Roswitha Geyss, Autriche

Sebbar, Leïla : « La fille des collines » (1994)

Dans la nouvelle « La fille des collines », Leïla Sebbar raconte l’histoire de la « petite », une jeune fille algérienne qui ne reste pas à la maison, mais qui se libère de ces vieilles contraintes asphyxiant le corps de la femme, et qui accompagne ses frères dans les collines qui entourent son village, où elle s’entraîne avec eux pour devenir un jour une marathonienne célèbre. Le titre de cette nouvelle est intéressant. Afin de mieux comprendre son ambiguïté – car dans la culture arabo-musulmane traditionnelle, il doit y avoir nécessairement erreur quand une fille sort librement et s’entraîne, en pantalons, dans les collines ; une fille qui sort librement, qui passe ses matinées loin de la maison familiale et déjoue ainsi la surveillance paternelle, devient vite « femme publique » dans tous les sens que l’on veut –, il nous faut d’abord caractériser les interdits ancestraux qui pèsent sur le corps de la femme dans la société algérienne traditionnelle.

Dans la société algérienne/arabo-musulmane traditionnelle, les hommes et femmes sont confronté(e)s à une stricte division des espaces : il y a, d’une part, l’espace public et, d’autre part, l’espace privé. L’espace public est presque exclusivement peuplé d’hommes et d’enfants (garçons et filles pas encore pubères) – et aussi de femmes voilées qui, enveloppées dans leur haïk, parfois en rasant presque les murs, ont hâte de rejoindre leur maison, et… de femmes et filles qui osent rejeter ces interdits millénaires, et qui, courageuses, audacieuses, fières, se mettent à sillonner « nues » - c’est-à-dire sans le voile ancestral – la ville ou le village, femmes et filles qui commencent à conquérir, à petits pas, l’espace public au moment où l’Algérie commence à faire, dans le chaos et le vertige, son entrée à l’ère de la modernité (en fait, la tradition et la modernité sont entrées en contact et ont déjà produit quelque chose de nouveau : ces corps mobiles de femmes). C’est le débarquement des soldats français à Sidi Ferruch, près de la capitale, à l’aube de ce 13 juin 1830, qui marque le début de l’entrée – lente, tourmentée et chaotique – de l’Algérie à l’ère de la modernité, en ce qui concerne, p. ex., le concept de la Nation « à la française », qui a supplanté les structures d’organisation politique antérieures, et dont l’influence s’avérera prédominante au moment de la constitution de l’Algérie comme Nation indépendante en 1962 1 ; en ce qui concerne l’organisation administrative et l’état civil, système inconnu en Algérie avant la colonisation, les hommes et les femmes se considérant comme « fils/fille de » (ben, bent en arabe ; aït en berbère) ; en ce qui concerne le système scolaire français, qui se distingue totalement du système d’enseignement traditionnel – écoles coraniques, medersas, grandes universités arabes comme celle de Fès au Maroc, Ezzitouna à Tunis et Al Azhar au Caire – même s’il faut ajouter que durant 132 ans, les Algériens – et, à plus forte raison encore, les Algériennes ! -, dans leur écrasante majorité, en sont restés exclus. Cependant, quelques repères historiques nous permettent de dire que c’est surtout au début du XXe siècle que ce mouvement s’accélère : les Algériens sont de plus en plus nombreux à revendiquer leur droit à l’école – alors que, surtout depuis l’extension des lois de Jules Ferry à l’Algérie (1883) et jusqu’au début du XXe siècle, la scolarisation des enfants algériens s’était heurtée non seulement à l’opposition farouche des colons, qui craignaient l’instruction du colonisé, parce que son accès au savoir pourrait provoquer le bouleversement de l’ordre établi, mais aussi à l’opposition non moins farouche des Algériens, qui ne voulaient pas envoyer leurs enfants à l’école des « Roumis ». Néanmoins, il ne faut pas oublier que ce sont, jusqu’à l’indépendance de l’Algérie en 1962 et les efforts massifs du jeune État de scolariser tous les enfants en âge d’être scolarisés, et