Leïla Sebbar: Celle qui aimait les arbres et le Rouquin de Nanterre (1999)

Elle était petite, sept ans peut-être. Sa mère avait dit, voyant son visage rond, il ressemblait à son poupon en celluloïd, les mêmes yeux bleus, le même sourire heureux : « Mais c'est lui ! Je l'ai vu à Nanterre, c'est lui ! Il parle aux étudiants, on l'écoute, il appelle à la révolte... Pourquoi ? Je ne sais pas ».

Dans les journaux ses yeux étaient très bleus, ses cheveux presque roux. On ne l'entendait pas, mais c'est comme s'il parlait.

Elle se rappelle les mots de sa mère. La révolte, elle sait aujourd'hui qu'on l'a appelée « Mai 68 ».

Elle avait sept ans, environ. Sa grand-mère racontait la forêt de sa montagne, et les ogresses voraces qui guettent les enfants petits. Elle est allée dans la forêt, jamais seule, toujours avec la grand-mère, dans ses histoires. Parce que la forêt, ici... Elle ne connaît pas les arbres, où sont les arbres ? Elle a lu, avec sa mère, le conte de la petite fille au chaperon rouge, seule dans la forêt, elle n'a pas peur. La forêt est belle.

Elle avait vingt-cinq ans. Ses études en Allemagne, la forêt noire, ses premiers arbres, des vrais. Des hommes auraient pu vivre dans leurs branches. Dans la ville allemande, elle entend le nom de celui qui appelait à la révolte. C'est lui. Le même. Elle le voit à la télévision. Il ressemble au poupon qu'elle a perdu. Il travaille dans une pouponnière, c'est ce qu'on dit.

Elle aime les arbres.

Chez les Verts, des hommes, des femmes qui disent qu'ils pensent l'avenir de la terre, des enfants. Ils parlent du ciel et de l'eau, des arbres et des bêtes. Elle raconte la forêt imaginaire de l'enfance et les ogresses. On lui dit que les ogresses sont des ogres qui dévorent les arbres et les petits des hommes et des femmes. Ils se battent contre ces ogres européens. Elle se bat avec eux. Elle écrit à sa mère que le rouquin de Nanterre, elle le connaît, en chair et en os. Ensemble ils parcourent le pays, ils traversent les forêts et les rivières, ils écrivent un carnet de route, un carnet de la terre et de l'eau, des bois et des champs. Ils parlent avec les paysans, les chasseurs, les ingénieurs.

En France, elle retrouve les Verts. Sa grand-mère est morte. Sa mère a oublié les contes de l'enfance. Elle non. Ingénieur des Eaux et Forêts... Sa mère la voulait médecin ou avocate. Elle monte à cheval comme un homme, jamais à la maison... Elle ne suivra pas la coutume des femmes de la montagne algérienne, un mari, des enfants, une belle maison propre... Déplacée d'un pays à l'autre, à travers l'Europe... qu'est-ce qu'elle fait ? Sa mère ne croit pas que son travail est un métier : « Tu te promènes, tu vas à cheval dans les forêts tu regardes des cartes et des plans, tu parles avec des hommes et des femmes de la politique... à quoi ça sert ? Je comprends rien. Tu fais tout ça pour qui ? Des enfants, tu en as pas, un mari... ». Sa fille lui dit qu'elle sera député européen... « Et celui de mai 68, à Nanterre, tu l'as retrouvé, l'Allemagne, la France, les Verts... Tout ça... Peut-être que c'est lui... Peut-être que tu l'aimes, peut-être qu'il sera ton mari, le père de tes enfants... ». La fille rit : « La polygamie en Europe, c'est interdit, tu le sais, non ? ». « Alors, ma fille, les enfants ? Ce que tu fais c'est bien, ma fille, c'est bien... Depuis le village de la montagne, pas d'eau, pas d'électricité, le Djurdjura, c'est loin jusqu'à Nanterre, la France, c'est toi, tu es née dans la cité, bientôt tu seras à Bruxelles, c'est bien. Mais les enfants. Tu veux les arbres et l'eau claire du village pour qui ? Ma fille, pour qui ? ». « Pour toi, maman, et pour tous les autres, tu verras. Et quand tu reviendras au pays, comme tu dis, c'est toi qui diras que les arbres et les tourterelles, c'est beau, qu'il ne faut pas couper et chasser n'importe comment. Tu verras, tu feras le mouvement des Verts en Algérie... Le vert, la couleur du bien... C'est toi qui me l'as dit, je te crois ».

La mère dit qu'il faut aimer les arbres, les tourterelles et l'eau claire des rivières et que si sa fille croit ce qu'elle dit, elle sera un grand président européen... avec beaucoup d'enfants que les ogresses ne mangeront pas.

Nouvelle parue dans "Celle qui aimait les arbres et le rouquin de Nanterre", collectif, Numéro unique, L'Europe, sous la direction de Jean-Luc Bennahmias et Betty Mialet, Les Verts, 1999, p. 154.

 

Actualisation : juillet 2007