Leïla Sebbar: Le bal (1991)

Lorsqu'elle s'assoit au pied du noyer, elle ne sait pas qu'elle sera enlevée.

Le dimanche après-midi, la mère dit toujours qu'elle n'a pas le temps pour une promenade le long de la rivière. De l'autre côté du chemin de terre qui longe la maison et le pré bossu, si on marche à travers les noyers, on arrive à la Dronne. De la fenêtre des chambres, à l'étage, on la voit. Elle n'est pas aussi large que la Dordogne mais le père la trouve plus belle. Il pêche des truites, en pêcheur et en braconnier... Et comme il est aussi gendarme...

Elle est née avec la rivière, en bas. Dès le premier jour, depuis la chambre où la plus vieille du village l'a mise au monde, elle a regardé la rivière entre ses bras de vieille femme douce qui ordonne aux plus jeunes, après le travail de la douleur.

A la mère qui se soulève sur un coude pour voir la petite qu'on détache de son flanc pour la présenter à la Dronne, la vieille affirme qu'à la première heure, si on expose l'enfant qui vient de naître au bruit de l'eau courante, et si on trace une minuscule croix sur son front avec de l'eau fraîche prise comme à la source, alors l'enfant ouvre les yeux au monde et peut regarder et voir par-delà la rivière, en passant l'autre rive.

La vieille présente l'enfant à la rivière, il a fait chaud dans l'après-midi, une abeille se pose sur le ruban de satin qui ourle le bonnet, la vieille ne la chasse pas, malgré les protestations des jeunes filles qui suivent ses gestes, depuis qu'elle gouverne la chambre. C'est un présage heureux.

Comme si elle voyait l'éclat de la rivière entre les noyers, la petite pousse un cri. La mère s'inquiète, tend ses bras vers la fenêtre et sa fille.

- C'est ta fille. Ne t'inquiète pas. Je ne vais pas la voler ou l'abandonner à la rive. Je veux seulement qu'elle regarde, jusqu'au sommeil, la pierre du chemin, les talus du pré, les vieux noyers et la rivière. Qu'elle n'oublie pas, même si elle part un jour, loin, très loin, de l'autre côté de la rive.

- De quoi parles-tu ? dit la mère qui réclame sa fille. Je ne comprends pas ce que tu dis.

- Ta fille partira. Tu le sais...

- Oui. Mais plus tard, plus tard. Pourquoi tu parles du jour où elle s'en ira. Elle est à moi, dans ma maison, pour des années... Je veux ma fille.

- C'est ta fille. Je le sais. Elle a regardé la rivière, de cette fenêtre où elle est née, comme personne jusqu'ici. Je suis sûre qu'elle pourrait dire son nom...

- Tu parles comme si elle était née de la rivière... Je n'ai pas accouché dans une barque, ni au bord de l'eau... comme une vagabonde sans maison. Je n'ai pas voué ma fille à la rivière...

- Ni à la Vierge...

- C'est vrai. Rends-moi ma fille.

- Tu ne veux pas l'appeler Ondine ?

- Non. Son père est allé la déclarer. Elle s'appellera Marie.

Avant le café au lait, elle court jusqu'à la Dronne, tous les jours, quel que soit le temps. La mère a peur. Elle a tenté de la mettre en garde. Une grand-mère maternelle s'est noyée, une nuit de désespoir, dans la Dronne, un peu plus haut. Elle ne l'a pas dit à sa fille. Au début, le père l'accompagnait. Il la laisse aller seule, il répète qu'elle la connaît presque mieux que lui, la rivière... Mais la mère n'aime pas l'attendre le soir. Si elle ne revenait pas. La vieille a prédit, elle se rappelle, l'enfant exposé à la fenêtre ouverte, qu'un jour elle irait au-delà de l'autre rive. Jusqu'où ? Elle ne la verrait plus ?

Lorsqu'il fait chaud, à l'heure de la sieste, on entend les abeilles, les ruches ne sont pas loin, derrière la haie qui abrite le verger, le père se repose dans l'ombre de la chambre là-haut, la mère épluche des fruits dans son tablier, assise sur la chaise en chataîgnier, à l'abri du petit hangar, un seau à ses pieds. Marie a l'habitude de lire sous le noyer, au bord de la Dronne.

- Encore avec tes livres, dit la mère, lorsque Marie passe près d'elle et l'embrasse sur le front.

- Viens avec moi. Tu verras...

- Je suis mieux ici...

Elle prend une moitié de poire.

- Et tu n'as pas autre chose à faire ? Tu lis toujours... C'est pour l'école ?

- Non.

Assise au pied du noyer, elle lit les romans africains de Pierre Loti.

Sa mère l'appelle. C'est le fils aîné. Elle crie son nom par-dessus le mur qui cerne la petite cour. Elle ouvre le portail peint en vert et regarde dans la rue. Un dernier appel, vibrant, coléreux. Elle referme le portail qui grince depuis toujours.