d’alphabétiser aussi les adultes, surtout les fils, ou, en tout cas, un fils, qui sont envoyés à l’école française, que l’école continue d’être considérée comme un « mal » dont il faut garder les filles, que beaucoup d’enfants quittent l’école au certificat d’études primaires, qu’ils sont relégués dans les écoles spéciales, pour indigènes, dispensant un enseignement surtout professionnel et des cours de français rudimentaire, vieille distinction qui ne sera supprimée qu’en 1942, mais la fusion entre l’enseignement européen et l’enseignement indigène ne sera consommée qu’en 1948. Reste à savoir dans quel contexte sociopolitique s’inscrit cet éveil qui secoue tout le pays, et qui aboutira au déclenchement de la guerre de libération nationale. Encouragés par la Révolution d’Octobre et la victoire de l’idéologie communiste en Russie, dégoûtés par les fêtes arrogantes lors du centenaire de la colonisation en 1930, choqués par le terrible massacre à Sétif en mai 1945, au moment même où la guerre se terminait sur l’autre rive de la Méditerranée, encouragés aussi par les changements dans les rapports des forces à l’issue de la Seconde guerre mondiale – la France termine la guerre certes dans le camp des vainqueurs, mais cette victoire ne peut pas faire oublier complètement sa défaite en 1940 (à cet égard, il ne faut pas oublier que des paysans, des bergers marocains, tunisiens et algériens, qui ont connu la misère, ont été enrôlés dans l’armée française, ont combattu aux côtés des soldats français, car non seulement ils espéraient améliorer ainsi leurs conditions de vie, mais ils étaient aussi mus par des idéaux démocratiques et voulaient libérer la mère-patrie du régime nazi  2: de retour dans leur pays, ils ne pouvaient plus supporter les injustices flagrantes du système colonial), les Algériens sont de plus en plus nombreux à rejoindre le mouvement nationaliste.
Ce sont ces filles courageuses, que le père a conduites à l’école interdite (« Nous sommes, Assia et moi, les filles du père, diseuses de mémoire. Ecrivaines, saurons-nous transmettre une filiation nouvelle ? » )3, ce sont ces femmes fières qui bravent le gardien de gynécée à l’œil indiscret (car dans cette société en pleine mutation, où les tabous ancestraux continuent de piéger les individus, tout homme peut être considéré, par la femme qui transgresse les interdits, comme un gardien de gynécée potentiel), qui le narguent en se promenant là, sous ses yeux, corps et cheveux au vent, mais qui souffrent aussi, habitées par le désir obscure de se dissoudre dans l’air, la réalité leur paraissant soudain trop lourde (citons à cet égard un extrait du récit autobiographique d’Assia Djebar, Nulle part dans la maison de mon père, dernier texte publié à cette date : « La stance qui m’avait obsédée une année entière avait soudain repris sa cadence quasi diabolique ; à chaque rendez-vous caché auquel j’étais allée auparavant, je m’étais répété : « Si mon père l’apprend, je me tue ! » Cette phrase obsessionnelle, agissant comme seul moteur, connaissait des variantes : « Si un ami de mon père me reconnaît dans une rue d’Alger, alors que je marche aux côtés de ce jeune homme, s’il va le dire à mon père, si mon père me convoque à son tribunal, je n’apparaîtrai pas !… » Comment lui faire savoir que mon corps est vierge (hantise de notre société, depuis des siècles), que je n’ai accepté que des baisers (qui ne m’ont même pas émue ni bouleversée, mais la transgression et le risque pris, oh oui, passionnément !) Comment oser avancer même la point du pied sur ce terrain interdit par la pudeur devant le père ? Chaque fois, une conclusion venait clore le dilemme : « Si je suis convoquée au tribunal du père… je me tue ! » » )4, ce sont ces filles et femmes qui succèdent aux aventurières, aux danseuses, musiciennes, chanteuses, saltimbanques et vagabondes, prostituées qui ont été les premières à se constituer comme individus modernes, à se libérer des tabous ancestraux. « Transgresseuses » (au féminin) de frontières, elles