Roswitha Geyss, Autriche

Sebbar, Leïla. « La fille en prison » : l’arabe classique comme langue sacrée et langue salvatrice 1 (cf. Sebbar, Leïla : Sept filles. Paris : Thierry Magnier, 2003)

L’arabe classique, la langue sacrée parce que langue du Coran, représente dans les textes de Leïla Sebbar souvent la seule possibilité d’échapper à la mort. Témoin notamment le dernier volet de la trilogie de Shérazade. Dans le roman Le Fou de Shérazade (1991), Leïla Sebbar raconte les aventures de la jeune fugueuse au Proche-Orient. Ainsi, pendant sa captivité dans les geôles de Beyrouth, Shérazade est exposée à des dangers terribles : viol, menaces de mort. Sa situation s’améliore au moment où elle demande de quoi écrire et le Coran ainsi que la Bible. On lui apporte le Coran ainsi qu’un manuel scolaire d’arabe classique et on l’oblige à apprendre à écrire et à lire cette langue. Shérazade, qui aime les livres et la littérature, se débrouille vite dans cette langue d’abord inconnue parce que tellement éloignée de l’arabe algérien que parle sa famille, mais qui, avec le temps et grâce à ses efforts considérables, lui devient de plus en plus familière. Elle se met à apprendre des versets du Coran par cœur, ce qui satisfait le chef des fanatiques. Il ne la considère plus comme une « infidèle » ou une espionne dont il faudra se débarrasser tôt ou tard, mais il commence même à lui faire confiance (cf. « On ne la fouille plus depuis qu’elle lit le Coran. On la nourrit normalement, elle se lave plus souvent, le jeune geôlier n’a pas cherché à la violer, comme l’autre. Elle commence à apprendre par cœur des sourates qu’elle récite au chef, qui ne l’interroge plus lorsqu’elle vient dans la pièce où une vieille table de bois blanc sert de bureau. »2). En même temps, Shérazade, la fugueuse qui est habituée à une liberté farouche, s’ennuie nonchalamment dans sa cellule. Ainsi, l’apprentissage du Coran représente pour elle aussi un moyen d’échapper à l’étroitesse des lieux parce qu’elle a la possibilité de découvrir de nouveaux horizons ; c’est ainsi que l’arabe classique la sauve de la démence.

Dans la nouvelle intitulée « La fille en prison » du recueil Sept filles, l’arabe classique remplit aussi la fonction d’un remède qui sauve de la démence. C’est dans une prison française que trois filles assez différentes se rencontrent : Marinette, la Française et Chrétienne, Nadia, une jeune fille issue d’une famille berbère qui a émigré en France, et Aïché, une jeune Turque et Musulmane pratiquante, sont obligées de partager une petite cellule. Marinette est une fille insouciante et intrépide dont le passe-temps préféré est l’échange de lettres avec son fiancé. Nadia, par contre, s’est réfugiée dans le bonheur trompeur et éphémère du monde de la consommation. Déjà avant sa peine, elle s’est rendue dans les magasins et les boutiques et après avoir été condamnée à une peine de prison pour les vols qu’elle a commis, elle continue à rêver devant les catalogues ouverts, elle espère trouver dans les pages lisses quoi, sinon un bonheur et une ivresse qu’elle ne trouve pas ailleurs. Cet « ailleurs », c’est sa famille qui a émigré en France ; elle déteste les lettres qu’elle reçoit deux fois par mois de son père et que le frère aîné écrit sous la dictée paternelle. Tous les mots parlent d’une nouvelle prison qui succédera à la première : le retour au pays, le mariage avec le cousin inconnu, l’honneur sauvé de la famille. Mais elle, elle cherche la liberté, et elle sait qu’elle ne la trouvera qu’en dehors des vieilles traditions et loin du cercle de sa famille. L’idée de retourner dans « son » pays (ou plus précisément, dans le pays de ses parents) lui fait horreur parce que c’est pour elle le synonyme d’une totale soumission, d’une totale dépendance, tandis qu’elle veut vivre dans une liberté totale (cf. « Même si je vis pas dans la ville, je suis en cité, pas loin en RER... Pour moi c’est la liberté. »3).