Ses filles ne peuvent plus, comme elles le faisaient il y a quelques années, aller chercher les frères qui jouent sur la place du village sous les eucalyptus. Ils se disputent les noyaux ou le ballon que l'un d'eux a racheté à un garçon de France. La mère surveille ses filles, elles ne sortent plus. Bientôt, elles seront mariées. Elles vont au bain maure le vendredi, et au cimetière. Une fois par mois elles visitent le marabout de la famille sur la colline qui domine la mer et elles suspendent, en secret, aux branches de l'olivier, un ruban de satin ou de velours vert. Elles font un voeu. Pour se rendre au mausolée du Saint, elles mettent leur voile le plus beau, le plus fin, tissé par des cousines.

Et lui, le fils aîné, après l'école coranique, il court vers la vieille ville pour les légumes, la semoule, les fruits, le poulet qu'il doit égorger, le père est mort. Il achète le poulet vivant et il le tue sur la terre, au pied du figuier de la petite cour à l'intérieur des murs. La terre boit le sang.

Ce jour-là, il est en retard. Il jette le poulet aux pattes attachées sur le carrelage mouillé par ses soeurs. Il fait chaud.

A l'école française, Mohamed arrive essoufflé. Le directeur a déjà sifflé. Les élèves sont en rang devant la classe. L'institutrice l'attend. Elle ne dit rien lorsqu'il passe devant elle, les pieds nus, les mains sales, il n'a pas eu le temps de s'arrêter à la fontaine, entre la maison et l'école, comme il le fait les autres jours.

Il aime les leçons de géographie.

Avec une longue règle en bois, la maîtresse suit les méandres des fleuves et des rivières, en bleu, sur la grande carte suspendue au tableau. La mer aussi est bleue. Elle sépare deux continents. Le pays de l'institutrice et le pays de sa mère. Elle dit :

- Vous habitez ici.

Elle montre, au bout de la règle, un point minuscule sur la carte, une petite ville au bord de la mer.

- Et moi, j'habite là.

La règle s'arrête à un point rouge, le plus gros sur l'autre rive, elle dit :

- C'est Paris. La capitale de la France.

La règle revient au pays des enfants:

- Et là, c'est Alger, capitale de l'Algérie. Puis la règle trace les fleuves et leurs sources il entend:

- La Garonne, prend sa source au val d'Aran, en Espagne.

La maîtresse répète, fait répéter aux élèves, ils disent, chantant presque, comme à l'école coranique, mais ils ne se balancent pas au-dessus d'une planchette1 :

- La Garonne prend sa source au val d'Aran, en Espagne.

La règle, depuis la source, parcourt le trajet du fleuve jusqu'à l'estuaire. Les enfants lisent au tableau le mot que la maîtresse épelle : ESTUAIRE ils lisent tous ensemble :

- Estuaire -

La maîtresse dit - non. IL y a un U pas un I. On recommence : - ESTUAIRE -

Elle épelle le mot, insiste sur le U. Ils suivent le mouvement de la bouche, les lèvres en avant comme pour siffler. Entre eux, ils disent, dans leur langue - en cul de poule -. Ils rient.

La maîtresse dit :

- L'estuaire, c'est là où le fleuve rencontre la mer, l'eau douce se mêle à l'eau salée, ça fait des tourbillons.

Elle reprend le fil bleu de la Garonne et les enfants répètent le nom des affluents et des rivières dont elle suit les lignes trop rapides. Il entend :

- La Dordogne, l'Isle, la Dronne...

IL répète les noms, mais il ne sait pas les trouver sur la carte lorsque la maîtresse l'interroge. Il a retenu le dernier : la Dronne, mais la règle qu'il tient erre entre le jaune, le vert, le brun, sans s'arrêter à la Dronne.

Le Directeur siffle.

Il ne doit pas oublier le pain. Sa mère et ses soeurs font le pain à la maison, c'est lui qui le donne au four banal. Il le rapporte après l'école.

Il pense qu'il a le temps de courir jusqu'au rivage par les escaliers qui mènent au port. Il se lève avant sa mère, avant l'odeur du café, le dimanche, et il nage loin, plus loin que les garçons de France qui l'insultent s'il se rapproche des filles, leurs soeurs. Un jour il a touché la coque bleue d'un paquebot, il est sûr que c'est un paquebot.

Le soir il relit les mots de la géographie fluviale. Ses soeurs l'écoutent. Parfois elles rient des efforts du frère. Elles ne vont pas à l'école. Elles apprennent à broder, à l'ouvroir2, chez les bonnes soeurs. Pour le trousseau. Il dessine la carte, des deux côtés de la mer. Elles ne veulent pas croire qu'elles habitent à cet endroit précis où il pose son index. Elles se disputent pour passer les couleurs.

Il récite les versets du Coran, les noms des fleuves et des affluents, il sait tout par coeur, ses soeurs aussi.

Il s'assoit au bord de la digue, près du phare. Il ne sait pas qu'un jour il enlèvera une femme, de l'autre côté de la mer.

Elle a quitté la rivière qu'on voit de la fenêtre des chambres, pour le fleuve de la ville aquitaine. Elle n'a pas encore vu l'océan, l'estuaire est si long et si lent que le regard s'arrête, avant l'Atlantique.