sont à l’avant-garde de la modernité qui pointe déjà à l’horizon. En fait, si nous nous employons le terme de modernité, nous faisons référence notamment à cette liberté de l’individu de s’inventer et de se réinventer sans cesse : notons cependant que ce passage d’une société traditionnelle, communautaire, vers une société moderne a été arbitrairement interrompu par le colonisateur (à cause des injustices flagrantes du système colonial), avant qu’il n’ait pu s’accomplir vraiment. Si bien que les grandes masses sont restées exclues de la modernité, se sont arrêtées à mi-chemin, et n’ont reçu de la modernité qu’une image distordue – et, en fait, à l’heure qu’il est, il y a encore beaucoup d’Algérien(ne)s qui continuent d’en recevoir une image simplifiée, erronée, réduisant la modernité à la modernité de la consommation (p. ex. le poste de télé, le frigidaire ou la voiture convoités, les chaînes françaises qu’on capte grâce aux paraboles et qui plongent les Algériens dans l’univers de la consommation où des acteurs se paradent, quasiment sous leur nez, avec des objets de consommation qui restent à jamais hors de leur portée). Car après 132 ans de domination politique, économique, culturelle et linguistique, le jeune Etat algérien, à peine obtenu son indépendance à l’issue d’une terrible guerre qui a duré huit ans, a dû mettre en place, quasiment du jour au lendemain, le cadre permettant à tous les citoyens – et aussi à toutes les citoyennes – de faire leur passage à la modernité. Et cela dans un pays dévasté par la guerre. Un pays sur lequel le passé colonial continuait (et continue) de peser lourd, où la très grande majorité des hommes, femmes, enfants vivaient dans la misère, où jusqu’à 98% de la population (notamment en milieu rural et féminin) étaient analphabètes, où il y avait définitivement trop peu d’Algérien(ne)s instruit(e)s pour créer le cadre idéologique nécessaire à ce passage à la modernité (comment s’ouvrir à la modernité tout en restant soi-même ?), et pour assurer les postes délaissés par les pieds-noirs qui, mis devant l’alternative « la valise ou le cercueil » par l’OAS, ont quitté le pays dans les troubles et le chaos. Un pays où les valeurs arabo-musulmanes traditionnelles continuaient (et continuent ; nous allons voir pourquoi) de jouer un rôle de première importance. Un pays, enfin, où, malgré l’indépendance, le français continue d’occuper une place de premier choix, comme langue de la réussite sociale. Impossible de résoudre tous ces problèmes et de réconcilier toutes les contradictions, malgré la bonne volonté de départ (cf. l’échec de « l’industrie industrialisante », la faillite de la révolution agraire, les problèmes que connaissent le système scolaire algérien et la santé publique, la toute-puissance de l’armée qui tire les ficelles de la vie politique, la carence de démocratie, l’absence de liberté de la presse, les pénuries, la difficile émancipation de la femme…). 5 Dans un tel contexte difficile, que reste-t-il à l’individu ? Nombreux(ses) sont ceux (celles) qui tournent le dos à la modernité qui les rejette et se replient sur les valeurs traditionnelles, archaïques. La forme la plus extrême de ce mécontentement est le mouvement intégriste, qui gagne d’ampleur en Algérie à partir des années 1980 : crise qui atteindra son paroxysme en 1991, quand le FIS remportera le premier tour des législatives – le deuxième tour sera annulé, et l’Algérie sombrera dans la nuit sanglante de la guerre civile… 6