Entre Marinette, qui cache derrière son insouciance une grande sensibilité dont témoignent ses crises de larmes, et Nadia, qui ne peut pas s’empêcher de devenir agressive, se situe Aïché comme point stable qui calme les bouleversements intérieurs que subissent les deux autres détenues. Aïché, la jeune Turque qui a été condamnée à une longue peine sans que les autres sachent quel crime elle a commis, a trouvé sa paix, elle est calme, rieuse et généreuse.4 Aïché explique cet équilibre intérieur par le fait qu’elle consacre sa vie à Dieu. Sa paix intérieure est le résultat d’un cheminement spirituel. Ainsi, Aiché a grandi dans une société traditionnelle ; elle évoque son temps passé au village natal en Turquie avant l’émigration de la famille. Dans les sociétés traditionnelles et « ataviques »5 (pour emprunter le terme d’Édouard Glissant), la base de l’univers religieux et spirituel est toujours un mythe qui explique non seulement l’origine du monde et celle du groupe religieux, mais aussi son devenir. C’est ce mythe qui donne un sens à l’existence du groupe qui s’appuie, dans l’explication des expériences personnelles auxquelles il est confronté, sur un événement fondateur (cf. le parcours spirituel de Mohammed, la mort et la résurrection de Jésus).6 Ce mythe (cette vérité divine) est transmis de génération à génération, et les futures générations doivent y adhérer ; c’est ce qu’on appelle le « lien religieux »7. Néanmoins, il faut nuancer ce constat. Surtout pour les générations modernes, il devient de plus en plus difficile d’adhérer à ces vérités reçues d’en haut. Au lieu d’accepter aveuglément ce mythe et de le considérer comme la base centrale de son identité religieuse et spirituelle, le sujet se met en mouvement pour chercher « sa » vérité : « C’est l’individu lui-même qui donne à la succession d’expériences disparates qu’il vit la valeur d’un parcours doté de sens. »8 Bien que le personnage d’Aïché reste flou (en fait, Leïla Sebbar la décrit comme une Musulmane pratiquante sans s’attarder trop sur sa vie avant la prison), nous considérons comme admissible de dire que, avant son arrestation, cette fille n’a certainement pas réussi à s’identifier avec le mythe fondateur de l’Islam, et elle n’a pas vécu selon les règles de la religion ; ainsi, elle a commis un crime qui, compte tenu de la longue peine à laquelle elle a été condamnée, doit avoir été terrible. Ce n’est qu’en prison qu’elle commence à repenser à ses actes, à sa vie telle qu’elle l’a menée jusqu’alors, et cette réflexion parfois douloureuse lui permet de renouer avec la foi musulmane et avec la communauté croyante dans laquelle elle se reconnaît désormais. Il ne doit pas y avoir forcement jonction entre la croyance et l’appartenance à une certaine communauté religieuse, c’est-à-dire que le croyant moderne a le droit de choisir parmi les différentes traditions religieuses celles qui lui conviennent.9 Néanmoins, dans le cas d’Aïché, il s’agit d’une identification totale avec les valeurs islamiques ; ainsi, elle prie cinq fois par jour, elle lit le Coran, elle porte un foulard et elle refuse de faire de la gymnastique puisque cela l’obligerait à porter des shorts. C’est le respect des règles de l’Islam et la langue du Livre qui la sauvent du désespoir et de la folie.