Avec ses amies, elle marche le long du fleuve; elles bavardent, s'arrêtent, se penchent ensemble vers l'eau contre le parapet. L'une d'elles a failli perdre son chapeau. Elles crient, elles courent pour mettre le pied sur le chapeau qui roule.

C'est l'été.

On parle de la guerre. Mais elles n'y pensent pas.

Ce soir, elles vont au bal.

Dans la chambre qu'elles partagent, elles s'habillent comme pour une fête. Elles échangent les robes, les corsages, les jupes. Jamais vraiment satisfaites lorsqu'elles se regardent sans indulgence dans le haut miroir de l'armoire centrale, massive.

Pour la première fois, il voit le fleuve, celui qui prend sa source au val d'Aran en Espagne, et qui parcourt 647 kilomètres avant d' atteindre l'estuaire de la Gironde. Il marche dans la ville avec son ami, comme lui ébloui par le fleuve et les bateaux, par les Françaises qui les regardent sans baisser les yeux, effrontées et si belles dans les robes de l'été. Il pense à l'institutrice, la Française de Paris.

Jamais il n'est allé au bal.

Son ami se marie. Il l'a invité dans le plus fameux dancing de la ville. Encore une fois, il se regarde dans le petit miroir au-dessus du lavabo, dans la chambre d'hôtel. Le costume acheté la veille lui plaît. Il vérifie la blancheur impeccable de la chemise, le col, les poignets, les boutons de manchette discrets. Il passe la main dans ses cheveux, rageur. Les boucles frisent trop, elles sont trop noires. Il aurait dû demander au coiffeur de passer une gomina3 comme le font ses amis d'Algérie. Il n'aime pas l'odeur. Il tente à nouveau de discipliner ses cheveux . Il est pressé. Son ami l'appelle de la petite rue pavée qui descend vers le fleuve.

Elles sont assises à la gauche de l'orchestre, les trois amies, elles boivent de l'orangeade. Elles bavardent et rient, comme au bord du fleuve.

La plus jolie valse déjà, en leur faisant des signes.

C'est l'été. Ce soir, il fait doux. Personne ne parle de la guerre. L'homme se penche vers elle. Elle a mis sa robe à larges iris bleus, celle qu'elle préfère. L'étranger l'entraîne vers la piste. Ses mains ont la couleur du pain d'épice. Elle ne voit pas son visage.

Lorsqu'il parle, elle l'écoute, surprise. Il ne roule pas les r comme son ami à l'autre bout de la piste, mais elle entend une langue qui ressemble à la langue des livres, une langue que ses amis d'enfance ne parlent pas. Il dit que dans la maison de sa mère, il y a un jardin, si petit que ce n'est même pas un jardin une plate-bande plutôt, plantée d'iris bleus aussi beaux, aussi éclatants que ceux de sa robe.

Il parle de ces hauts-plateaux arides où il n'y a pas d'eau, des chevaux arabes sur lesquels chassent encore les nobles fauconniers, des chameaux dans la cour de la petite école du Sud, après le portail, c'est le désert.

Lorsqu'elle revient à la table de ses amies et qu'il s'assoit près d'elle, elle le regarde.

Ses cheveux sont noirs et frisés. Il a des yeux bleus. Outremer. Il l'enlève.

 

NOTES DE LEÏLA SEBBAR

1: La planchette
La planchette ou tablette coranique, une sorte d'ardoise taillée dans du bois (noyer, olivier...) que les enfants utilisent à l'école coranique pour écrire les versets du Coran qu'ils doivent apprendre par coeur. Chaque enfant a sa planchette qu'il laisse à l'école. Les versets sont écrits à l'aide d'un calame un roseau taillé qu'on trempe dans de l'encre noire que les enfants fabriquent eux-mêmes.
Mon père est allé à l'école coranique, il avait sa planchette, héritée de son père, et à l'école française coloniale. Il est devenu instituteur de langue française comme les écrivains algériens de sa génération : Mouloud Feraoun, Mohammed Dib et le Français d'Algérie Emmanuel Roblès.

2: L'ouvroir
Les religieuses catholiques tenaient un ouvroir, une sorte d'école où les jeunes filles apprenaient la couture, le tissage, la broderie. A Alger, au début du siècle Madame Luce Ben Aben tenait un célèbre ouvroir pour les jeunes filles musulmanes. Isabelle Eberhardt en parle dans ses écrits et Edmonde Charles-Roux dans sa biographie d'Eberhardt publiée chez Grasset en 1994 : I. E. Les Années africaines.

3: La Gomina
Un cosmétique pour plaquer les cheveux trop frisés et les rendre lisses, une sorte de gel que les jeunes gens des années 30-40 utilisaient.
Dans le Bal, j'imagine la rencontre de mon père en voyages d'études à Bordeaux venant d'Algérie, et de ma mère étudiante à Bordeaux, venant d'un petit village de Dordogne en France. Mes parents se sont rencontrés lors d'un bal à Bordeaux. Ils ne m'en ont jamais raconté davantage.


Notes manuscrites de Leïla Sebbar pour "Le Bal"

 

Nouvelle parue dans Mes Algéries en France, Bleu autour, 2004.


Actualisation : juillet 2007