Dans la société arabo-musulmane traditionnelle, qui, à partir de 1830, entre en contact avec la modernité – et il se produit quelque chose de nouveau : corps mobiles de femmes et filles ! --, ce sont les hommes qui circulent librement dans les villes et villages, et ce sont également eux qui exercent la fonction narrative dans l’espace public, comme conteurs d’histoires sur les grandes places des villes et villages, ou bien en écrivant, car écrire signifie aussi s’adresser à un public, les mots écrits étant mobiles et pouvant désormais franchir tous les obstacles. Les femmes, par contre, sont obligées de rester à la maison, le dehors leur étant interdit, et même si elles sont autorisées à sortir, elles ne sont jamais libres, puisqu’elles sont obligées de se voiler pour rester inaperçues : la femme doit voiler son corps en le rendant invisible sous le haïk de laine ou de soie blanche immaculée et sous diverses coiffes superposées, elle doit même rendre invisible son visage en posant, à la manière des citadines, une voilette en gaze brodée sur l’arête du nez, ou bien en le cachant sous le voile, à la manière des paysannes, en ne laissant apparaître qu’un seul œil au fond d’un triangle noir, elle doit voiler son regard en baissant les yeux, et elle doit voiler sa voix en ne se faisant pas entendre : si elle parle, ce n’est qu’à l’intérieur de la maison, dans les réunions de femmes, lors des veillées, des mariages, des circoncisions, où, ayant déjà atteint un âge vénérable et s’épanouissant pleinement dans son rôle de mère et de grand-mère comblée, entourée des jeunes parentes (filles, cousines, brus) et des enfants qui s’accroupissent autour de la conteuse, elle leur transmet les récits ancestraux chantant la gloire de la tribu, tenant le ruban doré de la transmission – fil de vie ! – entre ses mains souples qui, pour capter l’attention du public mi-amusé, mi-terrifié, imitent ou parodient le héros du récit, gestes généreux qui accompagnent les paroles, l’âge aidant, elle surmonte enfin sa timidité naturelle, et elle se transmue en conteuse magnifique et chaleureuse, développant un langage superbe qui lui permet de tout dire, de ne rien taire, en se servant de figures de rhétorique sophistiquées, en développant un certain « code » pour dire l’amour, la passion, la séduction, qui fonctionne, et qui fonctionne depuis des siècles, et qu’elle transmet aux futures générations de femmes. Et la femme parle au hammam, où, une fois par semaine ou une fois par mois, elle libère son corps qu’elle dénude, qu’elle soigne, qu’on caresse et parfume, et sa voix, en bavardant librement avec les autres baigneuses. Mais elle n’a pas le droit de prendre la parole en public, ni d’écrire, car l’écriture est une forme sophistiquée de la prise de parole en public : « Voilez le corps de la fille nubile. Rendez-la invisible. Transformez-la en être plus aveugle que l’aveugle, tuez en elle tout souvenir du dehors. Si elle sait écrire ? Le geôlier d’un corps sans mots – et les mots écrits sont mobiles – peut finir, lui, par dormir tranquille : il lui suffira de supprimer les fenêtres, de cadenasser l’unique portail, d’élever jusqu’au ciel un mur orbe. Si la jouvencelle écrit ? Sa voix, en dépit du silence, circule. Un papier. Un chiffon froissé. Une main de servante, dans le noir. Un enfant au secret. Le gardien devra veiller jour et nuit. L’écrit s’envolera par le patio, sera lancé d’une terrasse. Azur soudain trop vaste. » 7 Il est frappant que les femmes qui ne restent pas cloîtrées à la maison, mais qui la quittent, enveloppées dans le voile, ne vivent leur mobilité guère comme un privilège. Très souvent, elles doivent tout simplement la quitter pour travailler, surtout dans les régions rurales et montagneuses où elles mènent une vie dure. L’univers traditionnel des femmes est donc la maison, et leur dehors est toujours un dehors limité, parfois il se limite au petit carré de ciel bleu qu’elles aperçoivent au-dessus du patio, et à quelques rues et ruelles où elles se meuvent, silhouettes raidies, pour se rendre, une fois par semaine, une fois par mois, au bain maure. La maison avec les persiennes et les hautes murailles peut être considérée comme le royaume de la femme où elle règne comme reine incontestée, où elle a droit à la parole dans le cadre de son rôle de gardienne de la tradition, mais d’autre part, la maison devient la prison de la femme, maison-prison, corps emprisonné, corps cloîtré, corps voilé, corps fantôme, et il est indéniable que ce deuxième aspect est cruel.