Mais l’arabe classique n’est pas seulement la langue de l’Islam pour elle ; cette langue est intimement associée à des souvenirs d’enfance, au personnage du grand-père. Elle se rappelle les soirées où elle, petite fillette dans le village natal, s’asseyait à côté du grand-père qui récitait des versets du Coran le soir, après la journée de travail. Les versets coraniques lui parvenaient dans une ambiance totalement paisible et avec une légèreté que Leïla Sebbar compare à la brise du soir.10 Ce n’est donc pas seulement l’arabe classique qui la sauve de la mort, mais aussi l’ombre du grand-père qui transparaît dans cette langue : « Et après le malheur, c’est la voix du Livre qui l’a sauvée de la mort, et la voix du vieil homme qui l’aimait, elle, la petite fille sur le banc contre la porte de la maison verte. »11 Cette langue est non seulement intimement associée au personnage du grand-père, mais elle est aussi une langue miraculeuse. Ainsi, Aïché, qui n’a pas appris l’arabe classique, rêve de découvrir le Coran de son grand-père dans un coffre au village natal. Pendant toute la nuit, elle feuillette le Livre, si bien qu’au matin, elle comprend enfin la langue. C’est depuis ce rêve qu’elle est capable de déchiffrer les versets du Coran qu’elle lit désormais aux deux autres détenues. À travers cette lecture, elle cherche à échapper à la démence et à la mort, mais aussi à se purifier. Ainsi, elle veut expier sa peine, elle refuse la possibilité d’avoir un avocat pour la demande de grâce.

Bien que Marinette, Nadia et Aïché soient des filles très différentes, elles partagent le désir tenace d’échapper à l’étroitesse de la cellule à l’aide de leurs rêves. Ces rêves, pour Marinette, sont les lettres qu’elle échange avec son fiancé ; pour Nadia, ce sont les catalogues qu’elle feuillette, et pour Aïché, c’est le Coran et l’arabe classique qui la font rêver de son grand-père et de son enfance au village. Mais ces rêves, au lieu de les sauver de la folie, se révèlent finalement être des illusions dangereuses qui les plongent encore plus dans la démence sans qu’elles s’en aperçoivent. Ainsi, le rêve-présage d’Aïché qui a vu Nadia en robe de mariée avec son avocat, déclenche un drame qui atteint son paroxysme avec la crise violente de Nadia qui a perdu le sens de la réalité et qui croit qu’elle se mariera vraiment avec son avocat.12 La nouvelle se termine par la décision inébranlable des trois filles de se suicider. En coupant la robe blanche de Nadia en de fines lamelles, elles se privent de leurs rêves. Leur passage de l’univers des rêves et des illusions au monde réel est cruel, si bien qu’elles se rendent compte qu’elles ne peuvent pas vivre dans la réalité. Leur seule issue est donc la mort.13

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1: Pour plus d’informations, vous êtes prié(e)s de vous reporter à : Geyss, Roswitha : Bilinguisme littéraire et double identité dans la littérature maghrébine de langue française : le cas d’Assia Djebar et de Leïla Sebbar. Université de Vienne, Institut des langues romanes : Mémoire de Magister (Diplomarbeit), 2006 (400 pages)

2: Sebbar, Leïla : Le Fou de Shérazade. Paris : Stock, 1991, p 74

3: Sebbar, Leïla : « La fille en prison ». In : Sebbar, Leïla : Sept filles. Paris : Thierry Magnier, 2003, p 97

4: cf. Ibid, p 98

5: cf. Glissant, Edouard : Introduction à une poétique du divers. Paris : Gallimard, 1996

6: cf. Hervieu-Léger, Danièle : « La transmission des identités religieuses ». In : Identité(s). L’individu, le groupe, la société. Etat des savoirs. Auxerre : Editions sciences humaines, 1998, p 150

7: Ibid, p 152

8: Ibid, p 151

9: cf. Ibid, p 152

10: cf. Sebbar, Leïla : « La fille en prison ». In : Sept filles, 2003, p 101

11: Ibid, p 101

12: cf. Ibid, p 103

13: cf. Ibid, p 103

 

 

 

 

Actualisation : mars 2008