réconcilier les deux rives de la Méditerranée, l’Algérie et la France,  sa tâche immédiate est de préserver de l’oubli l’histoire de leur rencontre, une rencontre conflictuelle et douloureuse pour les uns, prometteuse et parfois amoureuse pour les autres. Si Leila Sebbar voit le monde en contrepoint, pour reprendre cette expression d’Edward Said, et son écriture s’enrichit d’un regard multidimensionnel, elle ne fait que poursuivre le rêve de Mohammed Sebbar et Marie Bordas, le jeune couple franco-algérien qui a attribué l’identité de “croisé” à leurs enfants.


__________________________________________________________________________

Références bibliographiques
:

Laronde, Michel (2003) “Itinéraire d’écriture” in Michel Laronde (dir.), Leïla Sebbar, Paris: L’Harmattan, pp. 15-48.

Mertz-Baumgartner, Birgit (2001)  “Le rôle de la mêmoire chez quelques écrivaines algériennes de l’autre rive” in Charles Bonn, Najib Redouane, Yvette Bénayoun-Szmidt (dir.), Algérie: Nouvelles écritures, Paris: L’Harmattan, pp. 75-88.

Rioux, Jean-Pierre (1990) La Guerre d’Algérie et les Français, Paris: Fayard.

Said, Edward S.(1984)  “The Mind of Winter,”in Harpers Magazine (September), pp. 49-55.

Sebbar, Leïla et Nancy Huston (1986) Lettres parisiennes. Paris: Bernard Barault.

Sebbar, Leïla (2002) Je ne parle pas la langue de mon père. Paris: Julliard.

Sebbar, Leïla (2004) Mes Algéries en France. Paris: Bleu autour.

__________________________________________________________________________

Article paru dans Expressions maghrébines, vol.4, no 1, été 2005, p. 99-105.

__________________________________________________________________________

Mildred Mortimer est "Associate Chair for Graduate Studies"
et "Professor of French" à l'Université du Colorado près de Boulder
(USA)

Mildred Mortimer a publié cette année The Seine was red, Paris, October 1961,
la traduction de La Seine était rouge, Paris, Octobre 1961 de Leïla Sebbar
.




Actualisation : décembre 2008