Il suffit de lire le titre, « La fille des collines », pour comprendre que le sujet principal de cette nouvelle sera le combat pour la liberté d’une jeune Algérienne. Ce combat pour la liberté prend des formes spécifiques dans la nouvelle : la « petite » court, elle s’entraîne pour devenir un jour une marathonienne célèbre. Le premier paragraphe de cette nouvelle reflète l’opposition principale entre l’espace public/le dehors/l’univers traditionnel des hommes et l’espace privé/la maison/l’univers traditionnel des femmes, qui structure la société arabo-musulmane traditionnelle en assignant aux hommes, aux femmes une place bien spécifique dans la communauté, et en leur octroyant un rôle qu’il s’agit d’assumer : la « petite » quitte clandestinement la maison pour courir avec ses frères, tandis que la mère, qui découvre que le lit de sa fille est vide, n’ose pas franchir le seuil de sa maison : « (…) elle allait sur le seuil de la maison, le grand portail vert grinçait, elle regardait la rue, le terrain vague, les collines plus loin. Elle ne les voyait pas, ils couraient déjà entre les arbres et les buissons, les garçons et la petite. » Dans cette scène, Leïla Sebbar nous décrit la réaction de la mère quand elle découvre que sa fille n’est pas là. Les deux mots-clefs du premier paragraphe sont le verbe « courir » et le seuil de la maison. Tandis que la fille transgresse les limites de l’univers féminin pour courir avec ses frères dans les collines, la mère est trop faible pour se libérer, elle ne quitte pas la maison pour chercher sa fille. Elle se contente de jeter un coup d’œil au dehors. Mais même ce regard témoigne d’une certaine timidité : elle regarde la rue, le terrain vague et les collines, mais son regard ne s’arrête point pour contempler quelque chose de particulier ou quelqu’un bien qu’il soit très vraisemblable qu’il y a des passants dans la rue. Elle laisse errer son regard pour trouver sa fille, mais elle ne permet pas à son regard de se fixer sur quelque chose ou sur quelqu’un qui attire son attention. Cela explique pourquoi le dehors que décrit l’auteure reste vague. Ce qui est extraordinaire, c’est que le respect de la tradition l’emporte sur l’angoisse que la mère éprouve quand elle se rend compte que sa fille a disparu. Bien qu’elle ait tellement peur qu’elle ne peut rien manger, elle ne cherche pas sa fille. Franchir le seuil est au-dessus de ses forces. Elle reste donc là, immobile, débout contre le portail et attend le retour de sa fille : « (…) lorsqu’ils sont revenus à l’heure du réveil, la mère les attendait debout contre le portail. » Quand la « petite » lui propose de l’accompagner dans les collines, la mère rit. Leïla Sebbar ne précise pas le caractère de ce rire. Ainsi, elle ouvre la voie à des interprétations assez diverses : d’une part, il s’agit certainement d’un rire de soulagement parce que la « petite », fugueuse heureuse, est retournée à la maison. Mais d’autre part, ce rire peut aussi être considéré comme un rire indulgent voire un peu triste, parce que la mère sait très bien qu’elle ne va jamais quitter la maison, et la proposition que lui fait sa fille l’émeut et l’amuse à la fois, tant il lui semble impensable de courir dans les collines.
Dans le deuxième paragraphe de la nouvelle, Leïla Sebbar montre au lecteur combien le comportement de la « petite » est incongru. Là encore, il est question de la dichotomie des espaces et du rôle traditionnel de la femme algérienne. Ainsi, une fille doit rester à la maison, avec les autres filles, et le seul « dehors » auquel elle a droit est la cour, où elle peut s’assoire sur la margelle autour du figuier. Chaque tentative de se libérer est considérée comme étrange, comme une violation des traditions. Les femmes qui assument le rôle de gardiennes de la tradition et qui aident ainsi les hommes à maintenir le système patriarcal, s’appuient dans leur argumentation sur les générations de femmes qui ont accepté leur sort : « Elle n’apprendrait jamais ce qu’une fille doit savoir pour tenir une maison debout, comme sa mère et la mère de sa mère jusqu’à la première, Hawa… Ève. » L’argument dont se servent les femmes est intéressant : il s’agit d’une chaîne où chaque mère transmet à sa fille les limites de l’univers féminin. Dans ce contexte, la métaphore de la poupée joue un rôle non-négligeable. Les mères qui transmettent les règles à leurs filles « produisent » en quelque sorte des « poupées », c’est-à-dire des êtres humains qui s’intègrent dans le groupe anonyme des femmes, tout comme les filles qui sont assises dans la cour sur la margelle autour du figuier fabriquent des poupées qui se ressemblent : « Avec deux morceaux de bois et de vieux tissus, elles fabriquaient des poupées qu’elles maquillaient comme des femmes, les yeux charbonneux, les joues trop rouges, une belle bouche charnue, les cheveux blonds et lisses en fils de maïs. » Le refus de s’intégrer dans le groupe anonyme des femmes est considéré comme un affront. Mais la « petite » n’est pas une poupée : elle court avec ses frères, elle tire les oiseaux à la fronde, elle fait tout ce que ses frères font, et sa mère craint qu’elle ne devienne un garçon raté. Il est impensable qu’une femme se révolte. En essayant d’échapper à ces contraintes éternelles qui pèsent sur les femmes, la « petite » casse cette chaîne. La mère, les sœurs et les cousines, qui sont toutes ancrées dans la tradition, craignent cette rupture parce qu’elles ont l’impression de perdre leur place dans la société. Elles ne voient pas que leur libération a pour conséquence qu’elles peuvent conquérir de nouvelles places dans la société, des places qui sont restées durant des siècles, l’apanage des hommes. Mais ces changements profonds leur font peur, elles pensent qu’un tel bouleversement de la société nuirait plutôt à leur statut. Cela explique pourquoi ni la mère, ni les autres femmes de la famille n’approuvent le comportement de la « petite », bien que la mère accepte plus tard, grâce à la forte complicité qu’il y a entre elles, que celle-ci se révolte contre les traditions patriarcales.
