Leïla Sebbar : Un carnet de voyages excentrique (2004)

Voyager, est-ce pour vous découvrir des visages et paysages nouveaux ou plutôt rechercher ceux que vous avez perdus?

L. S. :. Je n'aime pas voyager. Je voudrais, chaque fois, dans un pays étranger, ne pas être étrangère. Vivre dans la langue, avoir cette familiarité, tout en découvrant le pays et le paysage, étrangers, pas tout à fait puisque chacun de nous archive des paysages exotiques vus et revus à l'image. Peut-être aussi le sentiment de l'exil oblige soit à une sédentarité extrême, soit à un nomadisme aussi extrême. Je voyage quand je crois pouvoir trouver ce qui nourrira un texte, c'est ma limite.

Je m'ennuie, quelles que soient la beauté, la "grandeur" du paysage, des personnes, si je ne perçois rien qui puisse m'émouvoir, m'inspirer. Il me faut impérativement la rencontre, insolite, de deux ou plusieurs altérités. Par exemple, un Arabe ou un Nègre sous un noyer en Dordogne, ou un Français, Européen dans le désert d'Abyssinie, je pense à une photo de Rimbaud (il en existe très peu) en Abyssinie, un homme grand et mince, blond, habillé de blanc, une silhouette floue dans un paysage dur. Je recherche, je crois, ce que j'ai aperçu dans l'enfance algérienne, coloniale et qui m'a troublée, jusqu'à toujours l'écrire, le croisement fécond ou meurtrier de l'étranger avec l'étranger. Ce qui m'a fait naître, mon père l'Algérien, ma mère la Française, dans un pays habité, travaillé par des étrangers vivant à proximité, dans des langues opaques... C'est ce qui m'a fait naître au livre comme liseuse, au livre comme écrivaine.

J'aime voyager en France, la France habitée par l'Algérie. Si la migration algérienne (juive, musulmane [arabe et berbère], pied-noire), ne s'était pas arrêtée dans la France, Paris et ses provinces, Nord/Sud, Est/Ouest, je ne voyagerais pas comme je le fais depuis plus de vingt-cinq ans, avec la même excitation affective et intellectuelle. Et si je ne voyage pas en Algérie c'est parce que mon pays natal a perdu ses étrangers.

La concision et l'urgence peuvent être des points communs au carnet de voyages et à la nouvelle: y a-t-il une différence dans l'écriture? Vos notes de voyages peuvent-elles devenir un matériau pour l'écriture romanesque, par exemple?

L. S. : Lors de mes voyages en France, les voyages essentiels, je consigne, très vite, dans un petit carnet rouge, les rencontres fortuites, anonymes ; les inscriptions dans la pierre ou au pinceau datant des années 50 pour les enseignes, de la troisième République pour les écoles, des deux guerres mondiales pour les monuments aux morts et les cimetières militaires ; après les années 50 jusqu'à aujourd'hui, pour certains commerces. Je note la date, le lieu précisément, si j'ai pris une photo-témoin (je photographie rarement les paysages) avec un appareil jetable. Je découpe des articles qui m'intéressent, dans la presse nationale et régionale. De retour à Paris, je déchire les pages du carnet pour les coller dans un cahier rouge, mon journal intime, avec ou sans commentaires, je colle aussi les articles découpés, tout cela dans le désordre, le plus souvent, je sais que je retrouverai ce que je veux si j'en avais besoin pour une nouvelle, un récit, un article. Les photos ne figurent pas dans le journal intime. Je les range dans une sorte de porte-photos souple que me donne le photographe chinois de mon quartier, puis dans une boîte-dossier en carton blanc par année, lieu, sujet.

Pour ce premier carnet de voyages que je publie Mes Algéries en France, chez Bleu Autour, j'ai dû feuilleter le journal que je tiens sans régularité, depuis 1979 (trois à quatre cahiers par boîte chaque année, de 1979 à 2003/2004) et les photos dispersées (la maison, la cave, le grenier de l'autre maison en Dordogne), non seulement les photos, mais toutes sortes de documents hétéroclites que j'ai accumulés sans les ranger, qui se trouvaient ici ou là, et dont il était certain, tout à coup, qu'ils devaient ressurgir pour ce travail de pérégrinations irrégulières. Je me suis mise à établir des listes, j'aime les listes, on s'amuse à rayer, remplacer, allonger ou réduire, ajouter, retrancher, on trace des flèches en tous sens, la liste est brouillée, on la reprend, elle est recopiée proprement et ça recommence jusqu'au moment où Patrice Rötig, l'éditeur, me demande un synopsis. J'organise donc un sommaire provisoire qui subira le même traitement que la liste. Entre temps, je voyage en France, là où je ne suis pas encore allée, sachant que j'y trouverai de l'Algérie, chaque fois c'est une surprise et le nouveau carnet rouge se remplit en même temps que des fragments de mémoire font retour. Je me dis que le livre sera une encyclopédie, textes et images, mais je n'ai pas observé un ordre alphabétique. À mesure que le carnet se construit, je comprends que ce que j'ai accumulé ne constitue pas un matériel romanesque. C'est le contraire. Je retrouve, presque malgré moi, la matière des romans et des nouvelles que j'ai écrits et publiés jusqu'ici. On pourrait lire ce carnet de voyage comme un livre qui donne des secrets de fabrication. Un voyage autobiographique qui délivre l'intimité de la création romanesque, sous la forme d'un livre publié en mars 2004.

Un carnet de voyages est avant tout personnel. À partir de quel moment et selon quels critères devient-il publiable?

L. S. : Je précise que le privilège des éditeurs excentriques (qu'on appelle "petits éditeurs"), c'est de publier, suivant leur désir et celui des écrivains qu'ils choisissent, des livres excentriques comme Mes Algéries en France qui ne s'inscrit dans aucune rubrique traditionnelle, sinon le carnet de voyages et encore, c'est un carnet excentrique aussi, une sorte de cabinet des curiosités où se mêlent les genres littéraires et iconographiques. On pourrait dire que ce livre est une curiosité austère. La maquette de Pierre Thomas n'a laissé place à aucune "spontanéité" banale, ni à la fantaisie conformiste des dessins dans la marge, ou de fausses notes gribouillées, imitant ainsi les carnets des peintres, esquisses qui n'étaient pas destinées à la publication.

Je ne publierai pas le journal intime que je tiens depuis longtemps, il n'est destiné qu'à moi, quiconque le surprendrait, l'ennui le prendrait à la moitié du premier cahier. Mes Algéries en France est un carnet de voyages, élaboré, qui trace et retrace mes routes traversières dans une France, la mienne, habitée par une Algérie, la mienne.

Je livre ici mon roman familial réel et imaginaire, d'Occident en Orient, d'Orient en Occident.

Paru dans Harfang, "3 questions" à Leïla Sebbar (mai 2004, pp. 56-59)

 

Actualisation : juillet 2007