La métaphore du marathon joue un rôle important dans cette nouvelle. Il y a trois « protagonistes » qui courent : la fille, ses frères et – la rumeur. Il s’agit d’une personnification d’un terme abstrait et impersonnel, ce qui montrent les deux exemples suivants : (1) « Elle la protège contre la rumeur qui va de maison en colline et de colline en maison. » ; (2) « Mais la rumeur s’amplifie. Depuis les terrasses jusqu’à la rue, de la rue aux cours des cités, d’un quartier à l’autre, elle va plus vite qu’un marathonien, elle a la même endurance, elle est obstinée et féroce, la rumeur (…) » Dans les deux cas cités, on remarque clairement qu’où que la « petite » aille, la rumeur la suit (cf. « de maison en colline, de colline en maison » ou bien : « depuis les terrasses jusqu’à la rue, de la rue aux cours des cités, d’un quartier à l’autre »). La rumeur, cet actant invisible, mais décisif, semble traquer la fille. Elle, la fille innocente qui ne commet aucun crime, qui ne veut que se libérer et s’émanciper, devient sa proie. En effet, la « petite » qui s’entraîne pour devenir une marathonienne célèbre se trouve en concurrence avec la rumeur. Mais une telle concurrence est fatale, puisque la « petite » est humaine, et en tant qu’être humain, elle est trop faible pour gagner cette course. Vers la fin de la nouvelle, elle, dont les forces sont épuisées après tant de combats (contre le frère aîné qu’elle doit persuader de l’emmener avec lui, contre la mère et les autres femmes de la famille qui exigent qu’elle reste à la maison, contre le père qui ne supporte pas qu’elle s’entraîne, les jambes nues) perd le débat décisif, à savoir celui contre la rumeur et les intégristes qui l’enlèvent et qui la marient de force avec un Frère musulman dans le maquis. En effet, ces mariages forcés ne sont pas rares en Algérie dans les années 90. Il faut savoir que, au début des années 1990, le soutien dont jouissent les islamistes dans la société est tel, que le FIS gagne, le 26 décembre 1991, le premier tour des législatives en Algérie. Il s’agit des premières élections pluralistes dans l’histoire de l’Algérie indépendante. Finalement, les élections sont annulées, et l’Algérie sombre dans la nuit de l’intégrisme. Leïla Sebbar condamne sévèrement les pratiques des « combattants de Dieu », comme les intégristes aiment se nommer. La lettre que les parents de la « petite » reçoivent vers la fin de la nouvelle est une farce et l’emploi des termes « combattants de Dieu » et « amis » (cf. « Des amis de votre fille. ») dont les intégristes se servent sont des euphémismes qui n’ont qu’un but : cacher la vérité cruelle sous un voile de silence. L’intégrisme n’a rien à voir avec Dieu, de même qu’un mariage forcé n’est pas autre chose qu’un viol déguisé.
La nouvelle de Leïla Sebbar est très touchante. Elle se sert de deux temps : le passé et le présent. L’écrivaine se sert du passé pour parler de l’enfance de la « petite », des débuts de sa « révolte », de son endurance (elle continue à s’entraîner même quand les frères ont abandonné). Le présent assume deux fonctions différentes dans le texte qu’il faut bien distinguer l’une de l’autre : premièrement, Leïla Sebbar se sert du présent pour rendre des passages dans le passé plus vivants et plus touchants. Dans ce contexte, le présent est toujours accompagné d’un discours direct : « (…) Elle court vers eux, se jette dans les bras du frère aîné, l’embrasse, se serre contre lui. « Emmène-moi, emmène-moi, j’ai pas sommeil, je veux aller avec vous… » (…) » ou bien : « La mère rit, elle a pris la « petite » dans ses bras : « Tu as faim… (…) » En se servant du présent et d’un discours direct, l’écrivaine veut émouvoir le lecteur. Le lecteur a l’impression qu’il est témoin de la scène qui se joue entre la « petite » et son frère ou entre la fille et la mère. À part ce présent dans le passé, l’écrivaine emploie le présent quand elle parle de la nouvelle situation menaçante en Algérie, des menaces des intégristes, des soucis de la mère et de la réaction de la « petite » qui ne cesse pas de s’entraîner, malgré la rumeur.
A part la rumeur, il y a encore un deuxième « actant » invisible : les collines et le maquis. Au début de la nouvelle, la « petite » court dans les collines avec ses frères. Les collines sont pour elle le symbole de la liberté. Ainsi, elle dit après sa première course à sa mère : « Imma, Imma, j’étais là-bas, dans la colline, j’étais pas toute seule. Viens avec nous demain, tu verras, c’est beau, ça sent bon… Tu connais pas, viens avec nous pour courir… » Mais vers la fin de la nouvelle, les collines et le maquis se transforment en véritable enfer pour la fille. Elle est enlevée et les intégristes la contraignent d’épouser un « combattant de Dieu ». Sa tentative de s’émanciper et d’échapper aux contraintes de sa culture d’origine est sévèrement punie.

Le processus d’émancipation de la femme algérienne ressemble à un marathon : il est aussi fatigant et long et seules les plus fortes y réussissent. C’est le message principal de cette nouvelle. La mère, qui n’est pas assez forte, ne peut pas suivre sa fille. Elle ne franchit pas le seuil de sa maison. On peut tracer un parallèle entre la description des champions africains que les enfants voient à la télévision, et le caractère de la « petite » : « infatigables, tout-terrain, pieds nus, mal chaussés, rien ne les arrêtait. » La « petite », qui transgresse les limites de l’univers féminin en courant dans les collines, peut aussi être considérée comme le symbole de la difficile émancipation des femmes maghrébines. Nous avons déjà constaté que la femme maghrébine traditionnelle ne doit pas circuler librement dans la ville, elle n’a pas accès à l’écriture et à la parole publique (c’est la même chose), elle est réduite au silence et à l’anonymat du groupe des femmes. Les romancières maghrébines rompent toutes avec ces interdictions fondamentales qui pèsent sur la femme algérienne. Elles transgressent les limites de l’univers féminin en écrivant et en parlant publiquement, tout comme la « petite » transgresse les limites en courant dans les collines. Il est clair que dans un pays où l’intégrisme est très menaçant, un tel comportement émancipateur met la femme en danger. 8
Leïla Sebbar se sent solidaire de ces femmes : transgresseuses de frontières, fugueuses, elles doivent s’inventer et se réinventer sans cesse, pour réconcilier les différentes langues qui, dans leur présence ou dans leur absence même, façonnent, modèlent leur identité, comme s’il s’agissait de terre glaise (arabe classique, langue de la culture arabo-musulmane écrite ; arabe parlé, et notamment arabe parlé féminin ; tamazight/berbère), et les systèmes de valeurs différentes dont ces langues sont porteuses (les valeurs arabo-musulmanes traditionnelles, l’univers traditionnel des femmes, enveloppées dans la chaleur desquelles les romancières maghrébines de langue française ont grandi, et les valeurs occidentales, françaises, modernes, qu’elles se sont appropriées peu à peu grâce à leur formation à l’école française, et qui encouragent l’individu à s’inventer et se réinventer sans cesse, à se dire, se parcourir, se comprendre, se raconter, alors que dans la société arabo-musulmane traditionnelle, tout ce qui touche à l’intimité doit être soigneusement voilé et ne doit être suggéré que par des métaphores très allusives). Pourtant, Leïla Sebbar est une écrivaine française : elle n’a jamais appris l’arabe, sa langue paternelle, car son père espérait pouvoir ainsi protéger ses enfants des terreurs de la guerre de libération ; elle parle donc seulement français, sa langue maternelle au sens propre du terme, mais dans son œuvre en langue française, c’est la langue paternelle, l’arabe parlé, cette langue non-apprise, qui s’inscrit en creux : « Donc, je m’inscris en tout cas dans la littérature française avec des particularités. Et, d’une certaine manière, je dirais, j’écris dans la littérature française, dans la langue française qui est la langue de ma mère et ma langue maternelle, de la littérature étrangère avec, effectivement, l’arabe en accent, avec la voix de l’arabe et l’accent de l’arabe. » 9 Elle regrette d’avoir été séparée irrémédiablement de l’arabe parlé algérien, sa langue paternelle, et de sa famille algérienne, de sa grand-mère algérienne, des tantes, à qui la famille rendait régulièrement visite, le père traduisant pour sa femme française et ses enfants. Elle s’est laissée volontiers envelopper par les gestes tendres et généreux d’Aïsha et Fatima, les deux bonnes qui ont travaillé successivement à la maison d’école, ou bien d’Aouicha, la cousine sourde-muette, elle épiait le père qui, dans les couloirs de la maison d’école, parlait en arabe avec les parents de ses élèves, elle écoutait les conciliabules des femmes arabes, qui se recueillaient, au crépuscule, sur les balcons et terrasses : l’arabe parlé reste donc une langue présente dans son absence même, une « langue fantôme » dont les sonorités, les douceurs et les âpretés hantent l’écrivaine. Ainsi, la nouvelle « Le village fondateur » se termine par cette phrase touchante : « J’y suis née à la terre de mon père, à la langue de ma mère, aux éclats de voix et aux rires des femmes arabes, aux livres. » Cette situation de ni l’un, ni l’autre, ou bien et l’un, et l’autre peut être troublante, mais aussi enrichissante. Son besoin d’écrire résulte de sa situation complexe. Dans la trilogie de Shérazade, l’ivresse joue un rôle important. Shérazade se rend régulièrement à la bibliothèque municipale ou à la BPI où elle dévore les livres plus qu’elle ne les lit. La littérature est son moyen de s’évader, tout comme la course à pied permet à la « petite » de s’évader. L’écriture représente pour Leïla Sebbar ce que la littérature et le marathon représentent pour ses deux protagonistes – un moyen de s’évader, de « fuguer », de rêver, de transgresser des interdits, de quêter l’autre, de quêter l’Algérie en France, de suturer enfin ce qui a été séparé de manière grave par l’histoire.

1: cf. Grandguillaume, Gilbert : « Langues et nation : le cas de l’Algérie ». In : Meynier, Gilbert (sous la direction de) : L’Algérie contemporaine. Bilan et solutions pour sortir de la crise. Paris : L’Harmattan, Les Cahiers de Confluences, 2000, pp 89-99 ; sur Internet : http://grandguillaume.free.fr/cont/Nancy.html; dernière interrogation : le 29 juin 2005

2: cf. Bouchareb, Rachid : Indigènes. Festival de Cannes 2006 / Prix d’interprétation masculine : Jamel Debbouze, Samy Nacery, Roschdy Zem, Sami Bouajila et Bernard Blancan. France/Belgique/Maroc/Algérie, 2006

3: Sebbar, Leïla : « À Bouzaréa, nous faisons la France ». In : Sebbar, Leïla : Mes Algéries en France. Carnet de voyages. Préface de Michelle Perrot. Saint-Pourçain-sur-Sioule : Bleu autour, 2004, p 32

4: cf. Djebar, Assia : Nulle part dans la maison de mon père. Paris : Fayard, 2007, pp 369-370

5: cf. Algérie 20 ans. Que savons-nous vraiment de cette terre, de ses révolutions aujourd’hui ? Revue autrement no 38, mars 1982

6: cf. Mimouni, Rachid : De la barbarie en général et de l’intégrisme en particulier. Le pré aux clercs, 1992

7: Djebar, Assia : L’Amour, la fantasia. Paris : Lattès, 1985 ; Albin Michel, 1995, pp 11-12

8: Ainsi, une grande romancière maghrébine de langue française, Malika Mokeddem, a reçu des menaces de mort en 1995, qui l’ont obligée de fermer provisoirement son cabinet ; cependant, durant tout ce temps, elle continuait à écrire.

9: Leïla Sebbar dans l’interview avec Roswitha Geyss, Paris, le 16 mai 2005

 

 

Actualisation : mars 2008